La monnaie scripturale, qui représente les fonds inscrits sur nos comptes bancaires, constitue l’écrasante majorité de la masse monétaire en circulation. Pourtant, sa nature juridique profonde demeure une source de débats doctrinaux aux conséquences pratiques considérables, notamment dans le cadre des procédures de recouvrement. Lorsqu’un créancier doit procéder à une saisie-attribution sur un compte bancaire, que saisit-il réellement ? De l’argent, au même titre que des billets de banque, ou une simple créance que le titulaire du compte détient contre sa banque ? Ce problème complexe, loin d’être purement théorique, influence directement l’efficacité des voies d’exécution et la sécurité juridique des transactions, un objectif majeur de notre système de paiement.
Introduction à la controverse : la nature juridique de la monnaie scripturale en question
Au cœur du droit de l’exécution forcée, la saisie-attribution est une procédure clé permettant à un créancier de se faire payer une somme d’argent due par son débiteur, en appréhendant les avoirs que ce dernier détient auprès d’un tiers. La question de la nature de ces fonds, lorsqu’ils sont sur un compte bancaire, est une controverse juridique majeure qui se manifeste à plus d’un niveau.
La monnaie scripturale dans le paysage économique et juridique moderne
Dans notre économie massivement bancarisée, qui repose sur un système bancaire complexe, la monnaie fiduciaire (pièces et billets) ne représente qu’une infime partie de la richesse. La quasi-totalité de la monnaie existe comme support d’écritures comptables dans les livres des banques : c’est la monnaie scripturale. Plus de 92 % de la masse monétaire n’a pas d’existence physique et circule par des jeux d’écritures, œuvre d’une dématérialisation quasi-totale. Cette réalité économique a obligé le droit à s’adapter, notamment en matière de voies d’exécution. Pour un créancier, la principale richesse de son débiteur se trouve le plus souvent sur ses comptes en banque. L’efficacité du recouvrement dépend donc directement de la capacité à appréhender cette richesse immatérielle.
La saisie-attribution : un mécanisme au cœur du débat
La mise en œuvre de la saisie-attribution, telle que définie par l’article L. 211-1 du Code des procédures civiles d’exécution, permet à un créancier muni d’un titre exécutoire de saisir « les créances de son débiteur portant sur une somme d’argent liquide et exigible ». Lorsqu’elle est pratiquée entre les mains d’un établissement de crédit par un commissaire de justice, elle vise l’avoir du débiteur sur son compte. C’est ici que naît le problème : si l’on suit la lettre du texte, la procédure porte sur la créance de restitution que le client (débiteur saisi) détient à l’encontre de son banquier (tiers saisi). Cette qualification, apparemment simple, a des implications profondes et divise la doctrine. La controverse actuelle sur la nature de la monnaie scripturale ne peut être pleinement comprise sans revenir sur la genèse de l’effet d’attribution immédiate, au cœur de la réforme des voies d’exécution de 1991.
Les thèses doctrinales opposées : créance de monnaie ou véritable monnaie ?
Le débat doctrinal sur la nature de la monnaie scripturale oppose deux visions radicalement différentes. Chaque modèle emporte des conséquences directes sur la compréhension et la portée de la procédure de saisie-attribution.
La monnaie scripturale comme ‘argent’ : la vision de Christian Mouly et d’autres auteurs
Une partie influente de la doctrine, menée par Christian Mouly, a soutenu que la monnaie scripturale ne devait pas être réduite à une simple créance. Selon cette thèse, les « termes de la loi ne doivent pas être pris à la lettre ». L’objet réel de la saisie ne serait pas le droit personnel, mais bien les sommes d’argent elles-mêmes, la monnaie scripturale existant sur le compte. Pour justifier cette position, Christian Mouly avance que la monnaie scripturale est « très proche d’une chose corporelle ». Elle a vocation à être transformée à tout moment en argent liquide, et elle circule par des jeux d’écritures, électroniques ou non, qui s’apparentent à une tradition (la remise physique d’un bien). Dans cette optique, le solde créditeur d’un compte n’est pas un simple droit personnel contre la banque, mais une véritable chose, une quantité de monnaie individualisée par son inscription en compte.
La monnaie scripturale comme ‘créance’ : l’interprétation de l’article L. 211-1 du Code des procédures civiles d’exécution
À l’opposé, une autre partie de la doctrine, représentée notamment par Roger Perrot et Philippe Théry, s’en tient à une lecture plus stricte des textes. Pour ces auteurs, le dépôt d’argent en banque opère un transfert de propriété au profit du banquier. Le client déposant perd la propriété des fonds et devient titulaire d’une simple créance de restitution. Dès lors, la monnaie scripturale n’est pas de la monnaie au sens propre, mais une « créance de monnaie ». Cette analyse s’appuie directement sur la rédaction de l’art. L. 211-1 du Code des procédures civiles d’exécution, qui vise explicitement la saisie de « créances ». La saisie-attribution porte donc bien sur le droit du client contre sa banque. Cette vision, bien que moins intuitive, est considérée comme plus rigoureuse. Elle souligne qu’en cas de faillite de la banque, par exemple, le déposant n’a pas un droit de revendication sur des fonds spécifiques mais se retrouve simple créancier, bien qu’il bénéficie d’une garantie via le fonds de garantie des dépôts, illustrant la nature personnelle de son droit.
Conséquences juridiques de la qualification de la monnaie scripturale
La distinction entre « créance » et « argent » n’est pas un simple débat d’école. La qualification retenue a des répercussions directes sur le régime de la saisie et la sécurité des transactions.
Impact sur l’exécution de la saisie-attribution
La saisie-attribution emporte, depuis la réforme de 1991, un effet d’attribution immédiate de la créance saisie au profit du créancier saisissant. Dès le premier acte de saisie, la créance sort du patrimoine du débiteur pour intégrer celui du créancier. Si l’on considère que l’objet de la saisie est la créance elle-même, cet effet est une forme de cession de créance forcée. Le créancier saisissant devient le nouveau titulaire du droit de restitution contre la banque. Le paiement qu’effectuera l’établissement tiers saisi entre ses mains viendra éteindre à la fois sa propre obligation envers le débiteur saisi, et la dette du débiteur saisi envers le créancier. Si, au contraire, on considère que la saisie porte sur de l’argent, l’attribution immédiate s’analyserait comme un transfert direct de la propriété des fonds. Bien que le résultat final soit similaire, la nature de l’opération diffère et peut influencer le régime des contestations possibles.
Caractère abstrait du virement et inopposabilité des exceptions
La qualification de la monnaie scripturale a également des incidences sur la théorie du virement bancaire. Considérer le virement comme un transfert de monnaie scripturale, assimilable à une « tradition dématérialisée », lui confère un caractère abstrait. Cela signifie que le virement est indépendant de sa cause sous-jacente. Une fois que l’ordre de virement est exécuté, le bénéficiaire est investi d’un droit propre sur ces fonds. Il est protégé contre les exceptions que le donneur d’ordre pourrait tenter de soulever. C’est le principe de l’inopposabilité des exceptions, pierre angulaire de la défense des intérêts du bénéficiaire et fondamental pour la sécurité des paiements. L’objectif est de garantir la fluidité des échanges économiques : le bénéficiaire est ainsi assuré que les fonds reçus ne pourront pas être facilement remis en cause.
Spécificités et défis de la saisie sur avoirs bancaires
La saisie de monnaie scripturale présente des défis particuliers qui découlent de la nature même des comptes bancaires et de la manière dont les fonds y sont gérés.
Gestion des fonds et ségrégation sur comptes spéciaux et professionnels
La controverse sur la nature des avoirs bancaires prend une dimension particulière pour les comptes spéciaux. Certains professionnels, comme les avocats (via les comptes CARPA) ou les syndics de copropriété, sont tenus par leur déontologie professionnelle d’ouvrir des comptes dédiés pour recevoir les fonds de leurs clients. Ces fonds ne leur appartiennent pas. La loi impose une ségrégation stricte. En cas de saisie pratiquée à l’encontre de l’avocat ou du syndic à titre personnel, ces fonds sont en principe insaisissables. Cette protection démontre que le droit reconnaît une réalité au-delà de la simple créance : l’affectation des fonds à un tiers est opposable aux créanciers du titulaire du compte, ce qui tend à renforcer l’idée que la destination des fonds prime sur la relation contractuelle entre le déposant et sa banque.
La saisie-attribution sur comptes joints : un régime particulier
La saisie d’un compte joint soulève des difficultés spécifiques. Les fonds déposés sont présumés appartenir indivisément aux cotitulaires, chacun pour moitié. Lorsqu’un créancier d’un seul des cotitulaires pratique une saisie, il ne peut en principe appréhender que la part de son débiteur. Cependant, cette présomption d’indivision est simple. Le créancier saisissant, ou le cotitulaire non débiteur, peut chercher à la renverser en apportant la preuve de l’origine exclusive des fonds dans le délai imparti. Si le cotitulaire non débiteur peut prouver qu’il est le seul à alimenter le compte, il pourra obtenir la mainlevée de la saisie pour le tout après contestation. La question de la preuve de l’origine des fonds est donc un problème central et illustre bien la tension entre la titularité formelle du compte et la propriété réelle de l’argent qui y est inscrit.
Apports récents de la jurisprudence et perspectives d’évolution
La jurisprudence sur la nature de la monnaie scripturale est relativement stable. Elle tend à privilégier l’analyse textuelle du Code des procédures civiles d’exécution, qualifiant l’objet de la saisie de créance. Les décisions de justice confirment l’importance du principe de l’inopposabilité des exceptions lié au virement, une garantie pour la sécurité des paiements. Aucune décision de justice rendue récemment n’est venue bouleverser ce débat doctrinal qui, bien qu’ancien, conserve sa pertinence. La dématérialisation croissante et l’émergence de nouveaux actifs numériques pourraient, à l’avenir, nourrir de nouvelles réflexions sur la « propriété » des avoirs immatériels et leur appréhension par les voies d’exécution, à un niveau encore plus complexe.
La complexité de cette controverse et ses impacts directs démontrent l’importance d’un conseil avisé. Pour toute problématique liée à une saisie, nos avocats experts en voies d’exécution peuvent vous accompagner grâce à leur expertise. Cette analyse de la monnaie scripturale s’inscrit dans un cadre plus vaste, et il est utile de la mettre en perspective avec les différentes procédures de saisies de créances de sommes d’argent qui présentent chacune leurs propres enjeux, bien distincts de ceux d’une saisie immobilière par exemple.
Sources
- Code des procédures civiles d’exécution, notamment les art. L. 162-1, L. 211-1 et suivants.
- Code civil, notamment les articles relatifs au contrat de dépôt et à la propriété.
- Code monétaire et financier, pour les dispositions relatives au droit bancaire, aux comptes et aux virements.