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Les navires saisissables et insaisissables

Table des matières

Le monde maritime recèle des particularités juridiques peu connues du grand public. Le navire, objet mobile par excellence, fait l’objet d’un régime spécifique quand il s’agit de saisie. Entre droit maritime, droit international et procédures d’exécution, les règles ne manquent pas de complexité.

I. Définition juridique du navire

Critères de qualification

Un navire n’est pas n’importe quel objet flottant. Le Code des transports le définit comme un engin flottant « construit et équipé pour la navigation maritime » et « affecté à celle-ci ». Cette définition ne dépend pas d’un tonnage minimum.

La jurisprudence ajoute des critères pratiques : l’aptitude à affronter les périls de la mer et l’autonomie de déplacement. Un engin dépourvu d’appareil de propulsion ne mérite pas cette qualification.

Distinction avec les autres engins flottants

Les plates-formes pétrolières, pontons fixes et chalands ne relèvent pas du régime des navires. Les bateaux de navigation intérieure suivent quant à eux une réglementation spécifique.

Le statut d’épave mérite attention : un navire devenu innavigable et considéré comme épave perd sa qualité de navire. Il devient un simple bien meuble.

Importance du pavillon

Le pavillon détermine la nationalité du navire et, par conséquent, le droit applicable. Il joue un rôle déterminant dans les saisies internationales. La Convention de Bruxelles du 10 mai 1952 s’applique aux navires battant pavillon d’un État contractant. Cette articulation entre droit interne et droit international complexifie les procédures.

II. Navires saisissables

Principe général de saisissabilité

En principe, tout navire peut faire l’objet d’une saisie. La loi française distingue deux types de saisies :

  • la saisie conservatoire, mesure provisoire visant à immobiliser le navire
  • la saisie-exécution, conduisant à la vente forcée du navire

La première ne nécessite qu’une créance « paraissant fondée en son principe », la seconde exige un titre exécutoire (jugement définitif, acte notarié, etc.).

Exigence de propriété du débiteur

La saisie-exécution frappe uniquement les navires appartenant au débiteur. Cette règle fondamentale connaît une application rigoureuse. Le créancier doit prouver que son débiteur est bien propriétaire du navire qu’il souhaite saisir.

En revanche, la saisie conservatoire offre plus de souplesse. La Convention de Bruxelles permet, dans certains cas, la saisie d’un navire n’appartenant pas au débiteur, notamment pour les créances dites « maritimes ».

Cas des navires affrétés

Situation fréquente : un navire affrété par une société, mais appartenant à une autre. La jurisprudence a admis la saisie conservatoire d’un navire pour les dettes de l’affréteur, même après la fin du contrat d’affrètement.

La Cour d’appel de Rouen a jugé que « l’article 3-4° de la Convention ne limite pas la possibilité de saisir le navire affrété à la seule période de l’affrètement ». Cette solution reste controversée.

Cas des navires en copropriété

La copropriété des navires, divisée en parts ou « quirats », crée une situation particulière. Un créancier peut saisir les parts du navire appartenant à son débiteur.

Mieux encore, lorsque la saisie-exécution porte sur des parts représentant plus de la moitié du navire, la vente peut être étendue au navire entier. L’article L. 5114-47 du Code des transports prévoit toutefois une « opposition justifiée des quirataires » minoritaires.

III. Navires insaisissables – Immunités d’État

Navires de guerre

Les navires de guerre jouissent d’une immunité de juridiction et d’exécution. Cette protection trouve son fondement dans la souveraineté des États et la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer.

Un tribunal français ne peut ordonner la saisie d’un navire de guerre étranger. Toute tentative en ce sens « empêche par la force un navire de guerre d’accomplir sa mission » et constitue « une source de conflit susceptible de mettre en péril les relations amicales entre les États ».

Navires exploités par un État à des fins gouvernementales

L’immunité s’étend aux navires d’État affectés à un service gouvernemental. La Convention de Bruxelles du 10 avril 1926 mentionne « les yachts d’État, navires de surveillance, bateaux-hôpitaux, navires auxiliaires, navires de ravitaillement et autres bâtiments appartenant à un État ».

L’affaire du « Sedov », navire-école russe, illustre cette complexité. Initialement saisi pour des dettes de l’État russe, il a bénéficié d’une mainlevée car il avait été mis à disposition de l’université de Mourmansk.

Distinction entre activités publiques et commerciales

Les navires d’État affectés à des activités commerciales ne bénéficient pas de cette immunité. La jurisprudence distingue les actes de puissance publique (jure imperii) des actes de gestion (jure gestionis).

Un navire marchand propriété d’un État peut donc être saisi s’il sert à des activités commerciales ordinaires.

Convention de Bruxelles du 10 avril 1926

Cette convention a posé les principes fondamentaux des immunités maritimes. Elle admet toutefois des exceptions pour certaines créances, notamment en cas d’abordage, d’assistance maritime ou de réparations.

Ces créances permettent de poursuivre l’État propriétaire devant ses propres tribunaux, sans autoriser pour autant la saisie du navire.

IV. Autres cas d’insaisissabilité

Navires prêts à faire voile (évolution historique)

L’ancien article 215 du Code de commerce interdisait la saisie des navires « prêts à faire voile ». Cette protection visait à ne pas perturber le commerce maritime par des saisies au dernier moment.

Cette règle a disparu des textes actuels, remplacée par la sanction des saisies abusives. La Cour d’appel de Rennes a ainsi condamné un créancier qui avait saisi un navire lors de « festivités prestigieuses de Brest 2000 », y voyant une « procédure très médiatisée » destinée à « faire pression sur son débiteur ».

Navires nécessaires à l’activité professionnelle

L’article R. 112-2 du Code des procédures civiles d’exécution rend insaisissables « les instruments de travail nécessaires à l’exercice personnel de l’activité professionnelle ».

Cette protection ne s’applique pas aux grands navires commerciaux, mais pourrait bénéficier à un artisan pêcheur. Encore faudrait-il prouver que le navire constitue son instrument de travail personnel, ce qui n’est pas toujours évident.

Navires de pêche artisanale

Dans cette lignée, les tribunaux ont parfois admis l’insaisissabilité des navires armés à la pêche professionnelle. La Cour d’appel de Montpellier a ainsi protégé un navire de pêche artisanale, le « Phoebus ».

Le juge vérifie cependant l’exercice effectif de l’activité et l’utilisation réelle du navire à cette fin.

Cas particuliers (navires postaux, etc.)

D’autres navires échappent à la saisie en raison de leur mission d’intérêt général. Les navires postaux, même exploités par des armateurs privés, bénéficient d’une protection car ils exécutent un service public.

Ce régime dérogatoire s’explique : la saisie entraverait l’exécution d’une mission d’intérêt général.

V. Problématiques internationales

Théorie de l’émanation

La « théorie de l’émanation » permet de saisir un navire pour les dettes d’une société qui n’en est pas propriétaire, mais qui émane du même État propriétaire.

Elle vise principalement les flottes commerciales d’États qui créent différentes sociétés pour gérer leurs navires. La jurisprudence considère alors que « tous ces navires appartiennent en réalité à l’État ».

La Cour de cassation surveille pourtant les abus de cette théorie, qui risque de nier la personnalité morale de nombreuses entités distinctes.

Navires battant pavillon de complaisance

Les pavillons de complaisance compliquent la situation. Certains États proposent des règles d’immatriculation souples, des taxes réduites et un contrôle limité.

Ce phénomène peut rendre les saisies plus difficiles, notamment lorsque le propriétaire apparent n’est pas le débiteur réel.

Single ship companies

Pratique courante : créer une société distincte pour chaque navire de la flotte. Ces « single ship companies » permettent de limiter les risques financiers.

La conséquence juridique est claire : le créancier d’une société exploitant un navire ne peut pas saisir un autre navire appartenant à une société distincte, même si les deux sociétés ont les mêmes actionnaires.

La Cour de cassation s’est montrée très stricte sur ce point dans plusieurs arrêts (19 mars 1996, 21 janvier 1997).

VI. Techniques de contournement et jurisprudence

Présomptions de propriété

Face aux montages complexes, les créanciers peuvent invoquer des présomptions de propriété. L’immatriculation auprès des services douaniers crée une présomption simple.

Cette présomption peut être renversée par la preuve contraire, mais constitue un point d’appui pour le créancier.

Apparence

La théorie de l’apparence a connu un succès variable. Les tribunaux ont parfois admis la saisie lorsque le débiteur apparaissait comme propriétaire aux yeux des tiers.

Cette approche, fondée sur des indices (même compagnie d’assurances, même adresse, gérant unique), se heurte aujourd’hui à la rigueur de la Cour de cassation.

Fictivité des sociétés

La fictivité des sociétés constitue l’argument le plus efficace. Si le créancier démontre qu’une société propriétaire n’est qu’une fiction, le voile de la personnalité morale peut être levé.

La Cour de cassation a ainsi admis la fictivité d’une société d’armement « dès lors que sa seule activité apparente était inexistante, qu’elle n’avait aucune autonomie et qu’elle ne disposait pas d’un patrimoine propre » (15 octobre 2002).

Solutions jurisprudentielles

La jurisprudence évolue vers plus d’exigence. Elle requiert désormais la démonstration d’une confusion des patrimoines ou d’une fictivité caractérisée, et non plus une simple « communauté d’intérêts ».

La charge de la preuve incombe au créancier saisissant. Les tribunaux vérifient l’existence d’indices concrets : absence de personnel propre, comptes bancaires communs, paiements croisés entre sociétés.

La saisie des navires reste ainsi un instrument efficace mais strictement encadré. Entre protection du commerce maritime et garantie des droits des créanciers, les juges recherchent constamment un équilibre délicat.

Sources

  • Code des transports, articles L. 5114-20 et suivants
  • Convention de Bruxelles du 10 mai 1952 sur la saisie conservatoire des navires
  • Convention de Bruxelles du 10 avril 1926 sur les immunités des navires d’État
  • Cour de cassation, chambre commerciale, 19 mars 1996, n° 94-10.838
  • Cour de cassation, chambre commerciale, 15 octobre 2002, navires Taganroga et Razna
  • Cour d’appel de Rennes, 27 juin 2002, navire Sedov
  • Tribunal de grande instance de Brest, 24 juillet 2000, navire Sedov

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