Vous avez acheté un appareil défectueux dans un magasin et le vendeur refuse la garantie ? Vous êtes dirigeant d’entreprise et un contrat que vous pensiez purement professionnel se retrouve mêlé à des aspects de votre vie privée ? La question de savoir quel tribunal est compétent pour trancher votre litige n’est pas toujours simple. Contrairement à une idée reçue, ce n’est pas parce qu’un commerçant ou une société commerciale est impliqué que l’affaire relèvera automatiquement du tribunal de commerce. Tout dépend de la nature juridique de l’acte ou du fait qui est à l’origine du conflit.
Le droit français distingue les actes « civils » des « actes de commerce ». Cette distinction est fondamentale car elle détermine en grande partie la juridiction compétente. Plus complexe encore est la situation des « actes mixtes », ces actes qui sont commerciaux pour une partie mais civils pour l’autre. Cet article a pour objectif de vous éclairer sur ces notions : nous allons détailler ce qu’est un acte de commerce, expliquer le fonctionnement parfois déroutant des actes mixtes et leur impact sur le choix du tribunal, et enfin présenter les domaines importants où le tribunal judiciaire (civil) reste compétent, même lorsque l’affaire semble relever du monde des affaires.
Identifier un « acte de commerce » : au-delà du simple contrat
Pour savoir si le tribunal de commerce est potentiellement compétent, il faut d’abord déterminer si le litige porte sur un « acte de commerce ». Le code de commerce ne donne pas de définition générale, mais il liste une série d’activités et d’opérations considérées comme commerciales. On peut les regrouper en plusieurs catégories.
Les actes commerciaux par nature : l’activité économique au cœur
Ce sont les actes qui sont commerciaux en raison de leur nature même, car ils s’inscrivent typiquement dans une logique d’entreprise, de spéculation ou d’intermédiation professionnelle. L’article L. 110-1 du code de commerce en donne une liste non exhaustive :
- L’achat pour revendre : C’est l’acte de commerce le plus classique. Acheter des biens (marchandises, matières premières…) ou même des immeubles dans l’intention de les revendre pour réaliser un bénéfice est une activité commerciale. Le commerçant qui tient une boutique, le négociant en gros, mais aussi le marchand de biens immobiliers réalisent des actes de commerce par nature.
- Les activités industrielles : Transformer des matières premières ou des produits semi-finis (la « manufacture » selon le terme ancien du code) est une activité commerciale.
- Les entreprises de services variés : De nombreuses activités de service sont considérées comme commerciales lorsqu’elles sont exercées en entreprise. Citons par exemple les entreprises de location de meubles (matériel, véhicules), les entreprises de transport (terrestre, maritime, aérien), l’organisation de spectacles publics (cinémas, théâtres, concerts – sous conditions), les agences d’affaires (agences immobilières, agences de voyages, entreprises de recouvrement…).
- Les opérations financières : Les opérations de banque (réception de fonds, opérations de crédit, gestion de moyens de paiement) sont des actes de commerce par nature lorsqu’elles sont réalisées par un établissement bancaire. Il en va de même pour la plupart des opérations d’assurance (à l’exception notable des sociétés d’assurance mutuelles qui conservent un statut civil et relèvent donc du tribunal judiciaire).
Pour qu’une activité soit qualifiée de commerciale par nature, elle doit généralement être exercée de manière habituelle, répétée et dans un but lucratif (intention de réaliser un profit).
Les actes toujours commerciaux, quelle que soit la personne : les actes par la forme
Certains actes sont considérés comme commerciaux par la loi en raison de leur forme même, indépendamment de la qualité de la personne qui les accomplit (commerçant ou non) et de l’objectif poursuivi.
- La lettre de change : C’est un instrument de paiement et de crédit très spécifique, utilisé principalement entre professionnels. La simple signature d’une lettre de change (que ce soit en tant que tireur, tiré, endosseur ou avaliste) constitue un acte de commerce pour celui qui signe, même s’il s’agit d’un particulier agissant pour des raisons non commerciales. Par conséquent, tout litige portant sur une lettre de change relève de la compétence du tribunal de commerce.
- Le cautionnement d’une dette commerciale (depuis le 1er janvier 2022) : Une réforme importante issue d’une ordonnance du 15 septembre 2021 a modifié la nature du cautionnement. Désormais, le fait de se porter caution pour garantir une dette commerciale est réputé être un acte de commerce, et ce, « entre toutes personnes ». Cela signifie que même si vous êtes un particulier et que vous vous portez caution (par exemple, pour un prêt contracté par la société de votre enfant), votre engagement est considéré comme commercial si la dette principale l’est. Le tribunal de commerce est donc compétent pour les litiges relatifs à ce cautionnement. Il existe toutefois une nuance importante introduite par la même réforme : si la caution n’a pas souscrit cet engagement dans le cadre de son activité professionnelle, elle ne peut pas se voir opposer une éventuelle clause compromissoire (clause prévoyant le recours à l’arbitrage) qui figurerait dans l’acte.
Quand un acte civil devient commercial : l’accessoire suit le principal
Il arrive qu’un acte, qui serait normalement de nature civile, acquière un caractère commercial parce qu’il est accompli par un commerçant pour les besoins directs de son activité professionnelle. C’est la théorie de « l’accessoire commercial ».
Le principe est simple : l’accessoire (l’acte civil) suit le régime du principal (l’activité commerciale). Ainsi, l’emprunt contracté par un commerçant pour financer son stock, l’achat d’un véhicule utilitaire pour ses livraisons, ou même un cautionnement qu’il aurait donné pour garantir une dette liée à son commerce (avant la réforme de 2021 qui le rend commercial par la forme) sont considérés comme des actes de commerce par accessoire.
Pour faciliter les choses, la jurisprudence a posé une présomption : tout acte accompli par un commerçant est présumé avoir été fait pour les besoins de son commerce. C’est donc à lui, s’il veut échapper à la compétence du tribunal de commerce ou aux règles commerciales, de prouver que l’acte en question relevait de sa sphère purement privée et n’avait aucun lien avec son activité professionnelle.
L’acte mixte : une situation fréquente, des règles spécifiques
La distinction entre acte civil et acte de commerce se complique avec la notion d' »acte mixte ». C’est une situation très fréquente dans la vie quotidienne et source de nombreuses interrogations sur la compétence des tribunaux.
Qu’est-ce qu’un acte mixte ?
Un acte est dit « mixte » lorsqu’il présente une nature différente pour chacune des parties : il est commercial pour l’une et civil pour l’autre.
Les exemples sont légion :
- Relation Commerçant / Non-commerçant :
- L’achat d’un bien de consommation par un particulier dans un magasin : l’acte est commercial pour le vendeur (achat pour revente) mais civil pour l’acheteur (usage personnel).
- Le prêt accordé par une banque à un particulier pour un besoin personnel (achat immobilier, crédit à la consommation) : commercial pour la banque, civil pour l’emprunteur.
- Le contrat d’assurance habitation ou automobile souscrit par un particulier : commercial pour l’assureur (sauf mutuelle), civil pour l’assuré.
- Le contrat de travail : commercial (par accessoire) pour l’employeur entreprise, mais civil pour le salarié.
- Relation entre Commerçants, mais l’un agit à titre privé : Un boulanger (commerçant) achète une voiture pour son usage personnel auprès d’un concessionnaire automobile (commerçant). L’acte est commercial pour le concessionnaire, mais civil pour le boulanger qui n’achète pas pour son activité.
La règle du choix pour le non-commerçant : qui peut saisir quel tribunal ?
Face à un acte mixte, la question de la compétence juridictionnelle est résolue par une règle fondamentale qui vise à protéger la partie pour qui l’acte est civil (le non-commerçant ou le commerçant agissant à titre privé) :
- Si c’est le non-commerçant qui est demandeur (celui qui engage la procédure) : Il bénéficie d’une option de compétence. Il peut choisir d’assigner le commerçant soit devant le tribunal judiciaire (la juridiction civile, qui est son juge « naturel »), soit devant le tribunal de commerce (la juridiction « naturelle » du défendeur commerçant). Ce choix peut dépendre de divers facteurs : proximité géographique, perception de la rapidité ou de la spécialisation de la juridiction, stratégie procédurale…
- Si c’est le commerçant qui est demandeur contre le non-commerçant : Il n’a pas le choix. Il doit obligatoirement saisir le tribunal judiciaire. Le commerçant ne peut en aucun cas imposer la compétence du tribunal de commerce à la partie civile. Cette règle est d’ordre public de protection.
Cette asymétrie est au cœur du régime des actes mixtes et vise à éviter qu’une partie considérée comme « plus faible » ou moins familière des juridictions commerciales ne soit contrainte de plaider devant un tribunal qui n’est pas son juge naturel.
Les domaines réservés au tribunal judiciaire (même en contexte commercial)
Au-delà des actes mixtes, il existe des domaines spécifiques où, malgré un lien évident avec le monde des affaires ou l’activité commerciale, la loi a expressément confié la compétence exclusive au tribunal judiciaire (la juridiction civile). Le tribunal de commerce ne peut alors pas intervenir, même si les deux parties sont des commerçants.
Les baux commerciaux : une compétence traditionnellement civile
Cela peut surprendre, mais le contentieux relatif au statut des baux commerciaux (les baux conclus pour l’exploitation d’un fonds de commerce ou artisanal) relève en grande partie de la compétence du tribunal judiciaire. Historiquement, cette matière était rattachée au droit immobilier et à la propriété, relevant des juridictions civiles. Ainsi, les litiges concernant :
- La fixation du prix du bail révisé ou renouvelé (souvent confiée spécifiquement au Président du tribunal judiciaire, surnommé le « juge des loyers commerciaux »).
- Les contestations sur le droit au renouvellement du bail.
- La fixation de l’indemnité d’éviction due au locataire en cas de refus de renouvellement non justifié.
- La validité d’un congé ou d’une demande de renouvellement. … sont de la compétence du tribunal judiciaire.
Attention toutefois, cette compétence civile n’est pas absolue. Si le litige ne porte pas directement sur l’application des règles spécifiques du statut des baux commerciaux, mais par exemple sur un simple recouvrement de loyers impayés entre deux sociétés commerciales, le tribunal de commerce peut retrouver sa compétence naturelle pour les litiges entre commerçants. La distinction est parfois subtile.
Propriété intellectuelle (marques, brevets, droits d’auteur…) : protection par le juge civil
La protection des droits de propriété intellectuelle est un enjeu majeur pour les entreprises. Cependant, les litiges dans ce domaine relèvent de la compétence exclusive du tribunal judiciaire. Que ce soit pour une action en contrefaçon de marque ou de brevet, une action en nullité d’un titre de propriété industrielle, ou un litige relatif aux droits d’auteur sur un logiciel ou une création, c’est le juge civil qui est compétent. La loi a même désigné un nombre limité de tribunaux judiciaires sur le territoire comme étant spécialement compétents pour ces matières techniques, afin de garantir une certaine expertise des magistrats.
Certaines affaires immobilières
Enfin, les actions qui touchent directement à la propriété immobilière elle-même, comme les actions visant à revendiquer la propriété d’un bien (actions pétitoires) ou à protéger sa possession (actions possessoires), relèvent de la compétence exclusive du tribunal judiciaire, même si le bien est utilisé pour une activité commerciale.
La qualification juridique de votre litige est déterminante pour choisir le bon tribunal. Une erreur peut avoir des conséquences importantes en termes de délais et de frais. Notre cabinet peut vous aider à analyser la nature de votre affaire – acte de commerce, acte civil, acte mixte – et à engager la procédure adéquate devant la juridiction compétente. N’hésitez pas à nous contacter.
Sources
- Code de commerce, notamment les articles L. 110-1, L. 110-2 (liste des actes de commerce) et L. 721-3.
- Code civil (pour la définition des actes civils et le régime des contrats).
- Code de procédure civile (pour les règles de compétence).
- Code de l’organisation judiciaire, notamment l’article R. 211-4 (compétences spécifiques du TJ).
- Code de la propriété intellectuelle, notamment les articles L. 615-17, L. 716-3 (compétence du TJ).
- Jurisprudence constante sur le régime des actes mixtes.