Prouver l’existence d’une action de concert s’avère souvent un exercice délicat. Par nature, une telle entente entre plusieurs actionnaires pour mettre en œuvre une stratégie commune est rarement formalisée par un contrat explicite. Pour déjouer les prises de contrôle rampantes ou garantir la transparence sur les marchés financiers, le législateur a donc dû imaginer un outil permettant de révéler ces accords implicites. C’est dans ce contexte que s’inscrivent les présomptions légales d’action de concert, codifiées à l’article L. 233-10, II du Code de commerce. Loin d’être un simple détail technique, ce mécanisme constitue une pièce maîtresse du droit boursier et du droit des sociétés, dont les conséquences peuvent être considérables pour les personnes concernées.
Le principe des présomptions d’accord de l’article L. 233-10, II du Code de commerce
Plutôt que de laisser les autorités de marché ou les juges dans la difficulté de devoir prouver un accord secret, la loi a choisi de renverser la charge de la preuve dans certaines situations bien définies. Elle établit que, lorsque des liens particuliers unissent plusieurs personnes, leur accord en vue d’agir de concert est présumé. Cette approche pragmatique vise à faciliter l’établissement d’un concert en se fondant sur l’existence d’une communauté d’intérêts qui rend l’entente probable.
Justification et portée des présomptions
L’objectif premier de ces présomptions est de simplifier la preuve. En droit boursier, où la rapidité et la transparence sont essentielles, il serait impossible d’attendre la découverte d’un pacte secret pour faire appliquer les règles sur les franchissements de seuils ou les offres publiques d’acquisition. Les présomptions permettent donc d’agréger les participations de plusieurs actionnaires considérés comme agissant de concert pour vérifier si leur participation cumulée dépasse un seuil déclaratif.
Ces dispositions ne se contentent pas d’être des outils de preuve ; elles ont une portée préventive. En sachant que leurs liens familiaux, capitalistiques ou de gouvernance les exposent à une qualification de concertistes, les actionnaires sont incités à une plus grande vigilance et à une meilleure transparence dans leurs agissements. La loi part du principe que dans certaines configurations, les intérêts des parties sont si étroitement liés qu’une politique commune est une conséquence quasi naturelle de leur relation. C’est cette communauté d’intérêts qui fonde la présomption d’un accord sous-jacent.
Caractère simple ou irréfragable ? la question de la preuve contraire
Le Code de commerce qualifie ces cas de « présomptions ». En théorie juridique, cela signifie qu’elles peuvent être combattues par la preuve contraire. Il s’agit de présomptions « simples » (ou juris tantum), et non « irréfragables » (juris et de jure). En pratique, une personne visée par l’une de ces présomptions a le droit de démontrer qu’en dépit des apparences et des liens qui l’unissent à d’autres, elle n’agit pas de concert avec eux.
Cependant, le renversement d’une telle présomption est un exercice difficile. Il ne suffit pas de déclarer son indépendance ou de nier l’existence d’un accord. La personne concernée doit apporter des éléments concrets et objectifs prouvant une divergence d’intérêts réelle et durable, ou démontrant l’absence totale de stratégie commune vis-à-vis de la société. Les autorités de marché, et notamment l’Autorité des marchés financiers (AMF), se montrent particulièrement attentives sur ce point et n’acceptent que rarement de renverser ces présomptions, considérant que les liens visés par la loi sont par nature très forts.
Analyse des cinq cas de présomption légale
L’article L. 233-10, II du Code de commerce énumère limitativement cinq situations dans lesquelles un accord de concert est présumé exister.
Entre une société et ses dirigeants sociaux
La première présomption vise les liens entre une société, son président de conseil d’administration, ses directeurs généraux, les membres de son directoire ou ses gérants. La logique est évidente : les dirigeants sont tenus d’agir dans l’intérêt de la société qu’ils représentent. Leurs intérêts sont donc, par principe, alignés. Si une société acquiert des actions d’une autre entreprise, il est présumé que ses dirigeants détenant personnellement des actions de cette même entreprise partagent la même stratégie.
Cette énumération est toutefois restrictive. Elle ne vise pas les simples administrateurs ou les membres du conseil de surveillance, dont le rôle est davantage axé sur le contrôle que sur la gestion active. Néanmoins, un dirigeant visé par cette présomption peut tenter de la renverser, par exemple en démontrant que ses investissements personnels sont gérés de manière totalement indépendante et poursuivent une logique patrimoniale distincte de la stratégie industrielle de la société qu’il dirige.
Entre une société mère et les sociétés qu’elle contrôle (concert « vertical »)
C’est sans doute la présomption la plus forte et la plus difficile à contester. La loi présume un concert entre une société et les entreprises qu’elle contrôle, au sens de l’article L. 233-3 du Code de commerce (détention de la majorité des droits de vote, ou pouvoir de nommer la majorité des membres des organes de direction). Une société mère et ses filiales forment un groupe dont la politique est par définition unifiée.
Imaginer une filiale agissant à l’encontre de la stratégie de sa société mère est contraire à la logique même du contrôle capitalistique. Les participations détenues par la mère et toutes ses filiales dans une société tierce sont donc systématiquement agrégées. Cette présomption est au cœur de la notion de groupe de sociétés et sa remise en cause est exceptionnelle.
Entre des sociétés sœurs contrôlées par la même personne (concert « horizontal »)
Dans le prolongement de la logique de groupe, la loi présume également l’existence d’un concert entre des sociétés qui sont contrôlées par la même ou les mêmes personnes. Ces « sociétés sœurs » sont soumises à une même volonté stratégique, celle de leur actionnaire commun.
Si une personne, physique ou morale, contrôle les sociétés A et B, et que ces deux sociétés détiennent des parts dans une société C, il est logique de considérer qu’elles agissent de concert à l’égard de C. Leur action est coordonnée par l’entité qui les contrôle toutes les deux. Cette présomption permet de traiter un ensemble de sociétés comme un bloc homogène, reflétant la réalité économique du pouvoir.
Entre les associés d’une SAS à l’égard des sociétés qu’elle contrôle
Cette présomption, plus spécifique, a été ajoutée pour tenir compte des particularités de la société par actions simplifiée (SAS). La grande liberté statutaire offerte par la SAS permet à ses associés d’organiser très finement leurs relations et la gouvernance de la société, souvent par le biais d’un pacte d’associés intégré aux statuts. Cette structure est fréquemment utilisée comme un véhicule pour détenir des participations et organiser une stratégie commune.
Le législateur a donc considéré que la nature même de la SAS, qui repose sur un accord fort entre ses associés (intuitu personae), justifiait de présumer que ces derniers agissent de concert à l’égard des sociétés que la SAS contrôle. La présomption étend ainsi le concert aux actionnaires de la holding, et non à la holding elle-même. Cette vision est particulièrement pertinente pour l’application en droit commun des sociétés.
Entre le fiduciaire et le bénéficiaire-constituant d’une fiducie
Introduite plus récemment avec la reconnaissance de la fiducie en droit français, cette dernière présomption vise l’accord entre un fiduciaire et le bénéficiaire d’un contrat de fiducie, lorsque ce bénéficiaire est également celui qui a constitué la fiducie (le constituant). La fiducie est un mécanisme par lequel des biens ou des droits sont transférés à un fiduciaire, qui les gère dans un but déterminé au profit d’un ou plusieurs bénéficiaires.
Lorsque le constituant est aussi le bénéficiaire, le fiduciaire agit en réalité pour son compte, suivant ses instructions. La loi présume donc qu’ils agissent de concert concernant les titres placés dans le patrimoine fiduciaire. Cette règle évite que la fiducie ne soit utilisée comme un écran pour dissimuler une action concertée.
La mise en œuvre effective des présomptions
La simple existence de ces cinq cas ne suffit pas. En pratique, les situations peuvent être complexes, impliquant une combinaison de plusieurs liens.
Combinaison des présomptions : le « concert en étoile »
Les présomptions légales ne sont pas exclusives les unes des autres. Elles peuvent se combiner et créer ce que la doctrine a appelé un « concert en étoile ». Dans cette configuration, une personne centrale peut être liée à plusieurs autres par différentes présomptions, qui elles-mêmes sont liées à d’autres, formant ainsi une toile complexe d’acteurs présumés concertistes.
La jurisprudence a déjà eu à connaître de tels cas. Par exemple, la Cour de cassation a pu valider la qualification de concert dans l’affaire Hubert Industrie, où les liens entre sociétés du même groupe et leurs dirigeants respectifs ont été combinés pour établir l’existence d’un concert global. L’analyse ne se fait pas isolément pour chaque lien, mais en considérant l’ensemble des relations qui unissent les protagonistes.
Les limites et la possibilité de renversement des présomptions
Comme nous l’avons vu, il est en théorie possible de renverser une présomption simple. L’intéressé doit prouver qu’il poursuit une politique propre et distincte, en démontrant une opposition d’intérêts ou une stratégie personnelle non alignée. L’AMF a par exemple déjà admis, dans des cas très spécifiques, qu’une présomption de concert entre associés d’une SAS pouvait être écartée au vu des déclarations contraires et de l’absence de changement de contrôle.
Toutefois, ces cas restent rares. La charge de la preuve est lourde, et l’analyse des autorités est exigeante. La simple affirmation d’indépendance est insuffisante ; elle doit être étayée par des faits objectifs et vérifiables.
Dépasser la présomption : prouver l’ »action » au-delà de l’ »accord »
La qualification d’une action de concert repose sur deux piliers : un accord (l’élément objectif) et une politique commune (l’élément subjectif). Les présomptions légales ne portent que sur le premier pilier : l’accord. Elles ne dispensent pas totalement de démontrer le second.
De l’accord présumé à la démarche matérielle concertée
Même lorsqu’un accord est présumé, les conséquences les plus importantes de l’action de concert, comme l’obligation de lancer une OPA, ne sont déclenchées que si une véritable « action » est menée. La présomption facilite la première étape du raisonnement, mais ne suffit pas toujours à elle seule.
Il faut passer de l’accord présumé à la démonstration d’une démarche concrète et coordonnée. La définition générale d’une action de concert exige la « mise en œuvre » d’une politique commune. C’est l’observation des comportements qui permettra de confirmer que l’accord présumé s’est traduit par des actes.
L’utilisation du faisceau d’indices par la jurisprudence
Lorsque les présomptions ne s’appliquent pas ou qu’il faut confirmer une action concrète, la jurisprudence et l’AMF recourent à la méthode du « faisceau d’indices ». Faute de preuve directe, elles rassemblent un ensemble d’éléments concordants dont la réunion permet de déduire l’existence du concert.
- Des acquisitions de titres simultanées ou coordonnées.
- Des relations d’affaires, familiales ou financières préexistantes entre les personnes.
- L’utilisation des mêmes conseils ou des mêmes financements.
- Des votes systématiquement identiques en assemblée générale.
- Des déclarations publiques ou des changements dans la gouvernance de la société cible après les acquisitions.
L’affaire Eiffage est emblématique de cette méthode, où les juges ont déduit un concert d’un ensemble de ramassages de titres par des investisseurs espagnols, malgré leurs dénégations. Chaque indice pris isolément était peut-être insuffisant, mais leur accumulation a forgé la conviction des juges. Les conséquences sur les OPA peuvent alors être tirées.
Naviguer dans le cadre des présomptions d’action de concert exige une compréhension fine des textes et une analyse concrète des relations entre les acteurs. Une qualification erronée peut avoir des effets significatifs, allant de la simple obligation de déclaration à la nécessité de lancer une offre publique. Pour évaluer votre situation et anticiper les risques, il est souvent pertinent de solliciter une analyse adaptée. Pour toute question sur ce sujet, notre cabinet d’avocats peut vous apporter son expertise pour éclairer vos décisions stratégiques.
Sources
- Code de commerce, article L. 233-10
- Code de commerce, article L. 233-3
- Code de commerce, article L. 233-9
- Règlement général de l’Autorité des marchés financiers (AMF)