Des médicaments aux effets secondaires dévastateurs touchant des milliers de patients, des prothèses médicales défectueuses implantées sur un grand nombre de personnes, une pollution industrielle contaminant les sols et affectant la santé ou les biens de riverains sur une large zone… Les atteintes massives à la santé publique ou à l’environnement posent des défis juridiques considérables. Pour les victimes, établir le lien de causalité, évaluer précisément le préjudice et obtenir réparation individuellement peut s’apparenter à un parcours du combattant, souvent inégal face aux responsables – laboratoires pharmaceutiques, industriels, etc.
Conscient de ces enjeux majeurs, le législateur français a prévu des actions de groupe spécifiques pour les domaines de la santé publique et de l’environnement. Si elles partagent l’objectif commun de faciliter la réparation de préjudices subis par un grand nombre de personnes, ces deux actions présentent des caractéristiques et des procédures distinctes, adaptées (ou tentant de s’adapter) à la nature particulière des dommages en cause. Cet article vous propose de décrypter les conditions et le fonctionnement de ces deux outils essentiels de protection collective.
L’action de groupe en matière de santé publique
Introduite par la loi de modernisation de notre système de santé du 26 janvier 2016, l’action de groupe « santé » vise spécifiquement à réparer les dommages corporels causés par certains produits de santé. Elle a été largement motivée par des scandales sanitaires passés, comme celui du Mediator, qui avaient mis en lumière les difficultés d’indemnisation des victimes.
Qui est concerné ?
- Les victimes : L’action est ouverte aux « usagers du système de santé » (article L. 1143-2 du Code de la santé publique – CSP). Cette notion n’est pas définie précisément par la loi. Elle englobe évidemment les malades, mais aussi plus largement toute personne physique ayant recours au système de santé (par exemple, une femme enceinte utilisant un produit pendant sa grossesse). La jurisprudence devra clarifier les contours exacts, notamment pour les utilisateurs de produits cosmétiques, de lentilles, ou les personnes ayant recours à la chirurgie esthétique. Les personnes morales sont exclues. Comme pour toute action de groupe, les victimes doivent se trouver dans une « situation similaire ou identique ».
- Le responsable : L’action doit viser un seul producteur, fournisseur ou prestataire utilisant l’un des produits de santé concernés (article L. 1143-2 CSP). Le terme « producteur » couvre le fabricant, « fournisseur » peut inclure les distributeurs, et « prestataire » vise les professionnels ou établissements utilisant le produit (médecins, hôpitaux, pharmaciens…). Il semble impossible d’agir contre plusieurs responsables conjointement dans une même action santé.
- Les demandeurs : Seules les associations d’usagers du système de santé agréées (au niveau national ou régional, selon l’article L. 1114-1 CSP) peuvent engager cette action. La liste de ces associations est publique. Le texte exclut explicitement les associations qui auraient pour activité annexe la commercialisation des produits de santé visés, afin d’éviter les conflits d’intérêts.
Quel fait générateur peut déclencher l’action ?
L’action repose sur un manquement du producteur, fournisseur ou prestataire à ses obligations légales ou contractuelles.
- Le manquement : Le terme « manquement » est utilisé, comme dans les autres actions de groupe. Doit-il s’agir d’une faute prouvée ? La question se pose, car certains régimes de responsabilité en matière de santé, comme celui des produits défectueux (articles 1245 et suivants du Code civil), sont des régimes de responsabilité sans faute. Si l’action de groupe exigeait la preuve d’une faute, cela créerait une divergence complexe avec le droit commun de la responsabilité du fait des produits. L’interprétation reste ouverte, mais il serait logique que l’action de groupe puisse couvrir aussi les cas de responsabilité sans faute.
- Les obligations violées : Il peut s’agir d’obligations issues de la loi (au sens large : lois, règlements, droit européen…) ou du contrat liant le professionnel à l’usager (par exemple, un contrat de soins). Les obligations légales peuvent inclure le devoir d’information, l’obligation de sécurité, les règles d’autorisation de mise sur le marché, etc.
- Le produit en cause : C’est une condition très spécifique : le manquement doit être lié à l’un des produits de santé limitativement énumérés à l’article L. 5311-1, II du Code de la santé publique. La liste est longue et variée : médicaments (y compris préparations magistrales, stupéfiants…), produits contraceptifs, dispositifs médicaux (prothèses, implants…), dispositifs de diagnostic in vitro, produits sanguins, organes, tissus, cellules, produits cosmétiques, produits de tatouage, certains logiciels médicaux… Si le dommage est causé par un produit ou un acte de soin non listé, cette action de groupe spécifique ne peut pas être utilisée.
Quel préjudice peut être réparé ?
C’est la grande particularité de cette action : elle « ne peut porter que sur la réparation des préjudices résultant de dommages corporels subis par des usagers du système de santé » (article L. 1143-2, al. 3 CSP).
- Exclusivement le dommage corporel : Contrairement à l’action consommation (limitée au dommage matériel), l’action santé cible les atteintes à l’intégrité physique des personnes. Les préjudices purement matériels (par exemple, le coût d’achat d’un médicament inefficace mais non dangereux) ou purement moraux non liés à une atteinte corporelle sont exclus.
- Toutes les conséquences du dommage corporel : Si le dommage initial est corporel, alors tous les préjudices qui en découlent, qu’ils soient patrimoniaux ou extrapatrimoniaux, peuvent être indemnisés. Cela inclut :
- Les préjudices patrimoniaux : frais de santé restés à charge, perte de revenus professionnels, frais d’assistance par tierce personne…
- Les préjudices extrapatrimoniaux : souffrances endurées (pretium doloris), déficit fonctionnel (permanent ou temporaire), préjudice esthétique, préjudice d’agrément, préjudice sexuel… Le préjudice d’anxiété lié à l’exposition à un risque, sans dommage corporel avéré, pourrait cependant être plus difficile à faire entrer dans ce cadre.
- Préjudices individuels : L’action vise bien à réparer le préjudice propre à chaque victime, même si l’évaluation peut être complexifiée par la diversité des situations individuelles en cas de dommage corporel.
Quelles sont les spécificités de la procédure ?
L’action de groupe santé, bien qu’intégrée au cadre général de la loi J21, présente des différences procédurales notables :
- Pas de mise en demeure préalable : L’association agréée peut saisir directement le Tribunal Judiciaire sans mise en demeure préalable du responsable (article L. 1143-2, al. 4 CSP).
- Application immédiate : La loi s’applique aux actions engagées après son entrée en vigueur (28 janvier 2016), même si le fait générateur (le manquement lié au produit) est antérieur, sous réserve de la prescription. C’est une différence importante avec d’autres actions J21.
- Liquidation individuelle des préjudices : Le Code de la santé publique (article L. 1143-11) impose explicitement que la réparation des préjudices s’exerce dans le cadre de la procédure individuelle de réparation prévue par la loi J21 (articles 69 à 71). La procédure « collective » de liquidation (négociation globale par l’association) n’est donc pas applicable en matière de santé.
- Médiation spécifique encouragée : Le Code de la santé publique consacre plusieurs articles (L. 1143-6 à L. 1143-10) à une procédure de médiation spécifique, qui peut être proposée par le juge avec l’accord des parties. Un médiateur (choisi sur une liste spécifique), éventuellement assisté d’une commission, peut proposer une convention d’indemnisation amiable. Cette voie amiable est clairement encouragée pour ce type de contentieux complexe et sensible.
L’action de groupe en matière d’environnement
Également issue de la loi J21 de 2016, l’action de groupe environnementale vise à réparer certains préjudices consécutifs à une atteinte à l’environnement. Son régime est défini principalement par l’article L. 142-3-1 du Code de l’environnement et renvoie au cadre procédural commun de la loi J21.
Qui est concerné ?
- Les victimes : Contrairement à d’autres actions, celle-ci est ouverte à « plusieurs personnes » sans distinction, ce qui inclut donc les personnes physiques et les personnes morales (entreprises, autres associations, collectivités…) qui subiraient un préjudice réparable dans ce cadre. Elles doivent être placées dans une « situation similaire ».
- Le responsable : L’action doit être dirigée contre « une même personne », physique ou morale, responsable du dommage environnemental. Là encore, l’action contre plusieurs responsables conjointement semble exclue par le texte.
- Les demandeurs : Deux types d’associations agréées peuvent agir (article L. 142-3-1, IV) :
- Les associations de protection de l’environnement agréées au niveau national ou local (selon l’article L. 141-1 C. envir.).
- Les associations agréées dont l’objet statutaire comporte la défense des victimes de dommages corporels ou la défense des intérêts économiques de leurs membres. Cette catégorie vise notamment les associations de consommateurs ou les associations de victimes d’accidents, dont l’agrément est reconnu ou défini par les articles R. 142-10 et R. 142-11 du Code de l’environnement. L’idée est de permettre à des associations non spécialisées en environnement d’agir si leurs membres subissent les conséquences (corporelles ou matérielles) d’un dommage environnemental.
Quel fait générateur peut déclencher l’action ?
L’action repose sur un manquement d’une personne à ses obligations légales ou contractuelles, ayant causé un dommage dans les domaines listés par l’article L. 142-2 du Code de l’environnement.
- Le manquement : Comme pour l’action santé, on peut s’interroger sur la nécessité d’une faute. L’article L. 142-2 fait référence à une « infraction aux dispositions législatives relatives à… » ce qui pourrait suggérer qu’une illégalité doit être constatée. Si tel est le cas, cela exclurait les régimes de responsabilité sans faute (ex: troubles anormaux de voisinage ? responsabilité du fait des choses ?). La portée de l’exigence de « manquement » reste incertaine ici.
- Les obligations violées : Elles peuvent être légales (lois et règlements environnementaux, mais aussi potentiellement Code civil…) ou contractuelles (bien que plus rare en matière environnementale).
- Le dommage dans les domaines listés : Le fait générateur doit avoir causé un dommage dans un des domaines énumérés à l’article L. 142-2 : protection de la nature et de l’environnement, amélioration du cadre de vie, protection de l’eau, de l’air, des sols, des sites et paysages, urbanisme, pêche maritime, lutte contre les pollutions et les nuisances, sûreté nucléaire et radioprotection… Cette liste est limitative.
- « Cause commune » et « manquement de même nature » : Ces termes, repris de l’article 62 de la loi J21, impliquent que les préjudices des différentes victimes doivent découler d’un unique fait générateur (ex: une même pollution, un même incident industriel).
Quel préjudice peut être réparé ?
C’est un point particulièrement débattu et ambigu pour cette action. L’article L. 142-3-1, III du Code de l’environnement stipule que l’action « peut tendre […] à la réparation des préjudices corporels et matériels résultant du dommage causé à l’environnement ».
- Dommage initial à l’environnement : L’origine doit être une atteinte à l’un des domaines environnementaux listés.
- Préjudices consécutifs corporels ET matériels : Seules les conséquences de ce dommage environnemental sur les personnes (dommage corporel) ou sur leurs biens (dommage matériel) sont explicitement visées pour la réparation individuelle.
- Quid des autres préjudices ?
- Le préjudice moral (souffrance, anxiété…) lié à un dommage corporel ou matériel causé par la pollution est-il inclus ? La lettre du texte ne le mentionne pas, contrairement à l’action données personnelles. L’interprétation est incertaine.
- Le préjudice écologique pur (l’atteinte à l’environnement en elle-même, indépendamment des conséquences sur les personnes ou les biens) peut-il être réparé via cette action de groupe ? L’article 1246 du Code civil reconnaît ce préjudice et permet à certaines entités (dont les associations agréées) d’en demander réparation. Mais l’action de groupe vise par nature les préjudices individuels. Le renvoi ambigu de L. 142-3-1 à L. 142-2 (qui mentionne les « intérêts collectifs ») crée une confusion. Il est plus probable que la réparation du préjudice écologique pur doive se faire via une action distincte (éventuellement cumulée ?). La question reste ouverte.
Action en cessation possible
Comme pour les discriminations, l’action de groupe environnementale peut aussi viser la cessation du manquement (article L. 142-3-1, III C. envir. et article 62 loi J21), pour faire cesser la pollution ou la nuisance.
Quelles sont les spécificités de la procédure ?
L’action environnementale suit le cadre commun de la loi J21, mais avec des points d’attention :
- Mise en demeure préalable OBLIGATOIRE : Une mise en demeure doit être adressée au responsable, et l’action ne peut être introduite qu’après 4 mois (article 64 loi J21).
- Application différée : L’action n’est possible que pour les faits générateurs (manquements) postérieurs au 20 novembre 2016.
- Procédure de réparation : Le régime « droit commun J21 » s’applique. Le juge peut donc opter pour la procédure collective de liquidation (négociation globale) ou la procédure individuelle.
- Compétence TJ.
Face à un préjudice sanitaire ou environnemental touchant de nombreuses personnes, l’action de groupe peut offrir une solution. Ces procédures sont complexes et spécifiques, avec des conditions d’accès et de réparation qui varient grandement. Notre cabinet peut vous accompagner pour analyser votre situation et défendre vos droits.
Sources
- Code de la santé publique (Articles L1143-1 à L1143-13, R1143-1 et s., L5311-1)
- Code de l’environnement (Articles L141-1, L142-2, L142-3-1, R142-10 et s.)
- Loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé
- Loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle (Articles 60, 62 et s.)
- Code de procédure civile (Articles 849 et s.)
- Code civil (Articles 1245 et s., 1246 et s.)