La qualification juridique de la sûreté réelle constituée pour garantir la dette d’autrui a longtemps fait l’objet d’une controverse majeure en droit français. Traditionnellement désignée sous le terme de « cautionnement réel », cette pratique permettait à un tiers de garantir la dette du débiteur principal en affectant un bien lui appartenant, sans s’engager personnellement. En 2005, un arrêt retentissant de la Cour de cassation a remis en cause cette qualification, créant une insécurité juridique considérable. L’ordonnance n° 2021-1192 du 15 septembre 2021 portant réforme du droit des sûretés a finalement tranché cette question, en établissant un régime juridique clair pour cette situation fréquente en pratique.
Dans quelle mesure cette réforme permet-elle de réconcilier la position jurisprudentielle et les besoins pratiques? Le cautionnement réel renaît-il de ses cendres sous un nouveau nom? Examinons les contours de ce régime novateur, qui concerne de nombreux prêts immobiliers et financements d’entreprises.
La problématique du « cautionnement réel »: historique d’une controverse
La pratique traditionnelle du cautionnement réel
Pendant près de deux siècles, la pratique notariale et la jurisprudence ont reconnu la figure juridique du « cautionnement réel ». Cette expression désignait la situation où un tiers constituait une sûreté réelle (généralement une hypothèque) sur un bien lui appartenant pour garantir la dette d’autrui, sans s’engager personnellement au paiement de cette dette.
Cette pratique présentait plusieurs avantages:
- Pour le tiers constituant: il limitait son risque au seul bien affecté en garantie
- Pour le créancier: il bénéficiait d’une garantie solide, portant sur un bien déterminé
- Pour le débiteur: il pouvait obtenir un financement grâce à la garantie apportée par un tiers
Le cautionnement réel se distinguait ainsi clairement du cautionnement personnel, dans lequel la caution s’engage sur l’ensemble de son patrimoine. Il était soumis à un régime hybride, empruntant à la fois aux règles du cautionnement (pour les aspects liés à la garantie d’une dette d’autrui) et à celles des sûretés réelles (pour les aspects liés à l’assiette et à la réalisation de la garantie).
L’arrêt du 2 décembre 2005: un tournant jurisprudentiel
Le 2 décembre 2005, la Chambre mixte de la Cour de cassation a rendu un arrêt qui a bouleversé cette conception traditionnelle. Dans cette décision fondamentale, la Haute juridiction a jugé « qu’une sûreté réelle consentie pour garantir la dette d’un tiers n’implique aucun engagement personnel à satisfaire à l’obligation d’autrui et n’est pas dès lors un cautionnement ».
Cette solution a été rendue à propos de l’application de l’article 1415 du Code civil, qui limite le gage des créanciers aux biens propres de l’époux qui s’est porté caution sans le consentement de son conjoint. La Cour de cassation a refusé d’appliquer cette protection au constituant d’une hypothèque pour autrui.
Cette position a été confirmée par de nombreux arrêts ultérieurs, banissant l’expression même de « cautionnement réel » du vocabulaire juridique officiel. La Cour de cassation a ainsi tracé une frontière nette entre:
- Le cautionnement personnel, soumis aux règles protectrices des cautions
- La sûreté réelle pour autrui, soumise uniquement aux règles des sûretés réelles
Les conséquences pratiques de cette jurisprudence
La jurisprudence de 2005 a eu des conséquences importantes et souvent défavorables pour les tiers constituants:
- L’inapplicabilité des protections du droit du cautionnement, notamment:
- L’absence d’obligation d’information annuelle sur l’évolution de la dette
- L’absence d’information sur les incidents de paiement
- L’absence de contrôle de proportionnalité de l’engagement
- L’absence de devoir de mise en garde du créancier
- La remise en cause des solutions jurisprudentielles établies:
- La possibilité d’opposer au créancier les exceptions appartenant au débiteur principal
- Le bénéfice de discussion (possibilité d’exiger que le créancier poursuive d’abord le débiteur)
- Les recours contre le débiteur principal
Cette rupture jurisprudentielle a été largement critiquée par la doctrine. Si elle réglait une difficulté ponctuelle (l’application de l’article 1415 du Code civil), elle créait de nombreuses autres difficultés en privant les tiers constituants des protections dont ils bénéficiaient traditionnellement.
Le nouveau régime de la sûreté réelle constituée par un tiers (article 2325)
Une solution législative équilibrée
Face à ces difficultés, l’ordonnance n° 2021-1192 du 15 septembre 2021 a introduit un nouvel article 2325 dans le Code civil, qui établit un régime juridique clair pour la sûreté réelle constituée par un tiers.
Le premier alinéa de cet article précise que « la sûreté réelle conventionnelle peut être constituée par le débiteur ou par un tiers ». Cette disposition confirme la licéité de cette pratique et reconnaît expressément la figure du tiers constituant.
Le second alinéa de l’article 2325 apporte deux précisions fondamentales:
- « Lorsqu’elle est constituée par un tiers, le créancier n’a d’action que sur le bien affecté en garantie »
- « Les dispositions des articles 2299, 2302 à 2305-1, 2308 à 2312 et 2314 sont alors applicables »
Cette dernière précision est capitale: elle rend applicables au tiers constituant douze articles du chapitre consacré au cautionnement, rétablissant ainsi un lien entre la sûreté réelle pour autrui et le cautionnement personnel.
Le législateur ne revient pas directement sur la qualification donnée par la Cour de cassation (il n’emploie pas l’expression « cautionnement réel »), mais il en neutralise largement les effets en étendant au tiers constituant une partie importante du régime protecteur du cautionnement.
Une renaissance du cautionnement réel?
Si le terme « cautionnement réel » n’est pas explicitement réhabilité par l’ordonnance, son contenu juridique est largement restauré. On peut y voir une « résurrection inavouée » de cette figure traditionnelle.
Le législateur a choisi une voie médiane: ni remise en cause frontale de la jurisprudence, ni acceptation pure et simple de ses conséquences. Il construit un régime sui generis qui reconnaît la spécificité de la sûreté réelle pour autrui tout en la rapprochant du cautionnement.
Ce choix pragmatique permet de préserver les acquis de la jurisprudence (notamment la limitation de l’engagement au bien affecté) tout en restaurant les protections nécessaires pour le tiers constituant.
En définitive, si le cautionnement réel n’existe plus formellement, sa substance juridique est largement préservée par ce nouveau régime. Cette solution équilibrée devrait satisfaire tant les praticiens que les théoriciens du droit.
L’application des règles protectrices des cautions personnelles
Le devoir de mise en garde du créancier
L’article 2299 du Code civil, applicable au tiers constituant en vertu de l’article 2325, impose au créancier professionnel un devoir de mise en garde. Le créancier doit mettre en garde le tiers constituant lorsque l’engagement du débiteur principal est inadapté aux capacités financières de ce dernier.
Cette obligation, consacrée par la réforme de 2021, constitue une protection importante. À défaut de respecter ce devoir, le créancier est déchu de son droit contre le tiers constituant à hauteur du préjudice subi par celui-ci.
L’extension de cette obligation au tiers constituant d’une sûreté réelle représente une avancée significative par rapport à la jurisprudence antérieure, qui n’admettait pas une telle protection.
Les obligations d’information du créancier
Les articles 2302 et 2303 du Code civil, également applicables au tiers constituant, imposent au créancier professionnel deux obligations d’information essentielles:
- Une information annuelle (article 2302):
- Le créancier doit informer le tiers constituant, avant le 31 mars de chaque année, du montant du principal, des intérêts et autres accessoires restant dus au 31 décembre de l’année précédente
- À défaut, il est déchu de la garantie des intérêts et pénalités échus depuis la date de la précédente information
- Les paiements effectués pendant cette période sont imputés prioritairement sur le principal
- Une information sur les incidents de paiement (article 2303):
- Le créancier doit informer le tiers constituant de la défaillance du débiteur principal dès le premier incident de paiement non régularisé dans le mois de l’exigibilité
- La même sanction s’applique en cas de manquement à cette obligation
Ces obligations d’information, traditionnellement refusées au tiers constituant depuis la jurisprudence de 2005, lui sont désormais pleinement applicables, ce qui renforce significativement sa protection.
La question controversée de la proportionnalité
Un point notable est l’absence de l’article 2300 (relatif à la proportionnalité de l’engagement) dans la liste des dispositions applicables au tiers constituant. Cette omission semble délibérée et pourrait s’expliquer par la difficulté d’appliquer ce principe à une sûreté dont l’assiette est limitée à un bien déterminé.
La jurisprudence avait pourtant jugé, après 2005, que la sûreté réelle constituée pour autrui « est nécessairement proportionnée aux facultés contributives de son souscripteur » (Cass. 1re civ., 7 mai 2008). Cette solution prétorienne survivra-t-elle à la réforme? La question reste ouverte.
On peut toutefois considérer que le tiers constituant bénéficie d’une forme intrinsèque de proportionnalité puisque son engagement est, par définition, limité à la valeur du bien affecté en garantie.
Les moyens de défense du tiers constituant
Le bénéfice de discussion désormais reconnu
L’article 2325 rend applicable au tiers constituant l’article 2305 du Code civil, qui définit le bénéfice de discussion comme permettant « à la caution d’obliger le créancier à poursuivre d’abord le débiteur principal ».
Cette extension est remarquable car la jurisprudence antérieure refusait expressément ce bénéfice au tiers constituant d’une sûreté réelle. La Cour de cassation avait notamment jugé que « le bénéfice de discussion ne peut être opposé au créancier privilégié ou ayant hypothèque spéciale sur l’immeuble » (Cass. 1re civ., 21 juin 1978).
Le tiers constituant peut désormais invoquer ce bénéfice, à condition de respecter les conditions posées par l’article 2305-1 du Code civil:
- Il doit être invoqué dès les premières poursuites
- Le tiers constituant doit indiquer au créancier les biens du débiteur susceptibles d’être saisis
- Ces biens ne doivent pas être litigieux ou grevés d’une sûreté spéciale au profit d’un tiers
Cette protection importante permet au tiers constituant de préserver son bien en cas de solvabilité du débiteur principal.
L’opposabilité des exceptions: une omission regrettable?
Étonnamment, l’article 2298 du Code civil relatif à l’opposabilité des exceptions n’est pas mentionné dans la liste des dispositions applicables au tiers constituant selon l’article 2325.
Cette omission est difficile à comprendre, car le tiers constituant devrait logiquement pouvoir opposer au créancier toutes les exceptions, personnelles ou inhérentes à la dette, qui appartiennent au débiteur. Ce principe était généralement admis avant la jurisprudence de 2005.
L’article 2455 du Code civil reconnaît ce droit au tiers acquéreur d’un immeuble hypothéqué, qui se trouve dans une situation comparable à celle du tiers constituant. On peut donc se demander s’il ne s’agit pas d’un simple oubli du législateur.
En pratique, il serait surprenant que les tribunaux refusent ce droit au tiers constituant, d’autant plus que la volonté globale de la réforme est de rapprocher son régime de celui de la caution traditionnelle.
Les recours contre le débiteur principal
Les articles 2308 à 2310 du Code civil, applicables au tiers constituant en vertu de l’article 2325, lui garantissent des recours efficaces contre le débiteur principal:
- Un recours personnel (article 2308):
- Le tiers constituant qui a payé tout ou partie de la dette a un recours personnel contre le débiteur
- Ce recours porte sur les sommes payées, les intérêts et les frais
- Les intérêts courent de plein droit du jour du paiement
- Un recours subrogatoire (article 2309):
- Le tiers constituant est subrogé dans tous les droits du créancier contre le débiteur
- Il bénéficie ainsi des sûretés qui garantissaient la créance
- Un recours contre les codébiteurs (article 2310):
- En cas de pluralité de débiteurs solidaires, le tiers constituant dispose d’un recours contre chacun d’eux
Ces dispositions garantissent au tiers constituant la possibilité de se retourner efficacement contre le débiteur principal après avoir subi la réalisation de sa sûreté.
La sûreté réelle pour autrui et les procédures collectives
Le bénéfice des dispositions protectrices en cas de procédure collective
L’ordonnance n° 2021-1193 du 15 septembre 2021, publiée le même jour que celle réformant le droit des sûretés, a modifié le livre VI du Code de commerce relatif aux entreprises en difficulté.
Cette réforme étend expressément aux « personnes ayant affecté ou cédé un bien en garantie » les protections traditionnellement accordées aux cautions personnes physiques en cas de procédure collective du débiteur principal. Le tiers constituant d’une sûreté réelle bénéficie ainsi:
- De l’arrêt du cours des intérêts en cas d’ouverture d’une procédure (article L. 622-28 du Code de commerce)
- De la suspension des poursuites pendant la période d’observation (article L. 622-28)
- De l’inopposabilité des créances non déclarées (article L. 622-26)
- Des délais et remises du plan de sauvegarde (article L. 626-11)
Cette extension est particulièrement significative pour le redressement judiciaire, dont le régime est désormais aligné sur celui de la sauvegarde concernant les garants.
Comparaison avec la situation des cautions personnelles
Le tiers constituant d’une sûreté réelle bénéficie à présent d’une protection largement comparable à celle des cautions personnes physiques en cas de procédure collective du débiteur principal.
Cette évolution représente un avantage considérable par rapport à la situation antérieure. Avant la réforme, le tiers constituant ne bénéficiait pas nécessairement de ces protections, la jurisprudence appliquant de manière restrictive les dispositions visant les « garants personnes physiques ».
La réforme unifie ainsi le traitement des différents types de garants dans le cadre des procédures collectives, ce qui est conforme à l’objectif global de simplification et d’harmonisation du droit des sûretés.
L’impact pratique pour les créanciers
Pour les créanciers, ces évolutions impliquent de prendre en compte les nouvelles protections dont bénéficie le tiers constituant. En particulier:
- La nécessité de respecter les obligations d’information annuelle et en cas d’incident de paiement
- L’impossibilité de poursuivre le tiers constituant pendant la période d’observation d’une procédure de sauvegarde ou de redressement judiciaire
- Le respect du bénéfice de discussion
Ces contraintes nouvelles peuvent affecter l’efficacité de la sûreté réelle pour autrui du point de vue du créancier. Toutefois, elles sont largement compensées par la sécurité juridique accrue que procure le nouveau régime légal.
Une réforme équilibrée mais perfectible
Le nouveau régime de la sûreté réelle pour autrui, issu de l’ordonnance du 15 septembre 2021, constitue indéniablement une avancée majeure par rapport à la situation antérieure. Il restaure un équilibre entre l’efficacité de la garantie pour le créancier et la protection du tiers constituant.
Les principales avancées sont:
- La reconnaissance légale de cette forme de garantie
- L’extension d’une partie importante du régime protecteur du cautionnement
- La clarification des recours contre le débiteur principal
- L’harmonisation du traitement en cas de procédure collective
Quelques zones d’incertitude demeurent néanmoins:
- L’absence d’inclusion expresse de l’article 2298 (opposabilité des exceptions)
- L’absence de contrôle de proportionnalité spécifique
- L’application de certaines dispositions du droit du cautionnement non expressément visées par l’article 2325
Ces questions seront probablement clarifiées par la jurisprudence dans les années à venir.
En définitive, si le législateur n’a pas formellement ressuscité le « cautionnement réel » comme catégorie juridique autonome, il en a largement restauré la substance. Ce faisant, il a trouvé un équilibre satisfaisant entre le respect de la qualification donnée par la Cour de cassation en 2005 et les nécessités pratiques de protection du tiers constituant.
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Sources
- Code civil, article 2325 et articles 2299 à 2314 (réformés par l’ordonnance n° 2021-1192 du 15 septembre 2021)
- Code de commerce, articles L. 622-26 et suivants (modifiés par l’ordonnance n° 2021-1193 du 15 septembre 2021)
- Ordonnance n° 2021-1192 du 15 septembre 2021 portant réforme du droit des sûretés




