Le monde maritime, avec sa spécificité et son particularisme, a développé un ensemble de règles originales concernant les créances et les garanties qui s’y attachent. Ces mécanismes juridiques reflètent la nécessité d’adapter le droit aux contraintes de l’exploitation des navires.
I. Notion de créance maritime
Définition internationale
La Convention de Bruxelles du 10 mai 1952 sur la saisie conservatoire des navires définit la créance maritime comme « l’allégation d’un droit ou d’une créance ayant l’une des causes » énumérées par le texte. Cette définition reste centrale dans le droit maritime international.
Cette définition s’inscrit dans une logique d’unification du droit maritime à l’échelle internationale.
Liste limitative ou simplement indicative
La Convention de Bruxelles propose une énumération des créances maritimes, classées de la lettre a) à la lettre q). Cette liste couvre 17 types de créances, des « dommages causés par un navire » aux « hypothèques maritimes et tout mort-gage ».
Les tribunaux français ont généralement considéré cette liste comme limitative. Une créance ne figurant pas dans cette liste ne peut être qualifiée de « maritime » au sens de la Convention.
Évolution du concept
Le concept a évolué avec la nouvelle Convention de Genève du 12 mars 1999, qui élargit la liste des créances maritimes. Elle inclut désormais les créances liées aux opérations de sauvetage ayant pour objet la protection de l’environnement, ainsi que les primes d’assurance.
Cette évolution montre l’adaptation du droit maritime aux préoccupations environnementales et à la complexification du commerce maritime.
II. Typologies des créances maritimes
Créances liées à l’exploitation du navire
Ces créances concernent principalement:
- Les frais de port et de pilotage
- Les réparations et fournitures nécessaires à l’exploitation
- Le remorquage
- Les débours du capitaine pour les besoins du navire
- Les prêts à la grosse
Ces créances touchent à l’aspect opérationnel du navire. Prenons l’exemple des frais de port: ces sommes, dues aux autorités portuaires, permettent l’accès aux infrastructures essentielles pour le chargement et le déchargement.
Créances liées aux marchandises
Elles comprennent:
- Les pertes ou dommages aux marchandises transportées
- Les contributions aux avaries communes
- Les pertes résultant des contrats d’affrètement
Les avaries communes constituent un concept original du droit maritime. Elles supposent un sacrifice volontaire d’une partie de la cargaison pour sauver l’expédition maritime.
Créances liées à l’équipage
Ces créances incluent:
- Les salaires du capitaine et de l’équipage
- Les frais de rapatriement
- Les indemnités dues en cas d’accident de travail
La Cour de cassation a récemment adopté une interprétation extensive de la notion de « salaires des hommes d’équipage ». Dans un arrêt du 13 septembre 2023, elle a jugé que cette notion incluait diverses indemnités liées au contrat de travail et à sa rupture.
Créances contractuelles et délictuelles
Les créances maritimes peuvent naître:
- De contrats (affrètement, transport, assurance)
- De délits (abordage, pollution)
- D’assistance et de sauvetage
- De la propriété ou de la possession du navire
Certaines créances, comme celles nées d’un abordage, bénéficient d’un régime particulier, tant au niveau de la prescription que des privilèges qui s’y attachent.
III. Les privilèges maritimes
Définition et caractéristiques
Le privilège maritime est un droit de préférence attaché à certaines créances maritimes. Il permet au créancier de primer d’autres créanciers lors de la distribution du prix de vente du navire.
Ces privilèges constituent de véritables hypothèques légales privilégiées, comparables en droit commun au privilège du vendeur d’immeuble.
Sources légales
En droit français, les privilèges maritimes sont régis par:
- Le Code des transports (articles L. 5114-8 et suivants)
- La loi n° 67-5 du 3 janvier 1967 (partiellement codifiée)
Au niveau international:
- La Convention de Bruxelles du 10 avril 1926 sur les privilèges et hypothèques maritimes
- La Convention de Genève du 6 mai 1993 (pas encore entrée en vigueur en France)
Caractère occulte et droit de suite
Les privilèges maritimes présentent deux caractéristiques essentielles:
- Ils sont occultes, c’est-à-dire qu’ils ne font l’objet d’aucune publicité
- Ils confèrent un droit de suite, permettant au créancier de saisir le navire en quelques mains qu’il passe
Le caractère occulte des privilèges maritimes les distingue des hypothèques maritimes, qui doivent être inscrites pour être opposables aux tiers.
IV. Classification des privilèges
Privilèges de premier rang (internationaux)
Ces privilèges, reconnus par la Convention de Bruxelles de 1926, comprennent:
- Les frais de justice
- Les droits de tonnage et autres taxes
- Les salaires de l’équipage
- Les frais d’assistance et de sauvetage
- Les indemnités pour abordage, dommages aux personnes et aux marchandises
Ces privilèges internationaux priment tous les autres droits, y compris les hypothèques maritimes.
Privilèges de second rang (nationaux)
Ces privilèges sont propres à chaque législation nationale. En droit français, ils incluent notamment les privilèges de droit commun comme celui du vendeur de meubles ou du créancier gagiste.
Ces privilèges nationaux ne prennent rang qu’après les hypothèques.
Ordre entre les privilèges
Les privilèges internationaux sont classés dans l’ordre où ils sont énumérés par les textes.
Pour les créances nées du même voyage, elles sont payées selon leur ordre d’énumération.
Pour les créances de même catégorie, elles viennent en concurrence et sont payées au marc l’euro.
La règle du « dernier voyage » confère aux créances du dernier voyage une préférence sur celles des voyages précédents, incitant les créanciers à la diligence.
Concours avec les hypothèques
Dans la hiérarchie des droits préférentiels:
- Les privilèges maritimes internationaux
- Les hypothèques maritimes
- Les privilèges nationaux
- Les créances chirographaires
Cette hiérarchie est universellement reconnue dans les États ayant ratifié la Convention de 1926.
V. Assiette des privilèges
Navire
Le privilège porte sur le corps du navire, comprenant la coque, les machines et tous les éléments nécessaires à sa navigation.
La jurisprudence a précisé que les soutes (carburant) font partie de l’assiette du privilège, étant considérées comme un élément du navire.
Fret
Le fret du voyage pendant lequel est née la créance privilégiée fait partie de l’assiette du privilège.
Le privilège peut s’exercer tant que le fret est encore dû ou que son montant se trouve entre les mains du capitaine ou de l’agent du propriétaire.
Accessoires
Sont considérés comme accessoires:
- Les gréements et apparaux
- Les victuailles
- Les combustibles
- Tous les éléments servant à l’exploitation du navire
Les accessoires sur lesquels porte le privilège doivent appartenir au même propriétaire que le navire.
Créances de substitution (assurances, indemnités)
L’article L. 5114-10 du Code des transports inclut dans l’assiette:
- Les indemnités dues au propriétaire pour dommages matériels au navire
- Les indemnités d’assurance sur corps du navire
- Les indemnités pour avaries communes
- Les rémunérations d’assistance et de sauvetage
L’indemnité d’assurance est exclue de l’assiette des privilèges et réservée aux créanciers hypothécaires, généralement par une délégation d’assurance.
VI. Extinction des privilèges
Délais (un an ou six mois)
Les privilèges s’éteignent à l’expiration d’un délai d’un an.
Ce délai est réduit à six mois pour les créances provenant des contrats passés ou d’opérations effectuées par le capitaine hors du port d’attache (les « débours du capitaine »).
Vente judiciaire
La vente judiciaire du navire éteint tous les privilèges qui le grèvent.
Cette purge automatique résulte des garanties entourant la procédure de vente judiciaire, notamment la publicité faite aux créanciers.
Autres causes d’extinction
Les privilèges s’éteignent également:
- Par l’extinction de la créance principale
- Par la confiscation du navire
- Par la vente volontaire, deux mois après la publication
Un navire devenu épave perd sa qualité de navire et, par conséquent, les privilèges qui le grevaient s’éteignent.
Protection des créanciers
En cas de vente volontaire, les créanciers privilégiés conservent leur droit pendant deux mois après la publication de l’acte de transfert.
Ils peuvent durant ce délai faire opposition entre les mains de l’acquéreur pour obtenir le paiement sur le prix.
La jurisprudence a précisé que le délai d’un an n’est pas un délai préfix mais un délai de prescription, susceptible d’être interrompu par l’intervention volontaire du créancier dans une procédure de vente.
Le mécanisme des privilèges maritimes vise à protéger certaines catégories de créanciers, tout en permettant l’exploitation normale du navire, bien essentiel au commerce maritime.
Sources
- Code des transports, articles L. 5114-8 à L. 5114-29
- Convention de Bruxelles du 10 mai 1952 sur la saisie conservatoire des navires
- Convention de Bruxelles du 10 avril 1926 sur les privilèges et hypothèques maritimes
- Cour de cassation, Com. 13 septembre 2023, F-B, n° 20-21.546
- Cour de cassation, Com. 13 janvier 1998, n° 95-15.497
- Fascicule 1128 JurisClasseur Transport « Saisie conservatoire du navire »
- Fascicule 30 JurisClasseur Notarial Formulaire « Navire – Privilèges et hypothèques maritimes. Saisie du navire »
- Fascicule 1135 JurisClasseur Transport « Navire et autres bâtiments de mer – Vente forcée des navires – Saisie-exécution »