Le mariage emporte des conséquences juridiques qui dépassent souvent la simple sphère personnelle, notamment sur le plan financier. Lorsqu’un couple fait face à des difficultés pour honorer ses engagements, la question de la responsabilité de chacun pour les dettes, et plus particulièrement pour les crédits, devient rapidement une source d’inquiétude et de conflit. L’article 220 du Code civil instaure un principe de solidarité entre les époux pour les dépenses du quotidien, un mécanisme protecteur pour les créanciers, mais qui peut se révéler piégeux pour les conjoints. Comprendre les contours et les limites de cette règle est essentiel pour tout couple marié, car une dette contractée par un seul peut, dans certaines conditions, engager les deux. Cet article a pour but de démystifier le fonctionnement de cette solidarité, en se penchant spécifiquement sur le cas des emprunts, qui obéissent à des règles complexes. Pour une vision plus large, notre guide général sur le remboursement de crédit dans le couple offre une première approche du sujet.
Le principe de la solidarité des époux pour les dettes ménagères
Au cœur du régime matrimonial primaire, c’est-à-dire l’ensemble des règles qui s’appliquent à tous les couples mariés quel que soit leur contrat, l’article 220 du Code civil pose un principe fondamental. Son premier alinéa dispose que : « Chacun des époux a pouvoir pour passer seul les contrats qui ont pour objet l’entretien du ménage ou l’éducation des enfants : toute dette ainsi contractée par l’un oblige l’autre solidairement. »
Concrètement, cela signifie que pour une certaine catégorie de dettes, dites « ménagères », les deux époux sont considérés comme un seul et même débiteur aux yeux du créancier. Ce dernier peut alors réclamer le paiement de la totalité de la somme due à l’un ou l’autre des conjoints, sans avoir à se soucier de savoir qui a réellement initié la dépense. L’objectif de la loi est clair : renforcer la sécurité des transactions courantes en offrant aux tiers (commerçants, prestataires de services) un gage plus large, qui inclut le patrimoine des deux époux.
Le champ d’application de cette solidarité couvre les dépenses nécessaires à la vie de la famille. La jurisprudence a précisé qu’il s’agit des frais de nourriture, des coûts liés au logement familial (loyers et charges), des factures d’énergie, des dépenses de santé non remboursées, des frais de scolarité des enfants ou encore des primes d’assurance habitation. L’esprit du texte est de viser les actes de la vie quotidienne qui profitent à l’ensemble du foyer.
Toutefois, la loi a prévu des gardes-fous pour éviter que ce mécanisme ne devienne un instrument d’endettement abusif. La solidarité est ainsi écartée dans deux situations principales. D’une part, pour les dépenses « manifestement excessives ». Le caractère excessif s’apprécie au cas par cas, en tenant compte du train de vie du ménage, de l’utilité réelle de la dépense et parfois de la bonne ou mauvaise foi du créancier. L’achat d’un bijou de grande valeur par un couple aux revenus modestes pourrait, par exemple, être jugé excessif. D’autre part, la solidarité ne s’applique pas aux dettes d’investissement, comme l’achat d’un bien immobilier destiné à la location ou la souscription de parts dans une société. Ces actes ne sont pas considérés comme relevant de « l’entretien du ménage » mais de la constitution d’un patrimoine. Il est à noter que cette solidarité légale est propre au mariage et ne s’applique pas de la même manière aux autres formes d’union ; nous détaillons ces différences dans notre article sur les obligations en matière de crédit pour les partenaires de pacs et les concubins.
Les emprunts : exceptions et conditions de la solidarité de l’article 220
Si le principe est relativement clair pour les achats courants, la question des emprunts est bien plus complexe. Un crédit, par sa nature et son montant, peut rapidement mettre en péril l’équilibre financier d’un foyer. C’est pourquoi l’alinéa 3 de l’article 220 du Code civil leur réserve un traitement spécifique, en opérant une distinction cruciale selon le consentement des époux.
L’emprunt souscrit avec l’accord des deux conjoints
Lorsque les deux époux consentent à un emprunt, la solidarité est la règle, à une condition essentielle : le crédit doit avoir un caractère ménager. Autrement dit, il doit financer une dépense liée à l’entretien du foyer ou à l’éducation des enfants. Dans ce cas, il n’est pas nécessaire que le montant soit « modeste ». Par exemple, un crédit affecté à l’achat d’un véhicule familial indispensable pour les trajets quotidiens ou au financement de travaux de rénovation énergétique dans la résidence principale engagera solidairement les deux époux, même si le montant est conséquent, pourvu qu’il reste cohérent avec le train de vie du couple.
Le consentement du conjoint doit être réel, mais la jurisprudence peut parfois l’admettre de manière implicite, bien que la prudence soit de mise. La signature conjointe de l’offre de prêt est la preuve la plus évidente. En l’absence de signature, le simple fait de ne pas s’opposer aux prélèvements des échéances sur un compte joint pourrait, dans certaines circonstances très particulières, être interprété comme un consentement, mais cette appréciation reste à la discrétion des juges.
L’emprunt souscrit par un seul époux
C’est ici que les conditions se durcissent considérablement. Pour qu’un emprunt souscrit par un seul époux engage solidairement son conjoint, deux conditions cumulatives doivent être réunies :
- L’emprunt doit porter sur des sommes modestes. La notion de « modestie » n’est pas définie par un montant chiffré. Elle est appréciée souverainement par les juges du fond, qui la comparent aux revenus et au patrimoine du ménage. Un crédit de 2 000 euros pourra être jugé modeste pour un couple, mais pas pour un autre.
- Ces sommes doivent être nécessaires aux besoins de la vie courante. Cette notion est plus restrictive que celle d' »entretien du ménage ». Elle vise des dépenses impératives et immédiates, comme faire face à une dépense de santé imprévue, réparer un appareil électroménager essentiel ou régler une facture urgente. L’achat d’un nouvel ordinateur pour le loisir, même d’un montant modeste, ne serait probablement pas qualifié de « nécessaire aux besoins de la vie courante ».
Si l’une de ces deux conditions fait défaut, la solidarité est écartée. L’époux qui a signé seul le contrat de crédit sera le seul tenu de son remboursement.
La situation d’une fausse signature est un cas pratique fréquent. Si un époux imite la signature de son conjoint pour obtenir un crédit, ce dernier n’est en principe pas engagé. Il peut contester la signature et demander une procédure de vérification d’écriture. Cependant, la solidarité pourra malgré tout être retenue si le juge estime que l’emprunt, bien que contracté frauduleusement, remplissait les conditions de sommes modestes et nécessaires aux besoins de la vie courante. Dans ce cas, la fraude devient sans effet sur l’obligation de remboursement. La responsabilité de la banque peut également être engagée si elle a fait preuve de négligence en n’effectuant pas les vérifications d’usage sur l’authenticité des signatures.
Portée et limites de la solidarité ménagère
Comprendre la solidarité de l’article 220 implique de maîtriser une distinction juridique fondamentale : celle entre l’obligation à la dette et la contribution à la dette. Pour approfondir ce concept, vous pouvez consulter notre article dédié à l’obligation et la contribution à la dette dans le couple.
- L’obligation à la dette concerne les rapports entre les époux et le créancier. C’est elle qui détermine sur quel patrimoine le créancier peut se faire payer. La solidarité ménagère joue à ce stade : le créancier peut poursuivre l’un ou l’autre des époux pour 100 % de la dette.
- La contribution à la dette concerne les rapports entre les époux eux-mêmes. Elle détermine qui doit supporter la charge finale de la dette. Par défaut, les dettes ménagères sont supportées par la communauté (pour les époux mariés sous ce régime) ou à proportion des facultés de chacun. Si un époux a remboursé seul une dette solidaire, il peut se retourner contre son conjoint pour lui réclamer sa part.
L’impact de la solidarité varie selon le régime matrimonial. Pour les époux mariés en séparation de biens, où chacun est en principe seul responsable de ses dettes, l’article 220 constitue l’exception majeure. Pour ceux mariés sous le régime de la communauté, la solidarité étend le gage des créanciers aux biens propres du conjoint non-contractant, ce qui n’est normalement pas le cas pour les autres dettes.
La solidarité ne cesse pas avec la simple séparation de fait. Elle perdure tant que le mariage n’est pas dissous et que le divorce n’a pas été transcrit sur les registres de l’état civil, date à laquelle il devient opposable aux tiers. Des dettes ménagères contractées par un époux pendant la procédure de divorce peuvent donc encore engager l’autre.
Enfin, la loi dite « Hamon » de 2014 a introduit une limite supplémentaire. La solidarité est écartée, même pour des emprunts modestes nécessaires aux besoins de la vie courante, si le montant cumulé de plusieurs emprunts de ce type devient « manifestement excessif eu égard au train de vie du ménage ». Cette disposition visait à lutter contre le surendettement. En pratique, son application est délicate. En l’absence d’un « fichier positif » des crédits en France (registre centralisant tous les crédits des particuliers), il est difficile pour un prêteur d’évaluer l’endettement global d’un ménage et pour un juge de déterminer quel est le « crédit de trop » qui fait basculer l’ensemble dans l’excès. Cette protection reste donc d’une efficacité relative.
La gestion des dettes ménagères et la portée de l’article 220 du Code civil sont des sujets complexes aux conséquences financières importantes. Une analyse erronée peut conduire à engager votre patrimoine pour une dette dont vous n’êtes pas à l’origine. Pour obtenir un conseil juridique adapté à votre situation personnelle, il est indispensable de consulter un avocat compétent en la matière.
Sources
- Code civil (notamment les articles 220, 1409 à 1415, 1536)
- Code de la consommation
- Loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation (dite « loi Hamon »)