L’arbitrage international séduit par la liberté qu’il offre aux parties : liberté de choisir leurs juges, la procédure, les règles de droit applicables… Une flexibilité précieuse dans le contexte complexe du commerce mondial. Mais cette autonomie de la volonté est-elle sans bornes ? Existe-t-il des principes supérieurs, des règles impératives que même cette justice privée ne saurait ignorer ? La réponse est oui. Des notions comme l’ordre public ou les lois de police posent des limites à la liberté contractuelle et à la mission de l’arbitre. De plus, l’interaction avec certains domaines spécifiques, comme le droit de la concurrence, soulève des questions complexes quant à l’arbitrabilité des litiges et au contrôle exercé sur les sentences. Cet article explore ces frontières de l’arbitrage international.
Les « lois de police » : quand l’État impose ses règles
Au-delà des règles que les parties choisissent pour régir leur contrat, certains États édictent des lois considérées comme si essentielles pour la sauvegarde de leurs intérêts publics (politiques, sociaux, économiques) qu’elles doivent s’appliquer impérativement à toute situation présentant un lien de rattachement suffisant avec cet État, quelle que soit la loi normalement applicable au contrat. Ce sont les lois de police (parfois appelées lois d’application immédiate).
On les rencontre dans des domaines variés : contrôle des changes, embargos, protection des biens culturels, règles de sécurité impératives, certaines protections fondamentales en droit du travail ou en droit de la consommation, réglementation des intermédiaires commerciaux…
Pour l’arbitre international, qui n’a pas de « for » (tribunal d’attache), la situation est particulière. Toutes les lois nationales lui sont, en théorie, étrangères. Il n’est donc pas directement lié par les lois de police d’un État donné, même celui du siège de l’arbitrage ou celui dont la loi régit le contrat. Cependant, ignorer une loi de police pertinente peut s’avérer périlleux. Si la sentence rendue méconnaît une loi de police du pays où son exécution sera demandée, elle risque fort de se heurter à un refus d’exécution pour contrariété à l’ordre public de cet État. L’arbitre prudent doit donc identifier les lois de police potentiellement applicables (celles des pays ayant des liens étroits avec le litige) et en tenir compte dans sa décision, non pas parce qu’il y est juridiquement contraint, mais pour assurer l’efficacité internationale de sa sentence et répondre aux attentes légitimes des parties quant à la légalité de leur opération.
L’ordre public interne vs. l’ordre public international
La notion d' »ordre public » est une autre limite classique à la liberté contractuelle (rappelée à l’article 6 du Code civil français). Il faut cependant distinguer soigneusement deux niveaux d’ordre public en matière internationale :
- L’ordre public interne : Il représente l’ensemble des règles impératives d’un système juridique national donné, auxquelles les parties ne peuvent déroger dans leurs relations purement internes. En arbitrage international, cet ordre public interne (qu’il soit français ou étranger) a une portée très limitée. Si les parties ont choisi une loi nationale pour régir leur contrat, l’arbitre appliquera en principe les règles impératives de cette loi, sauf si les parties y ont clairement dérogé par une clause spécifique de leur contrat. Si l’arbitre choisit lui-même une loi nationale applicable (en l’absence de choix des parties), il n’est généralement pas tenu d’en appliquer toutes les règles impératives. L’ordre public interne d’un pays n’est pas, en soi, une limite pour l’arbitre international.
- L’ordre public international (OPI) : C’est une notion plus restreinte mais plus fondamentale. Elle désigne un ensemble de principes et de valeurs considérés comme essentiels par un ordre juridique donné (ici, l’ordre juridique français) dans les relations internationales. Il s’agit du « noyau dur » des conceptions juridiques et morales d’un pays, dont le respect s’impose même dans un contexte international.
- Contenu : L’OPI français comprend des aspects procéduraux (respect des droits de la défense, du contradictoire, de l’égalité des parties, principe d’impartialité des arbitres) et substantiels (interdiction des activités illicites comme la corruption, le trafic de drogue, le terrorisme ; respect de certains droits fondamentaux de la personne ; principes essentiels du droit économique comme la liberté du commerce et de l’industrie ou la prohibition des engagements perpétuels). Ce contenu est évolutif et apprécié par les tribunaux français.
- Fonction : L’OPI sert principalement de limite à la reconnaissance et à l’exécution en France des sentences arbitrales internationales. L’article 1520-5° du Code de procédure civile prévoit que le recours en annulation est ouvert si la reconnaissance ou l’exécution de la sentence est contraire à l’ordre public international. De même, l’article 1514 conditionne l’exequatur à l’absence de contrariété manifeste à cet OPI.
Le contrôle exercé par le juge français sur la conformité de la sentence à l’OPI est un contrôle approfondi. Le juge examine la solution retenue dans la sentence et vérifie, en analysant les faits et le droit pertinents, si elle heurte de manière caractérisée une règle relevant de l’OPI français. Il n’est plus limité à la seule recherche d’une violation « flagrante ».
Les règles matérielles de droit international privé
Parfois, pour répondre aux besoins spécifiques du commerce international et éviter les incertitudes liées à l’application des règles de conflit de lois, la jurisprudence française a développé des règles matérielles. Ce sont des règles de droit substantiel, directement applicables aux situations internationales, sans passer par la désignation d’une loi nationale via une règle de conflit.
Plusieurs principes fondamentaux de l’arbitrage international français relèvent de cette catégorie :
- Le principe de validité et d’autonomie de la convention d’arbitrage internationale (jurisprudences Gosset, Dalico).
- La capacité des personnes morales de droit public à conclure une convention d’arbitrage internationale (jurisprudence Galakis).
Ces règles matérielles visent à offrir des solutions prévisibles et adaptées aux spécificités des relations commerciales internationales, en consacrant souvent des principes largement reconnus par la pratique.
L’arbitrage face au droit de la concurrence : une relation complexe
Le droit de la concurrence (interdiction des ententes anticoncurrentielles, abus de position dominante…) constitue un ensemble de règles impératives visant à protéger le bon fonctionnement du marché. Son interaction avec l’arbitrage soulève plusieurs questions.
- Arbitrabilité : Un litige impliquant l’application du droit de la concurrence peut-il être soumis à l’arbitrage ? La réponse, après quelques hésitations passées, est aujourd’hui clairement oui. Que ce soit pour le droit européen (articles 101 et 102 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne – TFUE), le droit français (Livre IV du Code de commerce) ou les droits étrangers (comme le Sherman Act américain), il est admis que les arbitres peuvent trancher des litiges où des règles de concurrence sont en jeu.
- Application par l’arbitre : L’arbitre confronté à des questions de concurrence doit appliquer les règles pertinentes :
- Droit de l’UE : Les articles 101 et 102 TFUE sont considérés comme faisant partie de l’ordre public international (au moins pour l’Europe). L’arbitre dont la sentence est destinée à être exécutée dans l’UE doit les appliquer, même d’office (sous réserve du contradictoire). Depuis le Règlement (CE) n° 1/2003, l’arbitre a même le pouvoir d’apprécier si une entente restrictive remplit les conditions d’exemption de l’article 101§3 TFUE.
- Droit national (français ou étranger) : L’arbitre l’appliquera s’il constitue la loi choisie par les parties ou déterminée par lui comme applicable au fond.
- Contrôle judiciaire : C’est ici que l’interaction est la plus sensible. La conformité de la sentence aux règles fondamentales du droit de la concurrence est contrôlée par le juge de l’annulation ou de l’exequatur au titre de l’ordre public international (article 1520-5°). Si le juge estime que la sentence avalise une pratique anticoncurrentielle prohibée ou méconnaît une règle essentielle de concurrence relevant de l’OPI, il pourra l’annuler ou refuser son exécution. Comme indiqué précédemment, ce contrôle est désormais approfondi et ne se limite plus aux violations « flagrantes ». Le juge réexamine les faits et le droit pour s’assurer de la compatibilité de la solution arbitrale avec l’OPI concurrentiel.
- Coopération et règlement amiable : L’Union Européenne cherche à articuler arbitrage et application publique du droit de la concurrence. Le Règlement 1/2003 envisageait la possibilité pour la Commission ou les autorités nationales de concurrence d’intervenir comme amicus curiae (observateur apportant son éclairage) dans des procédures arbitrales, bien que cette pratique reste limitée. Plus récemment, la Directive 2014/104/UE sur les actions en dommages et intérêts pour infractions au droit de la concurrence encourage explicitement les modes de règlement amiable, y compris l’arbitrage, pour résoudre ces contentieux indemnitaires.
En somme, si l’arbitrage international offre un espace de liberté contractuelle et procédurale important, il n’échappe pas à l’emprise de règles fondamentales. L’arbitre doit naviguer avec soin entre la volonté des parties, les règles de droit applicables, et les exigences impératives des lois de police et de l’ordre public international, particulièrement dans des domaines sensibles comme le droit de la concurrence, sous peine de voir sa sentence privée d’effet par le contrôle du juge étatique.
L’interaction entre arbitrage et règles impératives comme l’ordre public ou le droit de la concurrence soulève des questions complexes. Pour anticiper ces enjeux dans vos contrats ou défendre une sentence, l’expertise de notre cabinet est un atout majeur. Contactez-nous.
Sources
- Code de procédure civile (notamment articles 1506, 1511, 1514, 1520)
- Code civil (notamment article 6)
- Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) (notamment articles 101, 102)
- Règlement (CE) n° 1/2003 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité (devenu 101 et 102 TFUE)
- Directive 2014/104/UE relative aux actions en dommages et intérêts pour infractions au droit de la concurrence
- Jurisprudence clé (mentionnée à titre indicatif : Cass. Civ. 1ère, 2 mai 1966, Galakis; Cass. Ass. Plén., 24 mai 1975, Cafés Jacques Vabre; CJCE, 1er juin 1999, Eco Swiss; Cass. Civ. 1ère, 4 juin 2008, Thales)