Des frais bancaires prélevés indûment sur des milliers de comptes, un modèle de smartphone présentant un défaut de conception caché affectant toute une série, une clause illicite insérée systématiquement dans les contrats d’abonnement d’un fournisseur d’accès internet… Les exemples de litiges où un grand nombre de consommateurs subissent un préjudice similaire du fait d’un même professionnel sont nombreux. Pourtant, engager seul une action en justice peut s’avérer coûteux, long et décourageant, surtout si le préjudice individuel est faible. C’est pour surmonter cet obstacle que l’action de groupe a été introduite en France, d’abord spécifiquement dans le domaine du droit de la consommation par la loi dite « Hamon » du 17 mars 2014.
Cet article se concentre sur cette action de groupe « consommation », la pionnière en la matière. Nous verrons qui peut l’engager, contre quels professionnels, pour quels types de manquements et de préjudices, et quelles sont les grandes lignes de son fonctionnement spécifique. Comprendre ces aspects est indispensable si vous estimez avoir été lésé, avec d’autres consommateurs, par les pratiques d’un professionnel.
Qui est concerné par cette action ?
L’action de groupe en matière de consommation obéit à des règles précises concernant les acteurs qui peuvent y participer, tant du côté des demandeurs que des victimes ou des responsables.
Les demandeurs : un monopole associatif
Comme nous l’avons vu dans notre article précédent sur les bases de l’action de groupe, le législateur français a fait le choix de ne pas ouvrir cette action à n’importe qui. Pour l’action de groupe en consommation, l’article L. 623-1 du Code de la consommation est très clair : seules quinze associations de défense des consommateurs, agréées au niveau national, ont la qualité pour agir. Cette liste comprend des associations généralistes bien connues (comme UFC-Que Choisir ou CLCV) et d’autres issues de mouvements familiaux ou syndicaux, ou plus spécialisées (logement, transport…).
Pourquoi ce monopole ? L’idée était d’éviter une multiplication anarchique des procédures et de s’assurer que les actions soient portées par des structures jugées sérieuses, compétentes et représentatives des intérêts des consommateurs. Cependant, ce nombre très limité d’acteurs potentiels est aussi une des faiblesses du système, car toutes n’ont pas les moyens ou la volonté de se saisir de cet outil complexe et coûteux.
Il faut noter une exception pour l’Outre-mer : dans certaines collectivités (Guadeloupe, Guyane, Martinique, Mayotte, La Réunion, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, Wallis-et-Futuna), des associations de consommateurs simplement représentatives au niveau local peuvent également engager l’action, ce qui permet une meilleure prise en compte des problématiques spécifiques à ces territoires (article L. 652-1 du Code de la consommation).
Les victimes : uniquement les consommateurs personnes physiques
Du côté des victimes, l’action de groupe consommation ne bénéficie qu’aux consommateurs, tels que définis par le Code de la consommation. L’article liminaire de ce code précise qu’il s’agit de « toute personne physique qui agit à des fins qui n’entrent pas dans le cadre de son activité commerciale, industrielle, artisanale, libérale ou agricole ».
Cette définition appelle plusieurs remarques importantes :
- Seules les personnes physiques sont concernées. Une entreprise, une association ou toute autre personne morale ne peut pas bénéficier de cette action de groupe, même si elle a subi un préjudice de la part d’un professionnel.
- La personne physique doit agir en dehors de son activité professionnelle. Un artisan qui achète un outil pour son travail n’est pas un consommateur au sens de ce texte pour cet achat. En revanche, s’il achète un téléviseur pour son usage personnel, il agit en tant que consommateur. La jurisprudence européenne précise que si un bien ou un service est acquis pour un usage mixte (personnel et professionnel), la personne ne sera considérée comme consommateur que si l’usage professionnel est marginal.
- Le statut de « non-professionnel » (par exemple, un comité d’entreprise ou une association agissant hors de son activité principale) n’est pas visé par l’action de groupe consommation, même si certaines règles du droit de la consommation (comme celles sur les clauses abusives) peuvent lui être applicables par ailleurs.
Le ou les responsables : les professionnels
L’action doit être dirigée contre un ou plusieurs professionnels. Le même article liminaire du Code de la consommation définit le professionnel comme « toute personne physique ou morale, publique ou privée, qui agit à des fins entrant dans le cadre de son activité commerciale, industrielle, artisanale, libérale ou agricole, y compris lorsqu’elle agit au nom ou pour le compte d’un autre professionnel ».
Cela couvre un large éventail d’acteurs économiques : entreprises, commerçants, artisans, professions libérales, mais aussi potentiellement des entités publiques agissant dans un cadre commercial. Fait notable, l’article L. 623-1 envisage explicitement que l’action puisse viser « un ou des mêmes professionnels ». Cela ouvre la possibilité d’agir contre plusieurs entreprises conjointement, par exemple dans le cas d’une entente illicite sur les prix où plusieurs acteurs ont contribué au même préjudice subi par les consommateurs.
Condition clé : une situation « similaire ou identique »
Enfin, pour qu’une action de groupe soit possible, il faut que les consommateurs concernés aient été placés « dans une situation similaire ou identique » par le manquement du professionnel. Cela signifie que le problème à l’origine du litige doit être commun à l’ensemble du groupe (même produit défectueux, même clause contractuelle illicite, même pratique commerciale trompeuse…). C’est cette communauté de situation qui justifie un traitement collectif de l’affaire. Il n’est pas nécessaire que les préjudices subis soient rigoureusement identiques en montant pour chaque personne, mais l’origine du dommage doit être la même.
Quels manquements peuvent justifier une action de groupe consommation ?
L’action de groupe ne peut pas être lancée pour n’importe quel désagrément. Elle doit se fonder sur un manquement précis du ou des professionnels à leurs obligations. Que recouvre cette notion ?
Le fait générateur de l’action est, selon l’article L. 623-1, « un manquement d’un ou des mêmes professionnels à leurs obligations légales ou contractuelles ».
Nature des obligations violées
Le manquement peut porter sur deux types d’obligations :
- Les obligations légales : Il s’agit de toutes les règles imposées par la loi (au sens large : lois, règlements, droit européen…) au professionnel dans ses relations avec les consommateurs. Cela inclut bien sûr les nombreuses obligations prévues par le Code de la consommation (information précontractuelle, démarchage, crédit, garantie de conformité, clauses abusives, sécurité des produits…), mais pas seulement. Suite à une jurisprudence restrictive qui avait exclu les litiges liés aux baux d’habitation du champ de l’action (car régis par une loi hors Code de la consommation), la loi ELAN de 2018 a clarifié que le manquement peut porter sur des obligations légales « relevant ou non du présent code ». Ainsi, la violation d’une règle du Code civil (par exemple sur le dol ou l’inexécution contractuelle) ou d’une autre loi spécifique peut potentiellement fonder une action de groupe consommation, dès lors qu’elle survient dans le cadre d’une relation professionnel/consommateur visée par l’action.
- Les obligations contractuelles : Il s’agit des engagements pris par le professionnel dans le contrat conclu avec le consommateur. La violation d’une clause spécifique du contrat (mauvaise exécution, non-respect d’une prestation promise…) peut donc aussi justifier une action de groupe si ce manquement affecte de manière similaire ou identique de nombreux consommateurs ayant souscrit le même type de contrat.
Cadre du manquement
Le manquement doit survenir dans un contexte précis, toujours selon l’article L. 623-1 :
- À l’occasion de la vente de biens : Cela couvre l’achat de tout type de biens (meubles, immeubles, corporels, incorporels).
- À l’occasion de la fourniture de services : Cette notion, d’origine européenne, est interprétée de manière encore incertaine par les juridictions françaises. Si la Cour de cassation a semblé l’exclure pour les contrats de bail d’habitation (considérant qu’il s’agit d’une obligation de « donner jouissance » et non de « faire »), la loi ELAN a spécifiquement ajouté la location immobilière pour contourner cette jurisprudence. La portée exacte de la « fourniture de services » pour d’autres contrats (location de meubles, contrats financiers…) reste à préciser.
- Dans le cadre de la location d’un bien immobilier : Ajout spécifique de la loi ELAN pour inclure les litiges locatifs (manquements du bailleur à ses obligations légales ou contractuelles).
- Lorsque les préjudices résultent de pratiques anticoncurrentielles : L’action de groupe peut aussi être utilisée pour obtenir réparation des surcoûts ou autres préjudices subis par les consommateurs du fait d’ententes illicites (article L. 420-1 du Code de commerce et article 101 TFUE) ou d’abus de position dominante (article L. 420-2 du Code de commerce et article 102 TFUE). Pour ce type spécifique d’action, des règles particulières s’appliquent, notamment la nécessité de s’appuyer sur une décision préalable d’une autorité de concurrence (voir plus bas).
Quels préjudices peuvent être réparés ?
C’est un point essentiel et souvent restrictif de l’action de groupe en matière de consommation. L’article L. 623-2 du Code de la consommation pose une double limitation importante :
- L’action « ne peut porter que sur la réparation des préjudices patrimoniaux ».
- Ces préjudices patrimoniaux doivent résulter « des dommages matériels subis par les consommateurs ».
Décortiquons ces limites :
- Dommage matériel uniquement : Le dommage est l’atteinte initiale. Ici, l’action ne couvre que les atteintes aux biens du consommateur. Sont donc exclus les dommages corporels (blessures, problèmes de santé) même s’ils sont causés par un produit vendu par un professionnel (ces cas relèvent potentiellement de l’action de groupe « santé »). Est également exclu le préjudice moral « pur », c’est-à-dire le trouble psychologique ou l’atteinte à l’honneur non directement liés à une perte matérielle (sauf cas très exceptionnels où un préjudice moral découle directement d’une atteinte à un bien, comme la perte d’un animal de compagnie ayant une valeur affective).
- Préjudice patrimonial uniquement : Le préjudice est la conséquence du dommage. Ici, seules les conséquences économiques négatives pour le patrimoine du consommateur sont indemnisables. Cela inclut typiquement :
- Le remboursement de sommes payées indûment.
- Le coût de réparation ou de remplacement d’un bien défectueux.
- La perte financière directe causée par le manquement (par exemple, le surcoût payé à cause d’une entente sur les prix).
- Les dépenses engagées pour pallier le manquement.
Cette limitation aux seuls préjudices patrimoniaux résultant de dommages matériels est une caractéristique forte de l’action de groupe consommation, la distinguant nettement des autres actions de groupe (santé, discrimination…) qui peuvent couvrir des préjudices corporels ou moraux.
Comment se déroule spécifiquement l’action de groupe consommation ?
Si la procédure suit les grandes étapes communes à toutes les actions de groupe (jugement sur la responsabilité, adhésion des victimes, liquidation), l’action consommation présente quelques spécificités notables :
- Pas de mise en demeure préalable obligatoire : Contrairement à la plupart des autres actions de groupe (discrimination, environnement, données personnelles), l’association de consommateurs n’est pas tenue d’adresser une mise en demeure au professionnel avant de saisir le tribunal. Elle peut engager l’action directement.
- Jugement sur la responsabilité : Comme pour les autres actions, le tribunal judiciaire (celui du domicile du professionnel) se prononce d’abord sur la responsabilité du professionnel. Cette décision se base sur les « cas individuels » présentés par l’association dans son assignation. Le jugement définit précisément le groupe de consommateurs concernés (par des critères de rattachement) et détermine les préjudices (patrimoniaux résultant d’un dommage matériel) susceptibles d’être réparés, ainsi que leur montant ou les éléments permettant leur évaluation.
- Publicité de la décision : Si la responsabilité est reconnue, le juge ordonne des mesures de publicité pour informer les consommateurs concernés. Ces mesures (affichage, presse, internet, courrier…) sont définies par le juge mais mises en œuvre aux frais du professionnel. Point important : cette publicité n’intervient qu’une fois que la décision sur la responsabilité n’est plus susceptible de recours ordinaires (appel) ni de pourvoi en cassation. Cela peut donc prendre du temps.
- Adhésion des consommateurs (Opt-in) : Les consommateurs informés qui souhaitent obtenir réparation doivent adhérer activement au groupe dans un délai fixé par le juge (entre 2 et 6 mois après la fin des mesures de publicité). Cette adhésion se fait selon les modalités définies par le juge (souvent par courrier ou formulaire auprès de l’association ou parfois directement auprès du professionnel). L’adhésion vaut mandat pour l’association afin qu’elle agisse en vue de l’indemnisation. Sans adhésion dans le délai, le consommateur ne pourra plus être indemnisé dans le cadre de cette action de groupe (mais conserve son droit d’agir individuellement si la prescription n’est pas acquise).
- Liquidation des préjudices : Une fois les adhésions recueillies, la phase de réparation commence.
- Idéalement, le professionnel indemnise directement les consommateurs ayant adhéré, sur la base du jugement. Le paiement peut transiter par un compte spécifique ouvert par l’association auprès de la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC).
- Si le professionnel refuse d’indemniser certains consommateurs (par exemple, en contestant leur appartenance au groupe ou le montant réclamé), l’association (agissant comme mandataire) ou le consommateur lui-même (selon les cas) doit ressaisir le juge initial pour qu’il tranche ces difficultés et ordonne l’indemnisation.
- Action simplifiée : Le Code prévoit une procédure « simplifiée » si l’identité et le nombre de consommateurs sont connus et si le préjudice est d’un montant identique pour tous (ou calculable selon une règle simple). Dans ce cas, le juge peut condamner directement le professionnel à indemniser individuellement les consommateurs identifiés, après information et possibilité pour eux d’accepter. Les modalités exactes et l’articulation avec la procédure classique restent cependant complexes.
- Médiation : Une médiation est toujours possible entre l’association et le professionnel pour trouver un accord amiable sur l’indemnisation. Cet accord doit ensuite être homologué par le juge pour avoir force exécutoire.
L’action de groupe en consommation est complexe mais peut être un levier puissant. Si vous pensez qu’un professionnel a commis un manquement qui vous a lésé ainsi que de nombreux autres consommateurs, contactez notre cabinet pour évaluer les possibilités d’action.
Sources
- Code de la consommation (Articles L623-1 à L623-32, R623-1 à R623-33)
- Code de commerce (Articles L420-1, L420-2)
- Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (Articles 101, 102)
- Loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (ELAN)
- Cour d’appel de Paris, Pôle 4 – chambre 3, 9 novembre 2017, RG n° 16/05321
- Cour de cassation, 1ère chambre civile, 19 juin 2019, n° 18-10.424