Quand les éléments de preuve risquent de disparaître, l’article 145 du Code de procédure civile offre un outil précieux. Cette procédure permet d’organiser la conservation des preuves avant même d’engager un procès. Son mécanisme juridique mérite d’être précisément compris.
L’article 145 : un mécanisme préventif essentiel
L’article 145 du Code de procédure civile permet d’obtenir, avant tout procès, des mesures d’instruction légalement admissibles. La jurisprudence qualifie cette procédure de « mesure d’instruction in futurum ».
Sa rédaction est claire : « S’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé. »
Son intérêt pratique ? Anticiper un litige potentiel en sécurisant des preuves qui risqueraient de disparaître.
Conditions d’obtention d’une ordonnance probatoire
Pour obtenir une mesure d’instruction préventive, plusieurs conditions doivent être réunies :
- L’absence de procès au fond déjà engagé
- Un motif légitime
- La pertinence et l’utilité des faits à prouver
- Une mesure légalement admissible
La mesure doit être sollicitée avant tout procès. Comme l’a précisé la Cour de cassation dans un arrêt du 21 juin 1995, lorsqu’un tribunal est déjà saisi au fond, l’article 145 devient inopérant. Il faut alors utiliser l’article 812 du Code de procédure civile pour une ordonnance sur requête générale.
Le « motif légitime » : pierre angulaire du dispositif
La notion de « motif légitime » constitue l’exigence fondamentale. Elle s’apprécie au regard de deux critères :
- L’utilité de la mesure sollicitée
- L’intérêt légitime du demandeur
La jurisprudence reconnaît généralement un motif légitime quand la mesure peut contribuer à la solution d’un litige éventuel. Un arrêt de la 2e chambre civile du 2 juillet 2009 a rejeté une demande pour absence de motif légitime, confirmant l’importance de cette condition.
La jurisprudence admet la légitimité d’une entreprise soupçonnant une concurrence déloyale à demander la nomination d’un huissier pour constater des faits ou prélever des documents comptables. Un employeur peut également obtenir l’accès aux données de l’ordinateur professionnel d’un salarié en cas de soupçon fondé.
Urgence : un critère fluctuant dans la jurisprudence
La question de l’urgence a longtemps divisé la jurisprudence. Trois arrêts de la Cour de cassation du 7 mai 2008 avaient créé la surprise en exigeant cette condition. Cette position contredisait la jurisprudence antérieure initiée par un arrêt de la Chambre mixte du 7 mai 1982.
Le revirement s’est produit le 15 janvier 2009 : la 2e chambre civile de la Cour de cassation a clairement affirmé que « l’urgence n’est pas une condition requise pour que soient ordonnées sur requête des mesures d’instruction sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile ». Cette position a été confirmée par des arrêts ultérieurs du 9 avril 2009 et du 2 juillet 2009.
Référé ou requête : un choix stratégique
L’article 145 offre deux voies procédurales : le référé (contradictoire) ou la requête (non contradictoire).
La voie de la requête reste subsidiaire. Elle n’est justifiée que par l’existence de circonstances imposant une dérogation au principe de la contradiction. Ces circonstances peuvent être :
- Le risque de destruction des preuves (arrêt de la 2e chambre civile du 8 décembre 2009)
- L’impossibilité d’identifier l’adversaire
- La nécessité d’un effet de surprise
Le juge apprécie ces circonstances au cas par cas. Un exemple typique est le constat d’adultère, où la jurisprudence admet traditionnellement la dérogation au contradictoire.
Prescription civile : l’effet suspensif des mesures d’instruction
Depuis la loi du 17 juin 2008 réformant la prescription civile, les mesures d’instruction préventives bénéficient d’un effet suspensif de prescription. L’article 2239 du Code civil prévoit que « le délai recommence à courir, pour une durée qui ne peut être inférieure à six mois, à compter du jour où la mesure a été exécutée ».
Cette disposition protège le créancier contre l’acquisition de la prescription pendant l’exécution de la mesure probatoire. Toutefois, cet effet suspensif sera anéanti si l’ordonnance est rétractée ou infirmée.
Limites : vie privée et secret des affaires
Les mesures d’instruction in futurum se heurtent parfois à des droits fondamentaux comme la vie privée ou le secret des affaires.
Selon un arrêt de la 2e chambre civile du 8 février 2006, le secret des affaires ne constitue pas un obstacle absolu. Il représente simplement un paramètre dans l’appréciation du motif légitime.
Concernant la vie privée des salariés, un arrêt marquant de la chambre sociale du 23 mai 2007 a validé l’accès aux données personnelles d’un ordinateur professionnel, infléchissant la jurisprudence Nikon de 2001. L’huissier avait rempli sa mission en présence du salarié, respectant ainsi un minimum de contradictoire.
La jurisprudence valide également le constat d’adultère ordonné sur requête, considérant qu’il s’agit d’une atteinte légitime à la vie privée, liée à l’obligation de fidélité entre époux (article 212 du Code civil).
Un équilibre délicat doit donc être trouvé entre l’efficacité probatoire et la protection des droits fondamentaux.
Dans la pratique quotidienne du contentieux, l’article 145 du Code de procédure civile reste un outil stratégique. Maniée avec précaution par un avocat compétent, cette procédure permet de sécuriser des preuves cruciales et parfois d’inverser le rapport de force dans un litige.
Nos avocats peuvent vous aider à mettre en place la stratégie probatoire la plus adaptée à votre situation. N’attendez pas que les preuves disparaissent. Contactez-nous pour une consultation personnalisée.
Sources
- Article 145 du Code de procédure civile
- Article 2239 du Code civil
- Civ. 2e, 7 mai 2008, n° 07-14.860, n° 07-14.857 et n° 07-14.858
- Civ. 2e, 15 janvier 2009, n° 08-10.771
- Civ. 2e, 9 avril 2009, n° 08-15.507
- Civ. 2e, 2 juillet 2009, n° 08-15.508 et n° 07-20.968
- Soc. 23 mai 2007, n° 05-17.818
- Civ. 2e, 21 juin 1995, n° 93-19.107
- Chambre mixte, 7 mai 1982, n° 82-12.462
- Com. 8 décembre 2009, n° 08-21.253
- BATUT, « Les mesures d’instruction in futurum », Rapport de la Cour de cassation pour 1999
- CHABOT, « Remarques sur la finalité probatoire de l’article 145 du nouveau code de procédure civile », D. 2000, Chron. 256