En France, où le délai moyen pour obtenir un jugement en matière civile dépasse 12 mois et où certaines affaires s’éternisent pendant des années, la question de la responsabilité de l’État et des magistrats pour ces dysfonctionnements devient cruciale. Ces lenteurs ne sont pas une fatalité. Le droit reconnaît aux justiciables la possibilité d’obtenir réparation pour ces délais anormaux.
Le cadre juridique du délai raisonnable
Le droit à être jugé dans un délai raisonnable est fondamental. Il figure à l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue […] dans un délai raisonnable. »
La Cour européenne des droits de l’homme a précisé ce concept à travers une jurisprudence constante. Elle évalue le caractère raisonnable selon plusieurs critères :
- La complexité de l’affaire
- Le comportement du requérant
- Le comportement des autorités compétentes
- L’enjeu du litige pour l’intéressé
En droit interne, l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire permet d’engager la responsabilité de l’État pour déni de justice. La jurisprudence considère qu’un délai excessif constitue un déni de justice.
Le Conseil d’État a également admis cette responsabilité pour la justice administrative (arrêt Magiera, 28 juin 2002).
L’analyse des délais selon le type de procédure
Les seuils de déraison varient selon la nature du contentieux.
En matière civile
Les tribunaux tiennent compte du type de litige. Un divorce ne s’apprécie pas comme un litige commercial.
- Plus de 2 ans pour un référé
- Plus de 3 ans pour une procédure au fond sans expertise
- Plus de 5 ans pour une procédure complexe
Le tribunal de grande instance de Paris a qualifié de déni de justice un délai d’audiencement fixé à trois ans (TGI Paris, 6 juillet 1994).
En matière pénale
Les exigences sont plus strictes. La liberté individuelle et la présomption d’innocence imposent une célérité particulière.
La détention provisoire appelle une vigilance spécifique. La Cour européenne a jugé déraisonnable une instruction ayant duré plus de quatre ans dans une affaire de fraude fiscale.
Pour un prévenu libre, une procédure dépassant 5 ans sans complexité particulière est généralement considérée comme déraisonnable.
En matière administrative
Le Conseil d’État retient la responsabilité de l’État pour dépassement du délai raisonnable depuis l’arrêt Magiera (2002).
Cette jurisprudence s’applique tant aux tribunaux administratifs qu’aux juridictions spécialisées.
Un délai de 7 ans pour juger un contentieux fiscal a été qualifié d’excessif (CE, 18 juin 2008).
La procédure d’indemnisation
Le justiciable victime d’un délai déraisonnable dispose de plusieurs voies de recours.
Pour les juridictions judiciaires
L’action repose sur l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire. Elle vise la réparation du préjudice causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice.
La demande se forme devant le tribunal judiciaire. Le tribunal de Paris concentre une expertise particulière en la matière.
L’État est représenté par l’Agent judiciaire de l’État.
Il est crucial de prêter attention aux délais de prescription, car une action peut être irrecevable si elle est introduite hors délai. Le délai de prescription est de quatre ans à compter du premier jour de l’année suivant le fait générateur.
Pour les juridictions administratives
La demande préalable d’indemnisation doit être adressée au ministre de la Justice.
En cas de refus ou de silence gardé pendant deux mois, le recours s’exerce devant le tribunal administratif.
Le délai de prescription est de quatre ans.
Constitution du dossier
Le demandeur doit prouver :
- L’existence d’un délai anormal
- Un préjudice direct et certain
- Un lien de causalité entre ce délai et le préjudice
Les pièces essentielles comprennent :
- L’historique complet de la procédure
- Les justificatifs des démarches entreprises
- Les éléments d’appréciation du préjudice
La jurisprudence exige que le requérant n’ait pas lui-même contribué à l’allongement des délais.
L’évaluation du préjudice et l’indemnisation
Les tribunaux reconnaissent différents types de préjudices.
Types de préjudices reconnus
Le préjudice moral est systématiquement indemnisé. Il comprend :
- L’anxiété liée à l’attente
- Le stress prolongé
- La perte de confiance dans la justice
Le préjudice matériel doit être démontré précisément. Il peut inclure :
- Les frais engagés inutilement
- Le manque à gagner
- Les opportunités perdues
La perte de chance fait l’objet d’une évaluation spécifique.
Barèmes indicatifs
Les montants d’indemnisation varient considérablement selon les cas.
- Entre 1 000 et 3 000 € pour un délai excédant de 1 à 2 ans le délai raisonnable
- Entre 3 000 et 10 000 € pour un délai excédant de 3 à 5 ans
- Au-delà de 10 000 € pour les situations les plus graves
Le préjudice matériel s’évalue au cas par cas selon les justificatifs fournis.
Dans une affaire où la procédure s’est éternisée pendant 14 ans, la Cour de cassation a confirmé une indemnisation de 20 000 € (Civ. 1re, 20 février 2008).
Recours européen complémentaire
Le recours à la Cour européenne des droits de l’homme reste possible après épuisement des voies de recours internes.
La Cour peut accorder une « satisfaction équitable » sur le fondement de l’article 41 de la Convention.
Cette indemnisation s’ajoute éventuellement à celle obtenue au niveau national.
Dans l’arrêt Pipelbaum contre France (27 octobre 2004), la Cour a accordé 21 000 € pour un procès civil ayant duré 10 ans.
Les récentes évolutions jurisprudentielles
La jurisprudence a renforcé les droits des justiciables.
Depuis l’arrêt Kudla contre Pologne (26 octobre 2000), la Cour européenne exige des États qu’ils mettent en place un recours effectif pour se plaindre de la durée excessive des procédures.
La France a adapté sa jurisprudence. La Cour de cassation procède désormais à une appréciation globale et abstraite de la durée des procédures (Civ. 1re, 25 mars 2009).
Le Conseil d’État a aligné sa jurisprudence sur celle de la Cour de cassation, abandonnant l’exigence d’une faute lourde au profit d’une faute simple.
Pour les procédures les plus longues, les juridictions admettent désormais une présomption de préjudice moral.
Une analyse des statistiques montre une augmentation significative des actions en réparation pour délai déraisonnable ces dernières années.
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Sources
- Code de l’organisation judiciaire, article L. 141-1
- Convention européenne des droits de l’homme, article 6§1
- Arrêt Magiera du Conseil d’État du 28 juin 2002
- Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme