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Une opération de remorquage maritime, même routinière, n’est jamais sans risque. Un coup de vent soudain, une fausse manœuvre, une avarie matérielle… et l’incident peut survenir, causant des dommages parfois considérables au remorqueur, au navire remorqué, voire à des tiers ou aux installations portuaires. La question se pose alors inévitablement : qui est responsable ? Qui doit supporter le coût financier de ces avaries ? Le régime de responsabilité en matière de remorquage maritime est complexe, mêlant règles légales par défaut et clauses contractuelles omniprésentes. Décryptons ensemble ce mécanisme pour comprendre qui paie la facture en cas de problème.
Quand commence et finit l’opération de remorquage ?
Avant même de déterminer qui est responsable, il faut savoir pendant quelle période les règles spécifiques du contrat de remorquage s’appliquent. Un dommage survenu juste avant le début ou juste après la fin de l’opération ne relèvera pas du même régime juridique.
La loi reste silencieuse sur cette délimitation temporelle. C’est donc la jurisprudence, complétée par les usages et les contrats types, qui a fixé les bornes de la « période contractuelle » :
- Le début des opérations : Le contrat de remorquage et son régime de responsabilité ne commencent pas dès que le remorqueur quitte le quai pour rejoindre le navire. La période contractuelle débute au moment où le remorqueur s’approche à proximité immédiate du navire à remorquer, dans l’intention de passer ou de prendre la remorque. Les tribunaux considèrent que les manœuvres nécessaires précédant immédiatement la prise de remorque font partie de l’opération (voir par exemple T. com. Dunkerque, 26 mars 1979, navire Brave ; Com. 14 févr. 1967). Le simple trajet d’approche, même une fois le contrat conclu verbalement, reste hors de cette période contractuelle spécifique.
- La fin des opérations : L’opération ne se termine pas nécessairement au moment où la remorque est larguée. Selon les conditions générales APERMA, souvent appliquées, la période contractuelle prend fin <<< dès l’instant où l’opération achevée, le remorqueur s’est éloigné du remorqué, suffisamment pour ne plus être soumis à son action et ne plus être susceptible de le heurter ou d’être heurté par lui >>>. Tant que cette condition n’est pas remplie, même si le câble est largué, les règles du contrat peuvent encore s’appliquer si, par exemple, la manœuvre d’accostage n’est pas totalement terminée (Rennes, 4 nov. 1974).
Point important : si un abordage survient entre le remorqueur et le navire remorqué pendant cette période contractuelle, ce ne sont pas les règles spécifiques de l’abordage (qui est un régime de responsabilité extra-contractuelle) qui s’appliquent, mais bien les règles de responsabilité prévues par le contrat de remorquage lui-même.
Le régime légal par défaut : une responsabilité basée sur la direction
Que dit la loi si le contrat ne prévoit rien de spécifique ? Le code des transports (issu de la loi du 3 janvier 1969) pose un principe simple : la responsabilité pèse sur celui qui dirige l’opération. La loi distingue alors selon le contexte :
- En remorquage portuaire : La loi présume que les opérations s’effectuent sous la direction du capitaine du navire remorqué. Pourquoi cette présomption ? Parce que le capitaine du navire remorqué, depuis sa passerelle, a une vue d’ensemble de la manœuvre complexe, connaît les réactions de son propre navire, et est le mieux placé pour coordonner l’action du (ou des) remorqueur(s) avec sa propre propulsion et son gouvernail. Conséquence directe : en l’absence de clause contraire, les dommages survenant pendant le remorquage portuaire sont à la charge du navire remorqué. Ce dernier ne peut s’exonérer qu’en prouvant une faute spécifique du remorqueur (article L. 5342-1 du code des transports). La charge de la preuve lui incombe donc.
- En remorquage hauturier : La situation est inversée. Le remorqué est souvent un engin inerte ou un navire sans équipage actif. La loi présume donc que les opérations se déroulent sous la direction du capitaine du remorqueur. Logiquement, les dommages survenus pendant l’opération sont à la charge du remorqueur. Il ne peut s’exonérer qu’en prouvant une faute du navire remorqué (article L. 5342-4 du code des transports).
Ce régime légal est toutefois supplétif. Les parties peuvent, par une convention écrite et expresse, décider d’inverser la direction des opérations (confier la direction au remorqueur en portuaire, ou au remorqué en hauturier). Dans ce cas, le régime de responsabilité par défaut s’inverse également (articles L. 5342-2 et L. 5342-5 du code des transports). En pratique, ces inversions conventionnelles de direction sont rares.
La pratique contractuelle : la clause APERMA et le transfert de responsabilité
Si les règles légales semblent équilibrées, la réalité contractuelle, surtout en remorquage portuaire, est bien différente. Les entreprises de remorquage ont historiquement cherché à limiter leur exposition aux risques inhérents à ces manœuvres délicates.
Elles ont développé des clauses types, intégrées dans leurs conditions générales, qui dérogent largement au régime légal. La plus connue en France est celle figurant dans les Conditions Générales Françaises du Remorquage Portuaire (conditions APERMA), établies par l’Association Professionnelle des Entreprises de Remorquage Maritime.
Que dit l’article IV de ces conditions (dans sa version usuelle) ? Il pose une fiction juridique redoutable : <<< Pendant le cours de la période contractuelle […], le capitaine et l’équipage des remorqueurs sont, de convention expresse, mis à la disposition du contractant [le navire remorqué] et deviennent ses préposés exclusifs. Les remorqueurs sont placés sous sa garde. >>> La conséquence est un transfert quasi total de responsabilité : <<< En conséquence, le contractant [le navire remorqué] répond entièrement et exclusivement de tous dommages de quelque nature qu’ils soient […] aux remorqueurs […], aux navires […] remorqués […], à la cargaison […], au personnel […] et aux tiers, que ces dommages aient pour cause un cas fortuit ou la force majeure, un accident quelconque, le fait ou la faute des équipages des remorqueurs […], une insuffisance, une défaillance […] ou un vice caché des remorqueurs […], y compris la faute de la compagnie, à la seule exception de sa faute lourde et personnelle dans l’exécution de son obligation de fourniture de moyens […] >>>.
En clair : même si le dommage est causé par une faute du personnel du remorqueur, c’est le navire remorqué qui est contractuellement désigné comme responsable et qui devra indemniser les préjudices (y compris les dommages subis par le remorqueur lui-même !).
La validité d’une clause aussi déséquilibrée a longtemps fait débat. Les tribunaux étaient divisés sur le caractère impératif ou supplétif de la loi de 1969. La Cour de cassation a tranché définitivement en Assemblée Plénière dans l’affaire Dragor Maersk (Cass. ass. plén., 26 mars 1999, n° 97-17.136). Elle a confirmé que les dispositions légales sur la responsabilité en matière de remorquage sont supplétives. La liberté contractuelle prime. Par conséquent, la clause APERMA est valide et s’applique dans les relations entre professionnels (armateurs, entreprises de remorquage).
Cette solution se justifie par les spécificités du droit maritime, où la liberté contractuelle est traditionnellement large, et par les risques particuliers du remorquage portuaire (phénomènes hydrodynamiques, proximité des obstacles, conséquences potentiellement désastreuses de la moindre erreur) qui incitent les entreprises de remorquage à chercher une protection contractuelle forte.
Les limites à l’application de la clause APERMA
Le navire remorqué n’est cependant pas totalement démuni. Deux principaux moyens peuvent lui permettre d’échapper à l’application de cette clause de transfert de responsabilité : l’inopposabilité de la clause et la faute lourde du remorqueur.
L’opposabilité de la clause
Pour que la clause APERMA (ou toute autre condition générale) s’applique, il faut qu’elle soit opposable au navire remorqué. C’est-à-dire que ce dernier doit en avoir eu connaissance ou, du moins, avoir été mis en mesure d’en avoir connaissance avant ou au moment de la conclusion du contrat.
Comment prouver cette connaissance, surtout en remorquage portuaire où le contrat est souvent verbal ? L’entreprise de remorquage peut s’appuyer sur plusieurs éléments :
- Le dépôt des conditions générales auprès de la Chambre de Commerce et d’Industrie, des autorités portuaires, ou des syndicats d’agents maritimes.
- La mention systématique de ces conditions au dos des bons de remorquage ou des factures (même si une mention postérieure à l’accident sur une facture peut être insuffisante si le contrat était déjà exécuté).
- La fréquentation régulière du port par les navires du même armateur : un usager habituel est présumé connaître les conditions usuelles du port.
- L’information donnée à l’agent maritime du navire, qui agit comme mandataire de l’armateur.
En revanche, pour un plaisancier ou un navire touchant le port de manière exceptionnelle, l’entreprise de remorquage devra plus difficilement prouver que la clause spécifique et ses conséquences ont été portées à la connaissance et acceptées par le remorqué avant l’opération. Le simple paiement de la facture après coup ne suffit pas toujours à prouver cette acceptation en connaissance de cause.
La faute lourde de l’entreprise de remorquage
C’est la limite la plus importante. Même la clause APERMA le prévoit explicitement : elle ne couvre pas la faute lourde de l’entreprise de remorquage dans son obligation de fourniture de moyens.
Qu’est-ce qu’une faute lourde ? La jurisprudence la définit classiquement comme <<< une négligence d’une extrême gravité, confinant au dol et dénotant l’inaptitude du [débiteur], maître de son action, à l’accomplissement de la mission contractuelle qu’il a acceptée >>> (Com. 17 déc. 1951). Il ne s’agit pas d’une simple erreur de manœuvre de l’équipage (couverte par la clause), mais d’un manquement fondamental de l’entreprise elle-même.
Comment la caractériser en matière de remorquage ? La jurisprudence (par exemple, Aix-en-Provence, 8 juin 2001, navire Zeralda) a identifié des situations pouvant relever de la faute lourde :
- Fournir un remorqueur en état d’innavigabilité manifeste ou totalement impropre à l’opération demandée.
- Mettre à disposition un équipage dont les qualifications sont manifestement insuffisantes ou inadaptées pour la mission.
- Effectuer (ou laisser effectuer par son équipage) une manœuvre dans des conditions telles que l’entreprise avait nécessairement conscience du caractère inéluctable et de la gravité particulière des dommages qui allaient en résulter, alors qu’elle avait la possibilité de ne pas y procéder.
Prouver la faute lourde est difficile. Mais si le remorqué y parvient, la clause de transfert de responsabilité est écartée, et l’entreprise de remorquage supportera les conséquences de son manquement grave. Faute de cette preuve, c’est le remorqué qui, en application de la clause APERMA, sera tenu pour responsable.
Questions spécifiques de responsabilité
Au-delà du face-à-face remorqueur/remorqué, d’autres questions de responsabilité peuvent surgir.
Dommages causés aux tiers
Que se passe-t-il si l’opération de remorquage cause un dommage à un tiers (un autre navire, une installation portuaire, une personne blessée, une pollution…) ? Le tiers victime peut agir directement contre l’entreprise de remorquage sur le terrain de la responsabilité délictuelle (article 1240 du Code civil).
Cependant, les contrats de remorquage (notamment hauturiers, mais aussi via la clause APERMA qui vise les dommages aux tiers) prévoient souvent des clauses de recours. Ces clauses permettent à l’entreprise de remorquage, si elle est condamnée à indemniser un tiers, de se retourner ensuite contre le navire remorqué pour lui faire supporter la charge finale de cette indemnisation, conformément au transfert de responsabilité convenu entre eux.
Remorquage et « travail en commun »
Une question technique se pose : l’équipage du remorqueur et celui du remorqué (s’il participe activement) effectuent-ils un « travail en commun » ? La jurisprudence définit le travail en commun comme la situation où les préposés de plusieurs entreprises travaillent simultanément dans un intérêt commun sous une direction unique (Crim. 11 oct. 2011). Sans clause contraire, on pourrait considérer que le remorquage portuaire (direction par le remorqué) remplit ces critères.
Toutefois, la clause APERMA, en stipulant que l’équipage du remorqueur devient les « préposés exclusifs » du remorqué, semble justement écarter cette qualification. Il n’y aurait plus « plusieurs entreprises », mais une seule direction (celle du remorqué) s’exerçant sur ses propres préposés et ceux mis à sa disposition.
L’enjeu principal de cette qualification concerne les accidents du travail. En cas de travail en commun, la jurisprudence ancienne (Cass., ch. réun., 8 janv. 1908) considère que l’entreprise qui dirige l’opération n’est pas un « tiers » pour les salariés de l’autre entreprise. Par conséquent, un salarié victime d’un accident ne peut pas agir en responsabilité de droit commun contre l’entreprise donneuse d’ordre (il ne bénéficie que des prestations forfaitaires de la Sécurité Sociale). Que l’on retienne la qualification de travail en commun ou celle de préposés exclusifs mis à disposition, le résultat est similaire : l’armateur du navire remorqué, qui dirige l’opération ou a l’équipage sous ses ordres exclusifs, bénéficie d’une immunité relative contre les actions en responsabilité de droit commun des salariés du remorqueur accidentés.
Prise en charge des soins du marin accidenté
Conséquence directe de la mise à disposition de l’équipage : si un membre de l’équipage du remorqueur est blessé ou tombe malade pendant les opérations et en lien avec celles-ci, les frais de soins et le paiement des salaires pendant l’incapacité (prévus par le Code des transports au profit des marins) sont mis à la charge de l’armateur du navire remorqué, en tant qu’employeur « occasionnel » ou donneur d’ordre, sauf si une faute du remorqueur (au sens faute lourde ou manquement initial) peut être établie.
Agir en justice : prescription et compétence
Si un litige survient et qu’une action en justice est envisagée :
- Prescription : Les actions nées du contrat de remorquage se prescrivent par deux ans à compter de l’achèvement des opérations (article L. 5342-6 du code des transports). C’est un délai relativement court qu’il faut avoir à l’esprit.
- Compétence juridictionnelle :
- Si les deux parties sont commerçantes (ex: armateur et entreprise de remorquage), le tribunal de commerce est compétent.
- Si l’une des parties n’est pas commerçante (ex: plaisancier remorqué), le contrat est mixte. Le demandeur non-commerçant a le choix d’assigner devant le tribunal de commerce ou le tribunal judiciaire (ex-TGI). Le demandeur commerçant doit assigner le non-commerçant devant le tribunal judiciaire. Attention : les contrats (conditions générales) contiennent souvent une clause attributive de compétence au tribunal de commerce, valable même dans un acte mixte si elle a été acceptée par la partie non-commerçante.
- Territorialement, le tribunal compétent est généralement celui du lieu d’exécution de la prestation de service, c’est-à-dire celui du port où le remorquage a eu lieu (conformément à l’article 46 du Code de procédure civile).
Les enjeux financiers liés à la responsabilité en cas d’incident de remorquage sont importants. Une bonne compréhension des règles et des clauses contractuelles est indispensable. Contactez notre cabinet pour une analyse de votre situation et la protection de vos intérêts.
Sources
- Code des transports : notamment articles L. 5342-1 à L. 5342-6 (régime légal de responsabilité, prescription).
- Code civil : article 1240 (responsabilité délictuelle envers les tiers).
- Code de la sécurité sociale : articles L. 451-1, L. 454-1 (accidents du travail, action contre les tiers).
- Code de procédure civile : article 46 (compétence territoriale).
- Jurisprudence clé :
- Cass. ass. plén., 26 mars 1999, n° 97-17.136 (navire Dragor Maersk) : validité des clauses APERMA, caractère supplétif de la loi.
- Aix-en-Provence, 8 juin 2001 (navire Zeralda) : illustration des critères de la faute lourde.
- Cass., ch. réun., 8 janv. 1908 : principe de l’immunité relative en cas de travail en commun.
- Conditions Générales APERMA : document central régissant la pratique contractuelle en France.
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