En tant que créancier, comment protéger vos droits quand votre débiteur possède des actifs à l’étranger ? Les mesures conservatoires offrent une solution concrète, mais leur mise en œuvre internationale soulève des questions complexes.
1. Garantir vos créances à l’international
Les mesures conservatoires permettent de sécuriser une créance en rendant indisponibles certains biens du débiteur. Ces outils prennent tout leur sens dans un contexte international où les débiteurs peuvent disperser leurs actifs entre plusieurs pays pour échapper à leurs obligations.
« Les mesures conservatoires ont pour but d’assurer la conservation du gage du créancier » (article 139 et suivants du Code des procédures civiles d’exécution). Leur dimension internationale reste cependant sujette à des règles spécifiques.
2. La compétence juridictionnelle
Le principe de territorialité
Le droit des mesures conservatoires se heurte au principe de territorialité. La Cour de cassation l’a confirmé le 21 janvier 2016 : « en vertu du principe de l’indépendance et de la souveraineté respective des États, le juge français ne peut, sauf convention internationale ou législation communautaire l’y autorisant, ordonner ou autoriser une mesure d’exécution, forcée ou conservatoire, devant être accomplie dans un État étranger » (Civ. 2e, 21 janvier 2016, n° 15-10.193).
Ce principe limite l’action des créanciers, mais connaît des exceptions.
Les exceptions au principe
L’article R. 121-2 du Code des procédures civiles d’exécution prévoit que si le débiteur demeure à l’étranger, le juge compétent est celui du lieu d’exécution de la mesure.
La jurisprudence a précisé : « la compétence attribuée au juge du domicile du débiteur par l’article 211 du décret du 31 juillet 1992 n’est pas exclusive de l’application de l’article 9, alinéa 2, du même décret, dont les dispositions d’ordre public donnent compétence au juge de l’exécution du lieu d’exécution de la mesure lorsque le débiteur demeure à l’étranger » (Civ. 2e, 9 novembre 2006, n° 04-19.138).
Cela signifie qu’un juge français peut ordonner une mesure conservatoire sur des biens situés en France, peu importe le domicile étranger du débiteur.
Le règlement Bruxelles I bis
Le règlement n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 (Bruxelles I bis) apporte des solutions plus claires. Son article 35 affirme : « les mesures provisoires ou conservatoires prévues par la loi d’un État membre peuvent être demandées aux juridictions de cet État, même si les juridictions d’un autre État membre sont compétentes pour connaître du fond« .
La Cour de Justice de l’Union Européenne a confirmé que « le juge compétent pour connaître du fond d’une affaire conformément aux articles 2 et 5 à 18 du règlement reste compétent pour ordonner les mesures provisoires et conservatoires qui s’avèrent nécessaires » (CJCE, 17 novembre 1998, Van Uden, aff. C-391/95).
3. La loi applicable aux mesures conservatoires
Le principe de la lex fori
La règle principale est l’application de la loi du for (lex fori), c’est-à-dire la loi du pays où la mesure est sollicitée. En France, les conditions et les effets d’une saisie conservatoire pratiquée sur le territoire national seront régis par le droit français.
La Cour de cassation a jugé que « le principe et le régime de l’hypothèque judiciaire provisoire sont soumis à la seule loi de situation de l’immeuble, et il en est de même pour l’inscription définitive de cette hypothèque » (Civ. 1re, 17 novembre 1999, n° 97-20.624).
Les nuances à apporter
L’évaluation de la créance à protéger peut toutefois relever d’une autre loi. Un tribunal français examinant une demande de mesure conservatoire pour une créance régie par le droit allemand devra appliquer ce dernier pour déterminer l’existence et l’étendue de la créance.
La Cour de cassation a pourtant adopté une position controversée en 1996, jugeant que « le juge saisi d’une demande de mesure conservatoire n’a pas le pouvoir d’appliquer la règle de conflit de lois, laquelle concerne le fond du droit » (Civ. 1re, 16 avril 1996, n° 94-15.531).
Cette décision a été critiquée par la doctrine comme un « épiphénomène » selon Jean-Pierre Rémery, et contraire aux principes du droit international privé.
4. L’exécution des décisions étrangères
La reconnaissance des ordonnances étrangères
Une mesure conservatoire ordonnée à l’étranger peut-elle produire effet en France ? Le règlement Bruxelles I bis apporte une réponse pour les décisions issues de l’Union européenne.
Son article 40 dispose qu’une décision exécutoire dans un État membre emporte de plein droit l’autorisation de procéder aux mesures conservatoires prévues par la loi française.
Pour les décisions hors Union européenne, la situation est moins favorable. Un jugement étranger non exécutoire en France peut néanmoins justifier une mesure conservatoire française, comme l’a reconnu la Cour de cassation (Civ. 2e, 28 septembre 2017, n° 16-17.381).
L’effet en France des mesures conservatoires étrangères
Certaines mesures étrangères n’ont pas d’équivalent en droit français. C’est le cas de l’injonction Mareva du droit anglais, qui « a pour objet d’empêcher que le débiteur n’organise son insolvabilité en lui faisant interdiction de disposer de ses biens sous peine de sanctions civiles et pénales » (Civ. 2e, 3 octobre 2018, n° 17-20.296).
La Cour de cassation a jugé qu’elle diffère de la saisie conservatoire française et ne rend pas les biens juridiquement indisponibles, permettant ainsi l’adoption de mesures conservatoires françaises malgré l’existence d’une injonction Mareva.
5. Les immunités d’exécution
La loi Sapin 2
La loi du 9 décembre 2016 (loi Sapin 2) a renforcé les protections des États étrangers contre les mesures conservatoires.
L’article L. 111-1-1 du Code des procédures civiles d’exécution impose désormais : « Des mesures conservatoires ou des mesures d’exécution forcée ne peuvent être mises en œuvre sur un bien appartenant à un État étranger que sur une autorisation préalable du juge par ordonnance rendue sur requête« .
L’article L. 111-1-2 limite strictement les cas où cette autorisation peut être accordée, notamment lorsque :
- L’État a expressément consenti à la mesure
- L’État a réservé le bien à la satisfaction de la demande
- Un jugement ou une sentence arbitrale a été rendu contre l’État et le bien est utilisé à des fins non diplomatiques
Les fonds vautours
La loi Sapin 2 vise particulièrement à entraver l’action des « fonds vautours » qui rachètent à bas prix des créances d’États en difficulté financière pour ensuite exiger leur paiement intégral par des moyens juridiques agressifs.
Cette protection a été critiquée par la doctrine comme potentiellement contraire aux engagements internationaux de la France et à la Convention européenne des droits de l’homme (Bollee, « Les dispositions de la loi Sapin 2 relatives à l’immunité d’exécution », D. 2016. 2560).
Le juge français doit désormais vérifier les finalités du bien visé, en particulier si celui-ci est utilisé à des fins diplomatiques. L’article L. 111-1-3 protège spécifiquement les biens « utilisés ou destinés à être utilisés dans l’exercice des fonctions de la mission diplomatique ».
Sources
- Code des procédures civiles d’exécution, articles L. 111-1 à L. 111-1-3, R. 121-2, L. 511-1 et suivants
- Civ. 2e, 21 janvier 2016, n° 15-10.193, Bull. civ. II
- Civ. 2e, 9 novembre 2006, n° 04-19.138, Bull. civ. II, n° 310
- CJCE 17 novembre 1998, aff. C-391/95, Van Uden
- Civ. 1re, 17 novembre 1999, n° 97-20.624, Bull. civ. I, n° 305
- Civ. 1re, 16 avril 1996, n° 94-15.531, Bull. civ. I, n° 183
- Civ. 2e, 28 septembre 2017, n° 16-17.381
- Civ. 2e, 3 octobre 2018, n° 17-20.296
- Règlement n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 (Bruxelles I bis)
- Règlement n° 655/2014/UE du 15 mai 2014 (Saisie conservatoire des comptes bancaires)
- Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 (Loi Sapin 2)
- S. Bollée, « Les dispositions de la loi Sapin 2 relatives à l’immunité d’exécution », D. 2016, p. 2560