L’intervention de l’Autorité de la concurrence dans la vie d’une entreprise ne commence pas toujours par une enquête surprise. Une procédure peut également être déclenchée par le dépôt d’une plainte formelle émanant d’un concurrent, d’un fournisseur, d’un client, ou même d’une organisation professionnelle. Le ministre de l’Économie peut aussi saisir l’Autorité, tout comme cette dernière peut décider d’agir de sa propre initiative. Comprendre ces différents points de départ est essentiel, que vous envisagiez de dénoncer une pratique qui vous nuit ou que votre entreprise se retrouve visée par une procédure. Cet article détaille qui peut saisir l’Autorité, comment une affaire est initialement examinée et quelles sont les règles de temps impératives (la fameuse prescription) qui encadrent son action, tout en esquissant les voies de recours et les alternatives procédurales.
Qui peut saisir l’Autorité de la concurrence ?
Plusieurs acteurs peuvent mettre en mouvement l’Autorité de la concurrence pour qu’elle examine des pratiques potentiellement anticoncurrentielles.
- Le ministre chargé de l’économie : Il dispose d’un pouvoir général de saisine pour toute pratique qu’il suspecte d’être contraire au droit de la concurrence. Cette saisine peut être fondée sur les résultats d’une enquête menée par ses propres services (la DGCCRF) ou porter sur des faits nécessitant une instruction par l’Autorité elle-même.
- Les entreprises : Toute entreprise qui s’estime victime d’une pratique anticoncurrentielle (entente, abus de position dominante, abus de dépendance économique…) ou qui a connaissance de faits susceptibles de fausser la concurrence sur un marché où elle opère, a la possibilité de déposer une plainte formelle auprès de l’Autorité. C’est la voie la plus fréquente pour les litiges commerciaux liés à la concurrence.
- D’autres organismes : La loi reconnaît également le droit de saisir l’Autorité à diverses entités pour défendre les intérêts dont elles ont la charge. Il s’agit notamment :
- Des collectivités territoriales (communes, départements, régions).
- Des organisations professionnelles et syndicales.
- Des organisations de consommateurs agréées.
- Des chambres consulaires (chambres de commerce et d’industrie, chambres de métiers et de l’artisanat, chambres d’agriculture).
- D’autres autorités administratives indépendantes sectorielles, comme l’Autorité de régulation des communications électroniques (ARCEP), l’Autorité de régulation des transports (ART), la Commission de régulation de l’énergie (CRE), ou encore l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM).
- L’Autorité elle-même (saisine d’office) : L’Autorité de la concurrence n’est pas dépendante d’une plainte extérieure pour agir. Elle peut décider de se saisir d’office d’une situation sur la base des informations qu’elle recueille par sa veille sectorielle, suite à des indices transmis de manière informelle, ou en prolongement d’affaires antérieures. Cette capacité d’auto-saisine lui permet d’intervenir sur des problématiques qu’elle juge prioritaires pour l’économie, même en l’absence de plaignant identifié. Elle peut également se saisir d’office pour ordonner des mesures d’urgence (mesures conservatoires) si une pratique semble porter une atteinte grave et immédiate à la concurrence.
Comment se présente une saisine ?
Une saisine de l’Autorité doit respecter un certain formalisme. Elle doit être adressée par écrit, soit par lettre recommandée avec accusé de réception, soit par dépôt direct au siège de l’Autorité, soit via une plateforme électronique sécurisée mise en place par l’Autorité.
Sur le fond, la saisine doit être suffisamment précise. Elle doit exposer clairement les faits reprochés, identifier les entreprises suspectées (si possible), décrire le fonctionnement du marché concerné et expliquer en quoi les pratiques dénoncées pourraient constituer une infraction aux règles de concurrence. Idéalement, la saisine sera accompagnée d’éléments de preuve pour étayer les allégations (correspondances, contrats, témoignages, études…). Si le dossier est jugé incomplet, les services de l’Autorité peuvent demander au saisissant de fournir des compléments d’information dans un délai généralement fixé à deux mois.
L’examen initial de la saisine par l’Autorité
Une fois saisie, l’Autorité ne lance pas automatiquement une instruction approfondie. Elle procède à un examen préliminaire pour déterminer si l’affaire mérite d’être poursuivie. C’est une phase de filtrage essentielle.
Un principe important guide cet examen : la saisine in rem. Cela signifie que l’Autorité n’est pas strictement liée par les termes de la plainte. Elle est saisie des faits ou des pratiques sur un marché donné. Elle peut donc étendre son instruction à d’autres faits, d’autres entreprises, ou retenir une qualification juridique différente de celle proposée par le plaignant, à condition que cela reste lié au fonctionnement concurrentiel du marché initialement visé par la saisine.
L’Autorité peut décider de clore le dossier dès ce stade initial pour plusieurs motifs, regroupés à l’article L. 462-8 du code de commerce. Ces décisions de rejet ou d’irrecevabilité doivent être motivées.
- Irrecevabilité :
- Défaut d’intérêt ou de qualité à agir : Le plaignant n’est pas légitime à saisir l’Autorité. Par exemple, une personne physique qui n’exerce plus d’activité économique, ou une association dont l’objet social n’inclut pas la défense des intérêts concernés. L’intérêt à agir s’apprécie au moment de la saisine.
- Incompétence de l’Autorité : Les faits dénoncés ne relèvent pas du droit de la concurrence (par exemple, un litige de concurrence déloyale simple, un problème de droit de la consommation, etc.).
- Prescription des faits : Les pratiques sont trop anciennes et l’action de l’Autorité est éteinte. Nous y reviendrons en détail.
- Faits déjà traités (non bis in idem) : La même affaire a déjà été jugée par l’Autorité elle-même, ou traitée par une autre autorité de concurrence au sein du réseau européen.
- Rejet :
- Manque d’éléments suffisamment probants : La saisine repose sur de simples allégations sans commencement de preuve crédible. L’Autorité estime qu’il n’y a pas assez de matière pour justifier une instruction. Il ne s’agit pas ici de prouver l’infraction à ce stade, mais d’établir une vraisemblance suffisante des faits dénoncés.
- Absence de priorité (Opportunité des poursuites) : C’est une faculté plus récente, inspirée du droit européen. L’Autorité peut décider de ne pas donner suite à une saisine, même potentiellement fondée, si elle estime que l’affaire ne constitue pas une priorité au regard de ses ressources et de l’impact potentiel sur l’économie. Cela lui permet de concentrer ses efforts sur les cas les plus significatifs.
- Traitement possible par le ministre (Micro-PAC) : Si l’affaire concerne des pratiques de faible ampleur relevant de la procédure spécifique d’injonction et de transaction du ministre (que nous aborderons dans un autre article), l’Autorité peut rejeter la saisine et inviter le plaignant à s’adresser à la DGCCRF.
Ces décisions de classement initiales peuvent faire l’objet d’un recours devant la Cour d’appel de Paris.
Le temps compte : la prescription des pratiques anticoncurrentielles
Le temps est un facteur déterminant en droit de la concurrence. L’Autorité ne peut pas indéfiniment poursuivre des pratiques anciennes. L’action est encadrée par des règles de prescription strictes, définies à l’article L. 462-7 du code de commerce. Ne pas en tenir compte peut rendre une saisine irrecevable d’emblée.
- Les délais clés :
- Le délai de prescription de droit commun est de cinq ans. Ce délai a remplacé un ancien délai de trois ans en 2004 et s’applique immédiatement aux affaires en cours à cette date.
- Il existe un délai butoir absolu de dix ans. Quoi qu’il arrive, l’Autorité ne peut plus statuer (c’est-à-dire rendre sa décision finale) sur une pratique si plus de dix ans se sont écoulés depuis sa cessation. Cette règle, introduite en 2008, n’est pas rétroactive : elle ne s’applique qu’aux procédures où la décision de l’Autorité est intervenue après son entrée en vigueur.
- Le point de départ du délai : Pour les infractions dites « instantanées » (par exemple, la signature d’un accord ponctuel), le délai court à compter du jour où la pratique a été commise. Pour les infractions « continues » (comme un cartel qui perdure dans le temps, ou un abus de position dominante qui se maintient), le délai de prescription ne commence à courir qu’à partir du jour où la pratique a cessé. C’est un point fondamental pour les ententes de longue durée.
- Interruption de la prescription (« remise à zéro » du délai de 5 ans) : Certains actes ont pour effet d’interrompre le délai de cinq ans et de faire courir un nouveau délai de même durée. Les actes interruptifs principaux sont :
- Tout acte d’enquête ou d’instruction mené par l’Autorité ou la DGCCRF (demande de renseignements, audition, procès-verbal, visite et saisie…).
- La saisine de l’Autorité (par une entreprise, le ministre, ou d’office).
- La notification des griefs, la transmission du rapport du rapporteur.
- Certains actes de procédure dans le cadre de poursuites pénales liées aux mêmes faits.
- Tout acte d’enquête ou de procédure mené par la Commission européenne ou une autre autorité nationale de concurrence de l’UE concernant les mêmes faits. Il est important de noter qu’en raison du caractère in rem de la saisine, un acte interruptif visant une entreprise interrompt la prescription à l’égard de toutes les entreprises impliquées dans la même pratique.
- Suspension de la prescription (arrêt temporaire du délai butoir de 10 ans) : Dans certaines situations spécifiques, le délai butoir de dix ans est suspendu, c’est-à-dire qu’il cesse de courir temporairement. C’est le cas notamment pendant la durée :
- Des recours exercés contre l’ordonnance autorisant une visite et saisie ou contre le déroulement de ces opérations.
- Des recours exercés contre la décision finale de l’Autorité devant la Cour d’appel de Paris et la Cour de cassation.
- Des recours concernant la protection du secret des affaires devant le Premier Président de la Cour d’appel. Cette suspension vise à éviter que l’exercice des voies de recours par les entreprises ne conduise mécaniquement à l’extinction de l’action de l’Autorité.
- Conséquences de la prescription : Si les faits sont prescrits au moment de la saisine, celle-ci est irrecevable. Si la prescription est acquise en cours de procédure, l’Autorité doit prononcer un non-lieu. Elle ne peut plus infliger de sanction pour ces faits. Toutefois, des faits prescrits peuvent parfois être mentionnés dans une décision pour éclairer le contexte de pratiques plus récentes non prescrites.
La maîtrise de ces règles procédurales initiales est indispensable pour évaluer les chances de succès d’une saisine ou pour organiser sa défense lorsqu’on est visé par une procédure.
Que vous envisagiez de saisir l’Autorité de la concurrence ou que vous soyez mis en cause dans une procédure, une analyse rigoureuse des conditions de recevabilité et de prescription est une première étape incontournable. Notre cabinet peut vous assister dans cette démarche et vous conseiller sur la stratégie à adopter. N’hésitez pas à nous contacter.
Sources
- Code de commerce : articles L420-1 et suivants (pratiques anticoncurrentielles), L462-5 (saisine), L462-7 (prescription), L462-8 (irrecevabilité/rejet), L463-1 (principes généraux procédure), L464-6 (non-lieu), R463-1 (forme saisine), R463-3 (jonction/disjonction), R463-9 (information autres autorités), R464-7 (procédure non-lieu), R464-8 (notification décisions).
- Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) : articles 101 et 102 (si mentionnés).
- Jurisprudence pertinente de l’Autorité de la concurrence, de la Cour d’appel de Paris et de la Cour de cassation.