Savoir ce qu’est la corruption commerciale est une chose. Comprendre comment elle est concrètement poursuivie et sanctionnée en France en est une autre, tout aussi essentielle pour mesurer les risques encourus. Car au-delà de la définition juridique, la répression de la corruption implique des mécanismes spécifiques, des sanctions potentiellement très lourdes et une procédure judiciaire qui s’est adaptée à la complexité de ces affaires. De plus, le législateur a récemment mis l’accent sur la prévention, imposant même des obligations de conformité précises à certaines entreprises.
Cet article plonge au cœur de la réponse pénale à la corruption commerciale. Nous examinerons d’abord les éléments qui doivent être réunis pour que l’infraction soit constituée, puis nous identifierons les différentes personnes – physiques ou morales – qui peuvent être mises en cause. Nous détaillerons ensuite l’éventail des sanctions encourues, avant d’aborder les particularités de la mise en œuvre de ces sanctions, de la détection de l’infraction à la compétence des tribunaux. Enfin, nous nous attarderons sur deux outils modernes majeurs : les obligations de conformité issues de la loi Sapin II et la Convention Judiciaire d’Intérêt Public (CJIP).
Les éléments constitutifs de l’infraction de corruption
Pour qu’une condamnation pour corruption puisse être prononcée, plusieurs éléments doivent être caractérisés par l’accusation et reconnus par le juge. Reprenons les bases : il s’agit fondamentalement d’un échange illicite.
D’un côté, il y a les intérêts en présence : un avantage indu offert, promis, sollicité ou reçu par le corrompu (ou pour le compte d’un tiers), en contrepartie d’un acte ou d’une abstention spécifique de la part du corrompu, acte relevant de sa fonction, de sa mission ou de son mandat, ou facilité par ceux-ci. Cet avantage, comme nous l’avons vu dans notre précédent article, peut prendre des formes extrêmement variées.
La réalisation de l’opération ne nécessite pas que l’échange ait été entièrement consommé. Le simple fait de solliciter un avantage, de proposer un pot-de-vin ou d’agréer une offre illicite suffit à constituer l’infraction, que l’acte convoité ait été accompli ou non, et que l’avantage ait été effectivement versé ou non. La distinction entre corruption « active » (initiative du corrupteur) et « passive » (initiative ou acceptation du corrompu) sert surtout à identifier les protagonistes, car les deux comportements sont répréhensibles.
Une question importante a longtemps concerné le moment de l’infraction. La jurisprudence considérait autrefois que le pacte de corruption devait nécessairement précéder l’acte ou l’abstention qu’il visait à rémunérer. Autrement dit, une récompense sollicitée ou offerte après l’accomplissement d’un acte de complaisance pouvait échapper à la qualification de corruption. Cette interprétation a été écartée. La loi (notamment depuis une modification en 2000 reprise dans les textes ultérieurs) précise désormais que l’infraction peut être constituée « à tout moment ». Ainsi, un fonctionnaire qui réclame une rétribution après avoir rendu un service illégal, ou une entreprise qui offre un « remerciement » conséquent après l’obtention indue d’un marché, peuvent être poursuivis pour corruption.
Qui peut être poursuivi ?
La corruption peut impliquer une variété d’acteurs, tant dans le secteur public que privé.
La corruption publique concerne, par définition, les personnes dépositaires de l’autorité publique, chargées d’une mission de service public, ou investies d’un mandat électif public. Cette catégorie est très large et recouvre aussi bien les agents de l’État (ministres, fonctionnaires des impôts, policiers…) que les agents territoriaux, les agents d’organismes sociaux (Sécurité sociale…), les experts judiciaires, ou encore les élus nationaux et locaux (députés, sénateurs, maires, conseillers généraux…). Les articles 432-11 et 433-1 du Code pénal visent principalement la corruption interne, tandis que les articles 435-1 et suivants ciblent spécifiquement la corruption impliquant des agents publics étrangers, européens ou d’organisations internationales, conformément aux engagements internationaux de la France.
La corruption privée, quant à elle, est visée par les articles 445-1 et 445-2 du Code pénal. Ces textes s’appliquent à toute personne qui, sans exercer de fonction publique, « exerce, dans le cadre d’une activité professionnelle ou sociale, une fonction de direction ou un travail pour une personne physique ou morale, ou un organisme quelconque ». Cette définition moderne et large englobe donc les dirigeants de sociétés (y compris non-salariés), les salariés, mais aussi potentiellement les responsables d’associations, de syndicats ou de fondations, dès lors qu’ils sollicitent ou acceptent un avantage pour accomplir un acte de leur fonction en violation de leurs obligations (légales, contractuelles ou professionnelles), ou qu’une personne leur propose un tel avantage.
Au-delà des auteurs directs (corrupteur et corrompu), la complicité est également punissable, conformément à l’article 121-7 du Code pénal. Un tiers qui aide sciemment à la préparation ou à la consommation de l’infraction (par exemple, en mettant en place un montage financier occulte pour masquer les paiements, comme l’a illustré la jurisprudence dans une affaire impliquant un avocat), ou qui donne des instructions pour la commettre, peut être poursuivi et encourt les mêmes peines que l’auteur principal. Ceci est particulièrement pertinent dans les schémas de corruption complexes faisant intervenir des intermédiaires.
Enfin, et c’est un point essentiel en matière commerciale, la responsabilité pénale des personnes morales (sociétés, associations…) peut être engagée pour des faits de corruption ou de trafic d’influence commis pour leur compte par leurs organes ou représentants (dirigeants de droit ou de fait). Les articles 433-15, 435-15 et 445-4 du Code pénal le prévoient explicitement. Une entreprise peut donc être condamnée pénalement pour des actes de corruption commis par ses dirigeants ou salariés dans le but de lui procurer un avantage (obtenir un marché, par exemple), comme l’ont montré plusieurs affaires récentes.
Les sanctions encourues
La France dispose d’un arsenal de sanctions parmi les plus sévères au monde en matière de corruption.
Pour les personnes physiques, les peines principales varient selon la nature de l’infraction. La corruption active et le trafic d’influence actif commis par des particuliers ou impliquant des agents publics sont généralement punis plus lourdement, pouvant aller jusqu’à dix ans d’emprisonnement et 1 million d’euros d’amende (ou le double du produit tiré de l’infraction, cf. Art 433-1, 435-3, 435-9 C. pén.). La corruption passive et le trafic d’influence passif, ainsi que la corruption privée (active et passive) sont généralement punis de peines maximales de cinq ans d’emprisonnement et 500 000 euros d’amende (ou le double du produit de l’infraction, cf. Art 433-2, 435-1, 435-7, 445-1, 445-2 C. pén.). Ces montants d’amende ont été significativement augmentés par la loi Sapin II.
À ces peines principales s’ajoutent de nombreuses peines complémentaires, listées notamment à l’article 435-14 du Code pénal :
- Interdiction des droits civiques, civils et de famille.
- Interdiction d’exercer une fonction publique ou l’activité professionnelle ou sociale à l’occasion de laquelle l’infraction a été commise (pour 5 ans au plus ou définitivement).
- Confiscation de la chose ayant servi à commettre l’infraction ou qui en est le produit (y compris les biens dont le condamné est propriétaire ou a la libre disposition).
- Affichage ou diffusion de la décision de condamnation.
- Pour les étrangers, l’interdiction du territoire français (définitive ou pour 10 ans au plus).
Pour les personnes morales déclarées pénalement responsables, les sanctions sont également très lourdes :
- L’amende peut atteindre le quintuple de celle prévue pour les personnes physiques pour la même infraction (article 131-38 du Code pénal), soit jusqu’à 5 millions d’euros dans les cas les plus graves, ou dix fois le produit de l’infraction.
- Surtout, elles encourent les peines prévues à l’article 131-39 du Code pénal, qui peuvent inclure :
- La dissolution (si la personne morale a été créée ou détournée pour commettre les faits).
- L’interdiction d’exercer une ou plusieurs activités professionnelles ou sociales (définitivement ou pour 5 ans).
- Le placement sous surveillance judiciaire (pour 5 ans au plus).
- L’exclusion des marchés publics (définitivement ou pour 5 ans).
- L’interdiction de faire appel public à l’épargne.
- La confiscation de tout ou partie de leurs biens.
- L’affichage de la décision.
- Depuis la loi Sapin II, une peine de mise en conformité obligatoire sous contrôle de l’AFA (Art 131-39-2 C. pén.).
Ces sanctions, par leur nature et leur quantum, peuvent avoir des conséquences dévastatrices, allant jusqu’à menacer la survie même de l’entreprise.
La mise en œuvre des sanctions : détection et procédure
La sévérité des sanctions ne serait qu’un affichage si les mécanismes de détection et de poursuite n’étaient pas efficaces. La nature souvent secrète et complexe de la corruption commerciale pose cependant des défis particuliers.
La détection des faits repose sur plusieurs canaux. Les institutions de contrôle comme la Cour des comptes ou l’AFA peuvent jouer un rôle. Les fonctionnaires ont une obligation de signalement au procureur de la République des délits dont ils ont connaissance dans l’exercice de leurs fonctions (article 40 du Code de procédure pénale). Les commissaires aux comptes ont une obligation similaire de révélation des faits délictueux au procureur (article L. 823-12 du Code de commerce). De plus, de nombreuses professions (banquiers, experts-comptables, avocats sous certaines conditions, agents immobiliers…) sont soumises à une obligation de déclaration de soupçon auprès de TRACFIN (l’organisme de lutte contre le blanchiment) pour les opérations suspectes pouvant provenir notamment de la corruption (article L. 562-2 du Code monétaire et financier). La coopération policière et judiciaire internationale (via Eurojust, OLAF, Interpol) est également cruciale dans les affaires transnationales.
Pour faire face à la sophistication de certaines formes de délinquance économique, des techniques spéciales d’enquête, initialement prévues pour la criminalité organisée, ont été étendues à la corruption et au trafic d’influence complexes : surveillance de personnes et de lieux, sonorisations, captations de données informatiques, infiltrations d’agents, écoutes téléphoniques (encadrées par les articles 706-80 et suivants du Code de procédure pénale).
La protection des lanceurs d’alerte est un autre élément clé pour encourager la révélation des faits. La loi Sapin II a renforcé ce statut, interdisant toute mesure de rétorsion (licenciement, discrimination…) contre un salarié qui relate ou témoigne, de bonne foi, de faits constitutifs d’un délit de corruption dont il a eu connaissance dans ses fonctions (article L. 1161-1 du Code du travail et loi spécifique sur les lanceurs d’alerte).
Concernant les poursuites, l’initiative appartient principalement au ministère public (procureur de la République), qui apprécie l’opportunité d’engager une action. La constitution de partie civile par la victime est possible, mais peut se heurter à des difficultés : elle est exclue pour certains délits de corruption internationale impliquant des agents d’États non-membres de l’UE (articles 435-6 et 435-11 du Code pénal), où seul le ministère public peut agir. De plus, la victime doit démontrer un préjudice personnel, direct et certain résultant de l’infraction. La jurisprudence a cependant admis la recevabilité de l’action d’associations de lutte contre la corruption dans certaines affaires retentissantes, reconnaissant leur préjudice spécifique.
La prescription de l’action publique pour les délits de corruption est désormais de six ans (depuis la loi de 2017 doublant les délais). Une question cruciale est celle du point de départ de ce délai. Comme la corruption est souvent dissimulée, la jurisprudence considère que le délai ne commence à courir qu’à partir du jour où l’infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique. Pour les actes de corruption qui s’inscrivent dans la durée (versements échelonnés, avantages continus), la jurisprudence a également tendance à reporter le point de départ au dernier acte d’exécution, considérant que l’infraction se poursuit ou se renouvelle.
Enfin, la compétence juridictionnelle suit les règles classiques (lieu de l’infraction, résidence de l’auteur…). Cependant, la loi française peut s’appliquer à des faits commis à l’étranger dans certaines conditions (article 689 du Code de procédure pénale), notamment lorsque des conventions internationales le prévoient (article 689-8 pour la corruption). De plus, pour assurer une meilleure efficacité dans les affaires complexes de corruption internationale, de trafic d’influence ou de corruption d’agents publics étrangers, les juridictions parisiennes (procureur, juge d’instruction, tribunal correctionnel) disposent d’une compétence concurrente sur l’ensemble du territoire national (article 706-1 du Code de procédure pénale).
Les outils modernes de traitement de la corruption
Face aux limites de la seule approche répressive, le législateur a développé des outils visant à renforcer la prévention et à offrir des alternatives aux poursuites pénales classiques, notamment pour les entreprises.
Les obligations de conformité Sapin II constituent une véritable révolution. L’article 17 de la loi du 9 décembre 2016 impose aux présidents, directeurs généraux et gérants des sociétés employant au moins 500 salariés et dont le chiffre d’affaires (ou celui du groupe) dépasse 100 millions d’euros, de mettre en œuvre un programme anti-corruption. Ce programme doit comporter huit mesures précises :
- Un code de conduite définissant les comportements prohibés.
- Un dispositif d’alerte interne pour recueillir les signalements.
- Une cartographie des risques de corruption selon les secteurs et les zones géographiques.
- Des procédures d’évaluation des clients, fournisseurs de premier rang et intermédiaires.
- Des procédures de contrôles comptables (internes ou externes).
- Un dispositif de formation du personnel exposé aux risques.
- Un régime disciplinaire en cas de violation du code de conduite.
- Un dispositif de contrôle et d’évaluation interne des mesures mises en œuvre. L’AFA est chargée de contrôler l’existence et l’effectivité de ces programmes. En cas de manquement, la Commission des Sanctions de l’AFA peut prononcer des injonctions de mise en conformité et des sanctions pécuniaires importantes (jusqu’à 1 million d’euros pour la personne physique dirigeante et 5 millions pour la personne morale).
La Convention Judiciaire d’Intérêt Public (CJIP), introduite également par la loi Sapin II (article 41-1-2 du Code de procédure pénale), offre une voie de sortie négociée pour les personnes morales mises en cause pour certains délits, dont la corruption et le trafic d’influence. Avant l’engagement des poursuites pénales, le procureur de la République peut proposer à l’entreprise de conclure une CJIP. Si elle accepte et que la convention est validée par un juge, l’entreprise s’engage généralement à :
- Payer une amende d’intérêt public, dont le montant est fixé de manière proportionnée aux avantages tirés des manquements (plafonné à 30% du chiffre d’affaires moyen annuel).
- Se soumettre, pour une durée maximale de trois ans, à un programme de mise en conformité sous le contrôle de l’AFA.
- Réparer le préjudice des victimes identifiées. L’avantage majeur de la CJIP pour l’entreprise est qu’elle met fin à l’action publique sans reconnaissance de culpabilité et n’est pas inscrite au casier judiciaire (bulletin n°2), évitant ainsi certaines conséquences négatives comme l’exclusion automatique de certains marchés publics. C’est une forme de justice transactionnelle de plus en plus utilisée dans les affaires de corruption d’envergure.
Les conséquences d’une implication dans une affaire de corruption sont potentiellement dévastatrices, sur le plan pénal, financier et réputationnel. Anticiper ces risques, comprendre vos obligations légales, notamment en matière de conformité, et mettre en place des mesures préventives robustes sont devenus des impératifs de bonne gestion. Pour une analyse personnalisée de votre situation ou pour vous accompagner dans la mise en place ou l’audit de votre programme anti-corruption, notre équipe se tient à votre disposition.
Sources
- Code pénal : articles 121-7, 131-38, 131-39, 131-39-2, 432-11, 433-1, 433-2, 435-1 et s., 435-14, 435-15, 445-1, 445-2, 445-4
- Code de procédure pénale : articles 40, 41-1-2, 689, 689-8, 706-1, 706-80 et s.
- Code de commerce : article L. 823-12
- Code monétaire et financier : article L. 562-2
- Code du travail : article L. 1161-1
- Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (dite « Sapin II »), notamment son article 17.