L’économie numérique transforme nos vies et nos entreprises à une vitesse fulgurante. Face à l’émergence d’acteurs technologiques majeurs qui structurent l’accès à de nombreux services en ligne, l’Union Européenne a décidé d’adapter son cadre réglementaire afin d’assurer des marchés numériques équitables et ouverts. Le Règlement sur les Marchés Numériques, ou Digital Markets Act (DMA), entré en application en 2023, représente une étape majeure dans cette évolution. Il vient s’ajouter aux outils existants pour aborder les défi s du droit de la concurrence sur Internet. Il vise à garantir que les marchés numériques restent équitables et ouverts à la concurrence, en imposant des obligations spécifiques aux plus grandes plateformes. Mais qu’est-ce que le DMA change concrètement ? Comment s’articule-t-il avec le droit de la concurrence traditionnel que nous connaissons ? Et quel est le rôle de l’Autorité de la concurrence française dans ce nouveau paysage ? Cet article décrypte pour vous les enjeux de cette nouvelle réglementation.
Qu’est-ce que le DMA (Règlement sur les marchés numériques) ?
Le DMA (Règlement (UE) 2022/1925) est une législation européenne qui a pour ambition de prévenir les déséquilibres concurrentiels sur les marchés numériques avant même qu’ils ne produisent des effets néfastes. L’idée centrale est que certaines très grandes plateformes en ligne jouent un rôle de « contrôleurs d’accès » (ou gatekeepers en anglais) entre les entreprises et les consommateurs finaux, et que leur position leur confère un pouvoir de marché tel qu’il risque d’étouffer l’innovation et la concurrence, notamment en ciblant les risques liés à l’abus de position dominante sur Internet.
- Qui sont les « contrôleurs d’accès » ? Le DMA ne vise pas toutes les entreprises numériques. Il cible spécifiquement un petit nombre de très grandes entreprises désignées par la Commission européenne. Pour être désignée « contrôleur d’accès », une entreprise doit fournir un ou plusieurs « services de plateforme essentiels » (comme les moteurs de recherche, les réseaux sociaux, certains services de messagerie, les systèmes d’exploitation, les places de marché en ligne, les boutiques d’applications…) et remplir des critères quantitatifs stricts liés à son chiffre d’affaires européen, sa capitalisation boursière et surtout son nombre d’utilisateurs actifs (tant professionnels que finaux). La Commission a déjà désigné plusieurs entreprises bien connues comme contrôleurs d’accès pour certains de leurs services.
- Une régulation « ex ante » : l’anticipation plutôt que la sanction. C’est la grande nouveauté du DMA par rapport au droit de la concurrence classique. Au lieu d’attendre qu’une pratique produise des effets anticoncurrentiels pour l’analyser et éventuellement la sanctionner (approche ex post), le DMA impose directement aux contrôleurs d’accès désignés une liste d’obligations à respecter et d’interdictions à ne pas franchir (approche ex ante). L’idée est d’agir en amont pour maintenir des marchés ouverts.
- Quelles obligations et interdictions ? Le DMA contient une vingtaine de règles précises. Sans être exhaustif, voici quelques exemples concrets de ce que les contrôleurs d’accès doivent faire ou ne plus faire :
- Ne pas favoriser leurs propres services par rapport à ceux des entreprises tierces qui utilisent leur plateforme (interdiction de l’auto-préférence).
- Permettre aux utilisateurs professionnels d’accéder aux données qu’ils génèrent en utilisant la plateforme.
- Permettre aux utilisateurs finaux de désinstaller facilement les applications préinstallées sur un système d’exploitation ou un appareil.
- Ne pas empêcher les entreprises de proposer les mêmes produits ou services à des prix différents sur d’autres plateformes ou sur leur propre site web (clauses de parité restreintes).
- Ne pas utiliser les données non publiques des entreprises utilisatrices pour concurrencer ces mêmes entreprises.
- Permettre l’interopérabilité de certaines fonctionnalités de base de leurs services de messagerie avec ceux de concurrents plus petits (sous conditions techniques).
- Qui contrôle le respect du DMA ? C’est principalement la Commission européenne qui est chargée de surveiller l’application du DMA et de sanctionner les manquements. Les amendes prévues peuvent être extrêmement élevées, pouvant atteindre 10% du chiffre d’affaires mondial total de l’entreprise, et même 20% en cas de récidive.
DMA et Droit de la Concurrence : Deux Outils Complémentaires
Une question essentielle est de savoir comment ce nouveau règlement s’articule avec les règles de concurrence que nous appliquons depuis des décennies.
Le point fondamental est que le DMA ne remplace pas le droit de la concurrence existant. Les règles interdisant les ententes (article 101 TFUE et L. 420-1 du code de commerce) et les abus de position dominante (article 102 TFUE et L. 420-2 du code de commerce) continuent de s’appliquer pleinement, y compris aux entreprises désignées comme contrôleurs d’accès. De même, les règles nationales sur les pratiques restrictives (comme le déséquilibre significatif, L. 442-1 C. com.) ou sur le contrôle des concentrations restent en vigueur.
Le DMA et le droit de la concurrence sont donc complémentaires :
- Champ d’application différent : Le DMA vise spécifiquement les contrôleurs d’accès désignés et leur impose des règles prédéfinies en raison de leur statut. Le droit de la concurrence s’applique potentiellement à toute entreprise, quelle que soit sa taille, dès lors qu’elle participe à une entente ou abuse d’une position dominante, ce qui nécessite une analyse au cas par cas des effets sur le marché.
- Approche différente : Le DMA est préventif (ex ante), le droit de la concurrence est principalement répressif (ex post).
- Interactions possibles : Une même pratique d’un contrôleur d’accès pourrait potentiellement enfreindre à la fois une obligation du DMA et constituer un abus de position dominante au sens du droit de la concurrence. Dans ce cas, la Commission européenne et/ou les autorités nationales de concurrence pourraient choisir l’outil le plus approprié pour traiter le problème. Par exemple, même si une pratique est couverte par le DMA, l’Autorité de la concurrence française pourrait décider d’intervenir sur le fondement de l’article L. 420-2 si cela permet d’obtenir une solution plus rapide ou mieux adaptée au contexte national. Inversement, les principes sous-jacents au DMA pourraient influencer la manière dont les autorités de concurrence interprètent la notion d’abus de position dominante dans le secteur numérique.
Quel rôle pour l’Autorité de la concurrence française dans ce cadre ?
Si la Commission européenne est le chef d’orchestre de l’application du DMA, les autorités nationales de concurrence, comme l’Autorité française, ont néanmoins un rôle à jouer, précisé notamment par la loi française visant à sécuriser et réguler l’espace numérique (dite loi SREN).
- Assistance à la Commission : L’Autorité de la concurrence (ainsi que les services du ministre/DGCCRF) doit prêter assistance à la Commission lorsque celle-ci mène des enquêtes ou des inspections en France dans le cadre du DMA. Cela peut impliquer de faciliter l’accès aux locaux, d’aider à recueillir des informations ou d’assister lors d’auditions.
- Enquêtes nationales d’initiative : L’Autorité peut, de sa propre initiative, ouvrir une enquête si elle suspecte un non-respect des obligations du DMA sur le territoire français. L’objectif principal de ces enquêtes est de rassembler des informations et de les transmettre à la Commission européenne, qui reste compétente pour prendre les mesures coercitives.
- Point de contact pour les informations : Les entreprises ou autres acteurs peuvent signaler à l’Autorité française des pratiques ou comportements de contrôleurs d’accès qui leur semblent contraires au DMA. L’Autorité a alors l’obligation de transmettre ces informations à la Commission si elle les juge pertinentes.
- Application continue du droit de la concurrence : C’est sans doute le rôle le plus important. L’Autorité française conserve toute sa compétence pour appliquer les articles L. 420-1 et L. 420-2 du code de commerce, ainsi que les articles 101 et 102 TFUE, aux acteurs du numérique, y compris aux contrôleurs d’accès désignés par la Commission. Elle peut donc continuer à sanctionner les ententes ou les abus de position dominante dans le secteur numérique, parallèlement à l’application du DMA par la Commission.
En résumé, si l’Autorité française n’est pas le gendarme principal du DMA, elle agit comme un relais important pour la Commission en France et conserve son rôle essentiel d’application des règles de concurrence traditionnelles, qui restent plus que jamais pertinentes dans l’économie numérique.
Quelles implications pratiques pour votre entreprise ?
L’arrivée du DMA a des conséquences variables selon la position de votre entreprise sur les marchés numériques.
- Pour les (potentiels) contrôleurs d’accès : Le DMA impose des obligations de conformité majeures et des changements potentiellement profonds dans leurs modèles d’affaires. Le risque financier en cas de non-respect est considérable. Une veille réglementaire et juridique constante et une adaptation proactive sont indispensables.
- Pour les entreprises utilisatrices de plateformes : Si vous dépendez de services fournis par un contrôleur d’accès (par exemple, une place de marché, une boutique d’applications, un moteur de recherche pour votre visibilité), le DMA peut vous conférer de nouveaux droits. Vous pourriez avoir un meilleur accès à vos données clients, plus de liberté pour proposer des offres différentes hors de la plateforme, ou moins craindre d’être désavantagé par rapport aux services propres de la plateforme. Il devient stratégique de connaître ces nouvelles règles pour éventuellement les faire valoir.
- Pour les concurrents des contrôleurs d’accès : Le DMA vise explicitement à rendre les marchés plus « contestables », c’est-à-dire plus ouverts à la concurrence. En limitant certaines pratiques des acteurs dominants, il pourrait créer de nouvelles opportunités pour des entreprises innovantes ou de plus petite taille.
- Pour toutes les entreprises du numérique : L’adoption du DMA, combinée à d’autres textes comme le DSA (Digital Services Act) et à une application plus stricte du droit de la concurrence classique dans ce secteur, signale une attention réglementaire accrue. Les entreprises doivent intégrer cette dimension dans leur stratégie de développement.
Un paysage en pleine évolution
Le DMA est une réglementation ambitieuse et complexe, dont tous les effets se déploieront progressivement. Son interaction avec le droit de la concurrence existant, les interprétations qu’en feront la Commission et les tribunaux européens, ainsi que la manière dont les entreprises s’y adapteront, dessineront le paysage concurrentiel numérique de demain. Il est certain que les entreprises opérant dans cet écosystème doivent rester particulièrement vigilantes et bien conseillées pour naviguer dans ce nouvel environnement réglementaire.
Le cadre juridique applicable au secteur numérique est en constante mutation. Comprendre les implications du DMA et son articulation avec le droit de la concurrence est devenu essentiel pour de nombreuses entreprises. Notre cabinet suit de près ces évolutions et peut vous aider à évaluer l’impact de ces nouvelles règles sur votre activité et à définir la meilleure stratégie. Pour bénéficier d’un conseil juridique stratégique et personnalisé, n’hésitez pas à nous contacter pour discuter de votre situation spécifique.
Sources
- Règlement (UE) 2022/1925 du Parlement européen et du Conseil du 14 septembre 2022 relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique (DMA).
- Loi n° 2024-449 du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique (SREN).
- Code de commerce, notamment les articles L. 450-11, L. 450-12, L. 462-9-2, L. 490-9 (tels que modifiés ou créés en lien avec le DMA/SREN).
- Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), articles 101 et 102.
- Code de commerce, articles L. 420-1 et L. 420-2 (droit français des pratiques anticoncurrentielles).
- Communications et décisions de la Commission européenne relatives au DMA.