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Procès civil : qui apporte les faits, qui dit le droit ? Les rôles partagés entre vous et le juge

Table des matières

Lorsqu’on se lance dans un procès civil, deux éléments essentiels entrent en jeu : les faits (ce qui s’est réellement passé, les événements concrets à l’origine du différend) et le droit (l’ensemble des règles juridiques qui s’appliquent à cette situation). Une question se pose alors : qui est responsable de présenter quoi au juge ? Est-ce à vous de tout apporter, faits et règles de droit ? Ou le juge a-t-il son mot à dire sur ces éléments ?

La réponse, comme souvent en droit, est nuancée. Si traditionnellement on disait « Donne-moi les faits, je te donnerai le droit » (Da mihi factum, dabo tibi jus), suggérant une séparation nette des rôles, la réalité de la procédure civile moderne est celle d’une responsabilité partagée. Cet article vise à clarifier cette répartition complexe des tâches entre les parties (vous et votre adversaire) et le juge, concernant aussi bien la présentation des faits que l’application des règles de droit.

La détermination des faits : votre responsabilité principale, mais pas exclusive

Concernant les faits de votre affaire, le principe directeur vous donne, en tant que partie, le rôle principal. C’est avant tout à vous de « raconter l’histoire » au juge.

Alléguer les faits : une charge qui vous incombe

L’article 6 du Code de procédure civile est clair : « À l’appui de leurs prétentions, les parties ont la charge d’alléguer les faits propres à [les] fonder ». Cela signifie que vous devez exposer au juge tous les événements, toutes les circonstances concrètes qui justifient votre demande (ou votre défense). Si les faits que vous présentez sont insuffisants pour soutenir juridiquement ce que vous réclamez, votre demande risque d’être rejetée d’emblée. Omettre un fait essentiel peut donc être lourd de conséquences. C’est une véritable « charge » qui pèse sur vous.

En contrepartie de cette charge, vous avez aussi le droit de choisir les faits que vous mettez en avant. Le juge, en principe, ne peut pas fonder sa décision sur des faits qui n’ont pas été introduits dans le débat par l’une ou l’autre des parties (article 7, alinéa 1er du Code de procédure civile). Il lui est interdit de mener ses propres investigations en dehors de la procédure ou d’utiliser ses connaissances personnelles de l’affaire. Le cadre factuel du procès est donc, initialement, celui que vous délimitez.

Le rôle actif (mais complémentaire) du juge sur les faits

Cependant, le juge n’est pas totalement passif face aux faits. Il dispose de pouvoirs pour compléter ou clarifier le tableau que vous lui présentez :

  • Provoquer des explications : Si vos allégations manquent de clarté ou semblent incomplètes, le juge peut vous « inviter à fournir les explications de fait qu’il estime nécessaires » (article 8 du Code de procédure civile). Il peut vous poser des questions pour mieux comprendre la situation.
  • Utiliser les faits « adventices » : Le juge peut aussi tenir compte de faits qui figurent bien dans le dossier (par exemple, mentionnés dans une pièce communiquée) mais que vous n’avez pas spécifiquement mis en avant dans votre argumentation (article 7, alinéa 2). Attention toutefois : s’il compte utiliser un tel fait « oublié », il doit impérativement vous inviter à en discuter avant de fonder sa décision dessus, en vertu du principe du contradictoire (article 16 du Code de procédure civile).
  • Révéler des faits via l’instruction : Lorsque le juge ordonne une mesure d’instruction (expertise, enquête, visite des lieux – articles 179 et suivants), de nouveaux faits peuvent être découverts. Le juge pourra alors les prendre en considération, toujours sous réserve de permettre aux parties d’en débattre.

Prouver les faits allégués : le fardeau de la preuve

Une fois les faits pertinents allégués, encore faut-il les prouver. C’est l’autre aspect de votre responsabilité concernant les faits. L’article 9 du Code de procédure civile rappelle qu’« il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention ». Cette règle fait écho au célèbre article 1353 du Code civil : « Celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver. »

C’est la fameuse charge de la preuve. Si vous demandez quelque chose, c’est à vous de prouver les faits qui fondent votre droit. Si votre adversaire prétend s’être libéré d’une obligation (par exemple, avoir payé une dette), c’est à lui de le prouver. Ne pas réussir à prouver un fait essentiel à votre argumentation vous expose directement au risque de voir votre demande rejetée.

Néanmoins, prouver est aussi un droit fondamental. Vous devez pouvoir présenter au juge les éléments qui soutiennent votre version des faits, même si ce droit est encadré pour protéger, par exemple, la vie privée d’autrui ou assurer la loyauté de la preuve.

Les pouvoirs croissants du juge en matière de preuve

Là encore, le juge joue un rôle de plus en plus actif. Si, en théorie, il ne doit ordonner une mesure d’instruction (comme une expertise) que si la partie qui allègue un fait ne dispose pas d’éléments suffisants pour le prouver, et « en aucun cas […] en vue de suppléer la carence de la partie » (article 146 du Code de procédure civile), la pratique est plus nuancée.

L’article 10 du Code de procédure civile donne au juge le pouvoir « d’ordonner d’office toutes les mesures d’instruction légalement admissibles ». Il peut donc décider lui-même de faire vérifier des faits, d’entendre des témoins, ou de nommer un expert s’il l’estime nécessaire à la manifestation de la vérité.

Ce pouvoir est renforcé par l’obligation faite à chacun (parties, mais aussi tiers) d’« apporter son concours à la justice en vue de la manifestation de la vérité » (article 10 du Code civil et article 11 du Code de procédure civile). Le juge peut ainsi enjoindre à une partie, ou même à un tiers, de produire un élément de preuve qu’il détient.

Dans certains cas, ce pouvoir devient même un devoir pour le juge. S’il constate qu’une partie est dans l’impossibilité de prouver ses dires et qu’une mesure d’instruction est indispensable pour éclairer le litige, ne pas l’ordonner pourrait être considéré comme un déni de justice et sanctionné comme tel (sur le fondement de l’article 4 du Code civil).

La détermination du droit : la prépondérance du juge nuancée par vos devoirs

Si la charge des faits repose principalement sur vous, la situation s’inverse traditionnellement s’agissant du droit. C’est au juge qu’il revient de connaître et d’appliquer la règle de droit pertinente.

Le principe : le juge dit le droit (« Jura novit curia »)

L’adage Jura novit curia signifie « le juge connaît le droit ». C’est le fondement de l’article 12, alinéa 1er, du Code de procédure civile : « Le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables ».

Cela implique plusieurs choses :

  • Le juge doit appliquer la bonne règle : Il doit identifier la ou les règles(s) de droit pertinente(s) (loi, règlement, jurisprudence constante, coutume établie, droit de l’Union européenne, Convention européenne des droits de l’homme, voire loi étrangère si les règles de conflit de lois la désignent) et les appliquer correctement aux faits prouvés.
  • Il ne statue pas en équité (en principe) : Sauf si la loi l’y autorise exceptionnellement ou si les parties lui ont donné mission de statuer comme « amiable compositeur » (voir plus bas), le juge ne peut pas écarter une règle de droit au motif qu’elle lui semblerait injuste dans le cas d’espèce. Il est la « bouche de la loi ».

Les missions spécifiques du juge liées au droit

Appliquer le droit implique pour le juge plusieurs opérations intellectuelles :

  • Qualifier les faits : Si vous avez exposé les faits sans leur donner de qualification juridique précise, le juge a le devoir de le faire. C’est l’étape indispensable pour déterminer quelle règle de droit s’applique.
  • Requalifier les faits si nécessaire : Si la qualification juridique que vous avez proposée pour les faits est erronée, le juge a également le devoir de la corriger (article 12, alinéa 2). Par exemple, si vous parlez de « résiliation » d’un contrat alors qu’il s’agit juridiquement d’une « nullité », le juge doit rectifier. Il ne peut cependant pas, par cette requalification, modifier l’objectif final de votre demande (l’objet du litige).
  • Relever d’office un moyen de droit (changer le fondement juridique) : C’est ici que la situation se complexifie. Imaginons que vous ayez basé votre demande sur un fondement juridique (par exemple, la responsabilité contractuelle) alors qu’un autre serait plus approprié (par exemple, la responsabilité délictuelle). Le juge a-t-il l’obligation de soulever d’office ce « bon » fondement juridique ? La Cour de cassation a répondu non dans un arrêt important (dit « Dauvin », Assemblée Plénière, 21 décembre 2007). Sauf règles particulières, le juge a seulement la faculté, mais pas l’obligation, de changer le fondement juridique de votre demande.
  • Exceptions à la faculté : l’obligation de relever d’office : Cette « faculté » redevient une obligation pour le juge dans certains cas précis, notamment lorsqu’il s’agit de règles considérées comme fondamentales ou d’ordre public particulièrement important. C’est le cas pour :
    • Certaines règles de procédure (irrecevabilités d’ordre public comme les délais de recours – article 125 du Code de procédure civile).
    • Le droit de l’Union européenne impératif (par exemple, la responsabilité du fait des produits défectueux).
    • La loi Badinter sur les accidents de la circulation.
    • Les règles protectrices du consommateur (notamment sur les clauses abusives).

L’accroissement de vos devoirs concernant le droit

Cette règle selon laquelle le juge n’a, le plus souvent, qu’une simple faculté de relever d’office le bon fondement juridique a une conséquence directe et très importante pour vous : vos propres devoirs concernant le droit se sont considérablement accrus.

  • Obligation de motivation en droit : Vous devez désormais indiquer les fondements juridiques de votre demande dès l’assignation (article 56) et dans vos conclusions (articles 768, 954), même si la sanction directe pour les conclusions est limitée.
  • Le principe de concentration des moyens : Un autre arrêt majeur de la Cour de cassation (dit « Cesareo », Assemblée Plénière, 7 juillet 2006) a posé une exigence lourde : il vous incombe de présenter, dès la première instance, l’ensemble des fondements juridiques que vous estimez de nature à justifier votre demande. Si vous oubliez un fondement juridique et que votre demande est rejetée, vous ne pourrez plus introduire une nouvelle action entre les mêmes parties, pour la même chose, en invoquant cette fois le fondement oublié. La nouvelle demande serait jugée irrecevable en raison de l’autorité de la chose jugée (article 1355 du Code civil), car la Cour considère que la « cause » de la demande est la même dès lors que les faits sont identiques.

La combinaison de ces deux jurisprudences (Dauvin et Cesareo) crée une situation où vous avez tout intérêt à identifier et présenter tous les arguments juridiques possibles dès le départ, car vous ne pourrez pas forcément compter sur le juge pour soulever d’office celui que vous auriez omis, et vous ne pourrez plus le faire valoir dans une nouvelle procédure. La responsabilité de l’avocat dans l’identification exhaustive des fondements pertinents est donc devenue primordiale.

Les dérogations : quand vous reprenez la main sur le droit

Il existe enfin deux mécanismes par lesquels les parties peuvent volontairement modifier l’office du juge concernant le droit, prévus par l’article 12 du Code de procédure civile :

  • Lier le juge par un accord sur le droit (alinéa 3) : Si les droits en jeu sont disponibles (ce qui exclut par exemple l’état des personnes), les parties peuvent, par un accord exprès, décider de limiter le débat à certaines qualifications ou points de droit spécifiques. Le juge sera alors tenu par cet accord et ne pourra pas requalifier ou soulever d’autres moyens.
  • Confier au juge une mission d’amiable compositeur (alinéa 4) : Toujours pour les droits disponibles et par accord exprès après la naissance du litige, les parties peuvent demander au juge de statuer non pas en appliquant strictement le droit, mais en équité, comme le ferait un arbitre amiable compositeur. C’est une option très rarement utilisée en pratique devant les tribunaux étatiques.

La répartition des rôles entre vous et le juge concernant les faits et le droit est donc un équilibre complexe, qui a beaucoup évolué vers une plus grande responsabilisation des parties, notamment sur le terrain juridique. Omettre un fait pertinent, ne pas réussir à le prouver, ou passer à côté du bon fondement juridique peut aujourd’tui compromettre définitivement vos chances de succès. Face à ces exigences, une analyse rigoureuse de votre dossier et une stratégie procédurale bien définie sont plus que jamais nécessaires. L’expertise de notre cabinet est à votre disposition pour vous accompagner dans cette démarche essentielle. N’hésitez pas à nous contacter pour une analyse approfondie de votre situation.

Sources

  • Code de procédure civile : articles 4, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 16, 56, 120, 125, 146, 179, 472, 768, 954.
  • Code civil : articles 4, 10, 1353, 1355.
  • Jurisprudence de la Cour de cassation : Arrêt Dauvin (Ass. Plén., 21 décembre 2007, n° 06-11.343), Arrêt Cesareo (Ass. Plén., 7 juillet 2006, n° 04-10.672).
  • Textes spécifiques imposant le relevé d’office (ex: Code de la consommation, Loi du 5 juillet 1985 sur les accidents de la circulation, Droit de l’Union Européenne).

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