Vous avez lu nos articles précédents et vous pensez qu’une situation que vous avez vécue, ou dont vous avez connaissance, pourrait relever d’une action de groupe. Un produit défectueux, une pratique discriminatoire systématique, une violation massive de données personnelles… Mais au-delà de l’identification du problème, comment se déroule concrètement une telle action en justice en France ? Quelles sont les grandes étapes, les délais, les points d’attention ?
L’action de groupe, bien qu’ayant pour but de simplifier la défense des intérêts de nombreuses victimes, reste une procédure judiciaire complexe, avec ses règles propres. Si un cadre général a été posé par la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle (dite « loi J21 ») de 2016, des variations importantes subsistent selon le domaine concerné (consommation, santé, discrimination, environnement, données personnelles).
Cet article vise à vous guider à travers les étapes clés du déroulement d’une action de groupe en France, en mettant en lumière les points communs et les principales différences procédurales que vous pourriez rencontrer.
L’étape préalable : la mise en demeure (quand elle est obligatoire)
Avant même de saisir un tribunal, une étape préalable peut être requise : la mise en demeure. Son objectif est double : informer officiellement la personne ou l’entreprise mise en cause du manquement reproché et de l’intention d’agir en groupe, et lui laisser un délai pour tenter de résoudre le problème à l’amiable (cesser le manquement, proposer une réparation).
Quand est-elle obligatoire ?
- Obligatoire pour les actions de groupe introduites sur le fondement de la loi J21 (article 64), c’est-à-dire pour les actions en matière de discrimination générale, d’environnement et de données personnelles. Une procédure spécifique de mise en demeure s’applique aussi en matière de discrimination au travail (article L. 1134-9 du Code du travail).
- Facultative (non requise par la loi) pour l’action de groupe en matière de consommation et en matière de santé publique. Dans ces cas, l’association peut saisir directement le juge.
Comment ça marche ?
L’association ou le syndicat habilité doit envoyer une lettre de mise en demeure à la personne responsable (par un moyen permettant de prouver la date de réception, comme un recommandé avec accusé de réception). Cette lettre doit clairement indiquer le manquement reproché et demander sa cessation et/ou la réparation des préjudices.
Un délai d’attente s’impose ensuite avant de pouvoir saisir le juge :
- 4 mois à compter de la réception de la mise en demeure pour les actions « droit commun J21 » (discrimination générale, environnement, données personnelles).
- 6 mois à compter de la demande pour l’action en discrimination au travail (sauf si l’employeur rejette explicitement la demande avant). Ce délai plus long est lié à une procédure interne de discussion avec le CSE et les syndicats que l’employeur doit (théoriquement) engager.
Quelle sanction si la mise en demeure est oubliée ou le délai non respecté ?
C’est une fin de non-recevoir. Cela signifie que si l’action est introduite sans mise en demeure préalable (quand elle est obligatoire) ou avant l’expiration du délai requis, le juge peut (et doit même, s’il le constate) déclarer l’action irrecevable, sans même examiner le fond de l’affaire. C’est une sanction très lourde qui souligne l’importance de cette étape.
L’introduction de l’instance : qui saisit quel juge ?
Si la mise en demeure n’aboutit pas ou n’est pas requise, l’association ou le syndicat habilité peut alors introduire l’action de groupe en justice.
Le rôle du demandeur
C’est donc bien l’association ou le syndicat qui agit en tant que demandeur à l’instance. Elle agit en son nom propre, mais pour le compte des victimes potentielles (on parle parfois d' »action en substitution »). Les victimes individuelles ne sont pas, à ce stade, parties à la procédure. Il est possible que plusieurs associations habilitées agissent conjointement.
Quelle juridiction saisir ?
- Compétence d’attribution : C’est exclusivement le Tribunal Judiciaire qui est compétent pour connaître des actions de groupe, quel que soit le domaine, y compris pour les discriminations au travail (le Conseil de Prud’hommes n’est pas compétent pour l’action de groupe elle-même).
- Compétence territoriale : L’action doit être portée devant le Tribunal Judiciaire du lieu où demeure le défendeur (son siège social s’il s’agit d’une entreprise, ou son domicile s’il s’agit d’une personne physique). Si le défendeur est à l’étranger ou n’a pas de domicile connu en France, c’est le Tribunal Judiciaire de Paris qui est compétent. Cette règle de compétence territoriale est exclusive, l’association ne peut pas choisir un autre tribunal (par exemple, celui du lieu où le dommage a été subi).
Comment saisir le juge ?
L’action est introduite par une assignation, acte délivré au défendeur par un huissier de justice. Cette assignation doit respecter les formes classiques, mais aussi contenir une mention spécifique : elle doit exposer « les cas individuels présentés par le demandeur au soutien de son action » (article 849-1 CPC et R. 623-3 C. conso).
L’association doit donc identifier et décrire quelques situations concrètes de victimes illustrant le manquement et le préjudice allégués. Le but n’est pas de lister toutes les victimes potentielles (qui ne sont pas forcément connues à ce stade), mais de donner au juge des exemples représentatifs pour lui permettre d’apprécier le bien-fondé de l’action collective. La jurisprudence a précisé que le juge (notamment le juge de la mise en état) vérifie la présence de ces cas, mais n’a pas à juger à ce stade s’ils sont suffisamment « représentatifs » du groupe allégué.
Le jugement sur la responsabilité : la décision clé
C’est la première étape majeure de la procédure judiciaire. Le tribunal va examiner l’affaire au fond pour déterminer si le défendeur a bien commis le manquement reproché et s’il est responsable des préjudices subis par le groupe.
Ce jugement, rendu après instruction de l’affaire (échange de conclusions, éventuelles expertises…), est crucial car il va :
- Statuer sur la responsabilité du défendeur (entreprise, professionnel…) au vu des éléments et des cas individuels présentés. Le juge dira si oui ou non, le manquement est établi et imputable au défendeur.
- Définir le groupe de victimes concernées. Si la responsabilité est reconnue, le juge doit précisément délimiter le groupe des personnes qui pourront potentiellement être indemnisées. Pour cela, il fixe les « critères de rattachement au groupe » (par exemple, « tous les consommateurs ayant acheté le produit X entre telle et telle date », « tous les salariés ayant subi telle pratique entre… », « tous les usagers ayant reçu tel dispositif médical dans tel hôpital… »).
- Déterminer les préjudices réparables. Le juge identifie les types de préjudices qui peuvent donner lieu à réparation dans le cadre de cette action, en respectant les limites propres à chaque domaine (patrimonial/matériel en conso ; corporel en santé ; corporel/matériel en environnement ; matériel/moral en données/discrimination). Il peut définir des catégories de victimes si les préjudices varient.
- Fixer le montant ou les modalités d’évaluation. Le juge peut soit fixer directement un montant d’indemnisation (si le préjudice est identique pour tous ou facilement forfaitisable), soit définir les règles et méthodes qui permettront de calculer le préjudice individuel de chaque membre du groupe dans la phase suivante.
- Ordonner les mesures de publicité et fixer les délais. Si la responsabilité est retenue, le jugement ordonne les mesures nécessaires pour informer les victimes potentielles et fixe les délais pour les étapes suivantes (adhésion, liquidation).
Ce jugement sur la responsabilité est donc une décision complexe qui conditionne toute la suite de la procédure.
Information et adhésion des victimes : rejoindre le groupe
Si le jugement reconnaît la responsabilité du défendeur, une phase essentielle s’ouvre : informer les victimes potentielles et leur permettre de rejoindre le groupe pour obtenir réparation. C’est le principe de l’opt-in retenu en France : les victimes doivent se manifester activement.
La publicité de la décision
Le juge ordonne des mesures de publicité « adaptées » pour informer les personnes susceptibles d’appartenir au groupe. Ces mesures sont réalisées aux frais du défendeur condamné. Elles peuvent prendre diverses formes : publication dans la presse, affichage, information sur un site internet, envoi de courriers individuels si les victimes sont identifiables…
Le contenu de cette information est encadré : il doit notamment reproduire la décision, indiquer comment et dans quel délai adhérer au groupe, préciser que l’adhésion vaut mandat pour l’association (si l’adhésion se fait par son intermédiaire), et informer des conséquences de l’adhésion (impossibilité d’agir individuellement pour le même préjudice).
Attention : Cette publicité n’est mise en œuvre qu’une fois que le jugement sur la responsabilité n’est plus susceptible d’appel ou de pourvoi en cassation. Il faut donc attendre l’épuisement des voies de recours ordinaires, ce qui peut considérablement retarder l’information des victimes et le début de l’indemnisation. Une exception existe pour l’action concurrence, où le juge peut autoriser une publicité plus précoce.
Le délai d’adhésion
Le jugement fixe le délai pendant lequel les victimes peuvent adhérer au groupe. Ce délai varie selon les actions :
- Action consommation : entre 2 et 6 mois après l’achèvement des mesures de publicité.
- Action santé : entre 6 mois et 5 ans après l’achèvement des mesures de publicité.
- Autres actions (droit commun J21) : le délai est fixé librement par le juge (la loi ne prévoit pas de minimum ou maximum).
Comment adhérer ?
La victime doit manifester sa volonté de rejoindre le groupe selon les modalités fixées par le jugement (formulaire, courrier…). Elle doit le faire dans le délai imparti. La demande d’adhésion doit contenir ses coordonnées et justifier qu’elle remplit les critères de rattachement au groupe définis par le juge.
Selon la décision du juge (et le type d’action), la demande d’adhésion peut être adressée :
- Soit au défendeur (la personne responsable), charge à la victime d’en informer l’association demanderesse de son choix (s’il y en a plusieurs).
- Soit directement à l’association demanderesse (ou à celle de son choix en cas de pluralité).
Conséquence de l’adhésion : Si l’adhésion se fait auprès de l’association, elle vaut mandat pour celle-ci. L’association agira alors au nom du consommateur pour négocier ou réclamer l’indemnisation auprès du responsable. Ce mandat peut être révoqué à tout moment par la victime, mais attention, la révocation entraîne la renonciation à l’adhésion au groupe. L’adhésion au groupe n’implique jamais une adhésion à l’association elle-même.
Si la victime n’adhère pas au groupe dans le délai fixé, elle ne pourra plus être indemnisée dans le cadre de cette action de groupe.
La réparation des préjudices : obtenir indemnisation
Une fois le délai d’adhésion expiré, la phase de réparation proprement dite commence. L’objectif est que chaque membre ayant adhéré au groupe reçoive l’indemnisation à laquelle il a droit, conformément au jugement sur la responsabilité.
Deux voies principales de liquidation (sauf exceptions)
Pour la plupart des actions (consommation, discrimination générale, environnement), la loi J21 (articles 68 et s.) et le Code de la consommation prévoient deux manières d’organiser cette réparation :
- La procédure individuelle de réparation (voie par défaut) :
- Chaque membre du groupe ayant adhéré (directement auprès du responsable ou via l’association) demande individuellement réparation à la personne déclarée responsable.
- Le responsable procède (normalement) à l’indemnisation, sur la base des règles fixées par le jugement.
- En cas de refus ou de contestation par le responsable (sur l’appartenance au groupe, sur le montant…), la victime (ou l’association mandatée pour elle) peut saisir à nouveau le juge qui a statué sur la responsabilité. Ce juge tranchera alors les litiges individuels relatifs à l’indemnisation.
- La procédure collective de liquidation des préjudices (voie optionnelle) :
- Cette procédure ne peut être mise en œuvre que si l’association demanderesse le demande au juge et si la nature des préjudices s’y prête (préjudices homogènes et facilement évaluables).
- Si le juge l’accepte, il habilite l’association demanderesse à négocier directement avec le défendeur une convention globale fixant les modalités d’indemnisation pour l’ensemble du groupe (ou des sous-groupes).
- Cet accord négocié doit ensuite être soumis à l’homologation du juge, qui vérifie s’il protège suffisamment les intérêts des membres du groupe.
- Si l’accord est homologué, il s’impose et sert de base à l’indemnisation. En cas d’échec de la négociation ou de refus d’homologation, on retourne à la procédure individuelle.
Exceptions importantes :
- Pour l’action en matière de santé publique, de discrimination au travail et de données personnelles, seule la procédure individuelle de réparation est applicable. La voie collective de négociation globale n’est pas prévue pour ces domaines.
- Pour l’action en matière de santé, une procédure de médiation spécifique (décrite dans notre article précédent) est fortement encouragée et peut aboutir à une convention d’indemnisation amiable homologuée.
Le paiement de l’indemnisation
Que ce soit suite à une procédure individuelle ou collective, ou à un accord de médiation, le responsable doit verser les indemnisations dues. Le paiement peut se faire :
- Directement à chaque victime indemnisée.
- Via l’association demanderesse, qui reçoit les fonds et les dépose sur un compte dédié ouvert auprès de la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC). L’association gère ensuite les versements aux victimes depuis ce compte sécurisé.
En cas de refus d’exécution par le responsable condamné, l’association mandatée peut engager les voies d’exécution forcée.
La médiation : une voie amiable possible ?
La loi encourage le recours à la médiation dans le cadre des actions de groupe, comme alternative ou complément à la procédure judiciaire.
- Possibilité générale : En matière de consommation et pour les actions relevant du droit commun J21, l’association demanderesse peut toujours participer à une médiation avec le responsable pour tenter de trouver un accord sur la réparation (articles L. 623-22 C. conso et 75 loi J21). L’accord trouvé doit être homologué par le juge pour être exécutoire.
- Processus spécifique en santé : Comme mentionné, le Code de la santé publique prévoit une procédure de médiation dédiée et détaillée, pouvant être initiée par le juge avec l’accord des parties (articles L. 1143-6 et s. CSP).
La médiation peut permettre d’aboutir plus rapidement à une solution et d’éviter une procédure judiciaire longue et coûteuse, mais elle nécessite la volonté des deux parties (association et responsable) d’y participer et de parvenir à un compromis acceptable.
Points de vigilance : prescription, autorité de chose jugée, clauses abusives
Enfin, quelques règles importantes encadrent l’action de groupe :
- Suspension de la prescription : L’engagement d’une action de groupe suspend le délai de prescription pour les actions individuelles des membres potentiels du groupe (articles L. 623-27 C. conso et 77 loi J21). Cela signifie qu’une victime n’est pas obligée d’agir individuellement « au cas où » l’action de groupe échouerait, pour ne pas voir son droit prescrit. Le délai recommence à courir (pour au moins 6 mois) une fois que la décision sur l’action de groupe est définitive ou qu’un accord est homologué.
- Autorité de la chose jugée : La décision rendue dans l’action de groupe (jugement ou accord homologué) a autorité de la chose jugée. Cela signifie :
- Qu’une nouvelle action de groupe ne peut pas être engagée sur les mêmes faits et pour les mêmes préjudices.
- Que les victimes indemnisées dans le cadre de l’action de groupe ne peuvent plus agir individuellement pour obtenir réparation du même préjudice.
- Mais cela n’empêche pas une victime indemnisée d’agir individuellement pour obtenir réparation d’autres préjudices non couverts par l’action de groupe (par exemple, un préjudice moral si seule l’indemnisation matérielle a été obtenue en consommation).
- Clauses abusives : Toute clause dans un contrat qui aurait pour but ou pour effet d’interdire à une personne de participer à une action de groupe est réputée non écrite, c’est-à-dire nulle et sans effet (articles L. 623-32 C. conso et 82 loi J21). Cela vise à empêcher les professionnels de contourner le dispositif par des stipulations contractuelles. L’application de cette règle aux clauses compromissoires ou de conciliation préalable reste cependant débattue.
Naviguer dans la procédure d’action de groupe requiert une expertise juridique certaine. Que vous soyez une victime potentielle se demandant si elle peut rejoindre un groupe ou comment obtenir réparation, ou une entreprise mise en cause dans une telle action, notre cabinet peut vous conseiller sur les étapes procédurales, les délais à respecter et la stratégie à adopter. Contactez-nous pour une consultation.
Sources
- Loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle (Articles 62 à 83)
- Code de la consommation (Articles L623-1 et s., R623-1 et s.)
- Code de la santé publique (Articles L1143-1 et s., R1143-1 et s.)
- Code du travail (Articles L1134-6 à L1134-10)
- Code de l’environnement (Article L142-3-1)
- Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés (Article 37)
- Loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations (Article 10)
- Code de procédure civile (Articles 849 à 849-21)