Lorsqu’une entreprise émet ou reçoit une lettre de change, la question de la sécurité du paiement se pose inévitablement. Contrairement à une simple facture, la lettre de change intègre des mécanismes juridiques spécifiques destinés à renforcer la confiance du bénéficiaire et des porteurs successifs. Comprendre ces mécanismes est fondamental pour évaluer le risque et utiliser cet instrument efficacement.
Deux notions sont au cœur de ces garanties : la provision et l’acceptation. La provision représente la créance qui justifie l’ordre de paiement, tandis que l’acceptation est l’engagement ferme du débiteur (le tiré) de payer la somme indiquée à l’échéance. Cet article explore en détail le fonctionnement de ces deux piliers de la lettre de change et leur importance capitale pour la sécurité de vos transactions commerciales.
La provision : le fondement du paiement
La provision est un concept central, bien que parfois mal compris. Elle constitue la base économique de l’ordre de paiement donné par le tireur.
Qu’est-ce que la provision ?
L’article L. 511-7, alinéa 2, du Code de commerce définit la provision de manière précise : « Il y a provision si à l’échéance de la lettre de change, celui sur qui elle est fournie [le tiré] est redevable au tireur, ou à celui pour compte de qui elle est tirée, d’une somme au moins égale au montant de la lettre de change ».
En termes simples, la provision est la créance que le tireur détient sur le tiré. C’est parce que le tiré doit de l’argent au tireur que ce dernier peut lui ordonner de payer le bénéficiaire de la lettre de change. Il faut bien distinguer la provision de la « valeur fournie », qui est la cause de l’émission de la traite par le tireur au bénéficiaire (souvent une dette du tireur envers le bénéficiaire).
Quand la provision doit-elle exister ?
Contrairement au chèque, où la provision doit exister dès l’émission, la lettre de change est un instrument de crédit. La loi exige donc seulement que la provision existe à la date d’échéance de la lettre. Le tireur n’est pas obligé d’être créancier du tiré au moment où il crée la traite, mais il doit s’assurer qu’il le sera au moment où le paiement sera dû.
Les caractères de la créance de provision
Pour que la provision soit considérée comme valablement constituée à l’échéance, la créance du tireur sur le tiré doit remplir plusieurs conditions :
- Elle doit être certaine : son existence ne doit pas être contestée ou dépendre d’un événement futur incertain.
- Elle doit être liquide : son montant doit être déterminé ou facilement déterminable.
- Elle doit être exigible : le tireur doit pouvoir en réclamer le paiement au tiré à la date d’échéance de la lettre de change.
- Elle doit être disponible : le tireur doit pouvoir en disposer librement (elle ne doit pas être déjà affectée à un autre paiement ou saisie).
De plus, le montant de cette créance doit être au moins égal à celui de la lettre de change. Si la créance est inférieure, la provision n’est que partielle. Bien que l’article L. 511-7 exige une provision au moins égale, la pratique et la loi reconnaissent certains effets à une provision partielle, notamment la possibilité pour le tiré de donner une acceptation partielle (article L. 511-17) ou pour le porteur d’accepter un paiement partiel (article L. 511-27).
D’où vient la provision ? Les sources possibles
La créance du tireur sur le tiré peut avoir des origines très variées. Les plus fréquentes sont :
- La vente de marchandises : Le tireur (vendeur) a livré des marchandises au tiré (acheteur) et tire une lettre de change pour le paiement du prix. La provision est la créance du prix de vente.
- Une ouverture de crédit : Le tiré (souvent une banque) s’est engagé à payer les traites tirées sur lui par le tireur jusqu’à un certain montant.
- Un prêt : Le tireur a prêté de l’argent au tiré.
- Un cautionnement : Le tiré a accepté de garantir une dette du tireur envers un tiers et accepte une traite pour matérialiser son engagement.
- Le solde créditeur d’un compte courant entre le tireur et le tiré.
- La remise d’effets de commerce par le tireur au tiré pour encaissement ou en garantie.
Qui doit fournir la provision ?
C’est en principe le tireur qui a l’obligation de s’assurer que la provision existera à l’échéance. Si la lettre de change est tirée « pour compte », c’est le donneur d’ordre (celui pour qui le tireur agit) qui est tenu de fournir la provision.
La transmission de la provision au porteur
Un des mécanismes les plus protecteurs de la lettre de change est le transfert de la provision.
Le principe clé : la propriété de la provision est transmise
L’article L. 511-7, alinéa 3, du Code de commerce énonce un principe fondamental : « la propriété de la provision est transmise de droit aux porteurs successifs de la lettre de change ». Cela signifie qu’en recevant la lettre de change (par remise directe du tireur ou par endossement), le porteur devient automatiquement propriétaire de la créance que le tireur avait sur le tiré.
Cette transmission lui confère un droit exclusif sur cette créance. C’est une garantie très forte, car elle lui permet, sous certaines conditions, de réclamer le paiement directement au tiré, même si ce dernier n’a pas accepté la traite, et elle le protège contre les autres créanciers du tireur en cas de procédure collective.
Conditions et moment de la transmission
Pour que la transmission de la provision soit effective et opposable, plusieurs conditions doivent être remplies :
- La lettre de change doit être valide (respecter les conditions de forme).
- La provision doit être régulièrement constituée (notamment, ne pas avoir été créée frauduleusement en période suspecte si le tireur fait l’objet d’une procédure collective).
Point important : l’acceptation par le tiré n’est pas une condition de la transmission de la provision. Celle-ci est transférée au porteur dès la remise de la traite, que le tiré l’ait acceptée ou non. L’acceptation viendra cependant renforcer considérablement les droits du porteur.
La transmission s’opère dès la remise de la traite au porteur. Pour un banquier qui escompte une lettre de change, il devient propriétaire de la provision dès qu’il reçoit physiquement le titre, et non pas seulement au moment où il crédite le compte de son client.
L’acceptation : l’engagement direct du tiré
Si la provision est le fondement économique, l’acceptation est l’engagement juridique formel du tiré.
Qu’est-ce que l’acceptation ?
L’acceptation est l’acte par lequel le tiré s’engage personnellement et directement à payer le montant de la lettre de change à son échéance. Il devient alors le débiteur principal de la traite. Son engagement est de nature cambiaire, soumis aux règles strictes du droit de la lettre de change. L’article L. 511-19 du Code de commerce le dit clairement : « Par l’acceptation, le tiré s’oblige à payer la lettre de change à l’échéance ».
L’acceptation fait également naître une présomption d’existence de la provision à l’égard des tiers porteurs (article L. 511-7, al. 4). On présume que le tiré n’accepterait pas s’il ne pensait pas devoir la somme au tireur.
La présentation à l’acceptation
Pour obtenir l’acceptation, le porteur (ou un simple détenteur) doit présenter la lettre de change au tiré.
- Quand ? La présentation peut se faire à tout moment jusqu’à l’échéance (article L. 511-15).
- Est-ce obligatoire ? En principe, non. C’est une simple faculté pour le porteur. Cependant, elle devient obligatoire pour les traites payables « à un certain délai de vue » (car l’acceptation fixe le point de départ du délai) et si une clause spécifique l’impose. Inversement, une clause « non acceptable » peut l’interdire (sauf cas particuliers).
- Où ? Au domicile du tiré.
- Délai de réflexion : Le tiré peut demander un délai d’un jour pour réfléchir avant d’accepter ou de refuser (article L. 511-16).
Comment l’acceptation est-elle réalisée ?
L’acceptation obéit à des conditions de fond et de forme :
- Fond : Le tiré doit avoir la capacité de s’engager (comme pour l’émission), son consentement ne doit pas être vicié (erreur, dol, violence), et s’il agit par mandataire, celui-ci doit avoir le pouvoir requis.
- Forme : L’acceptation doit être écrite sur la lettre de change elle-même. Elle s’exprime généralement par le mot « accepté » (ou équivalent) suivi de la signature manuscrite du tiré apposée au recto du titre (article L. 511-17). La simple signature du tiré au recto, sans autre mention, vaut acceptation. Une acceptation donnée par acte séparé n’a pas de valeur cambiaire (elle peut valoir simple promesse de paiement de droit commun).
- Date : L’acceptation n’a pas besoin d’être datée, sauf pour les traites payables à un certain délai de vue ou si une présentation dans un délai déterminé est exigée.
- Modalités : L’acceptation doit être pure et simple. Le tiré peut cependant l’accepter pour une partie seulement du montant (acceptation limitée). Toute autre modification ou condition ajoutée par le tiré (par exemple, lier le paiement à une livraison) équivaut à un refus d’acceptation (article L. 511-17, al. 4), même si le tiré reste tenu envers le porteur dans les termes de son acceptation conditionnelle.
Les effets majeurs de l’acceptation
L’acceptation transforme radicalement la situation juridique.
L’engagement irrévocable du tiré
Une fois que le tiré a accepté et restitué la lettre de change, il ne peut plus revenir sur son engagement (article L. 511-20). Son acceptation est irrévocable.
Le tiré devient débiteur principal
Il est désormais directement et personnellement obligé envers le porteur légitime de payer la somme à l’échéance, et ce, même s’il n’a finalement pas reçu la provision du tireur.
Consolidation du droit sur la provision
Comme vu précédemment, l’acceptation rend le droit du porteur sur la provision définitif et opposable à tous. La créance sort du patrimoine du tireur et ne peut plus être saisie par ses créanciers, ni payée valablement entre les mains du tireur. Elle prime sur une action directe de sous-traitant ou une cession Dailly postérieure.
L’inopposabilité des exceptions : la protection clé du porteur
C’est l’un des effets les plus importants. En vertu de l’article L. 511-12 du Code de commerce, le tiré accepteur ne peut pas opposer au porteur de bonne foi les exceptions (moyens de défense) qu’il aurait pu faire valoir contre le tireur. Par exemple, il ne peut refuser de payer le porteur au motif que la marchandise livrée par le tireur était défectueuse ou que le contrat initial a été annulé.
Cette règle protège la circulation de la lettre de change : chaque porteur successif peut avoir confiance dans le titre sans avoir à vérifier la relation initiale entre tireur et tiré.
La seule limite est la mauvaise foi du porteur. Si le porteur, en acquérant la traite, savait qu’il causait un préjudice au tiré en le privant d’une défense légitime (par exemple, s’il connaissait l’absence de cause de la dette ou la situation irrémédiablement compromise du tireur), alors le tiré peut lui opposer les exceptions. La preuve de la mauvaise foi incombe au tiré.
Et si le tiré refuse d’accepter ?
Le tiré a le droit de refuser d’accepter la traite, même s’il doit la somme au tireur. Ce refus (total, partiel ou sous condition) n’est pas une faute en soi.
Le protêt faute d’acceptation
Pour conserver ses droits, notamment la possibilité d’agir immédiatement contre les garants, le porteur doit faire constater officiellement ce refus par un protêt faute d’acceptation (article L. 511-39). Dressé par huissier ou notaire, cet acte authentique prouve la présentation et le refus. Bien que sa confection soit facultative si le porteur décide d’attendre l’échéance, il est indispensable pour exercer les recours anticipés.
Les conséquences du refus
Le principal effet du refus d’acceptation constaté par protêt est l’ouverture immédiate des recours du porteur contre les garants (tireur et endosseurs), avant même l’échéance initiale de la traite (article L. 511-38). Pour le tiré, dans le cas spécifique d’une traite tirée suite à une fourniture de marchandises entre commerçants, le refus d’accepter peut entraîner la déchéance du terme dont il bénéficiait pour payer le prix (article L. 511-15, al. 10).
L’acceptation par intervention : une garantie subsidiaire
Dans de rares cas, si le tiré refuse d’accepter, un tiers (ou même le tiré lui-même pour le compte d’un autre) peut accepter la lettre de change « par intervention » pour l’honneur d’un des signataires (tireur ou endosseur) afin de lui éviter un recours anticipé (article L. 511-66). Cet accepteur par intervention s’engage alors cambiairement envers le porteur.
Maîtriser la provision et l’acceptation est essentiel pour sécuriser vos créances cambiaires. Les conséquences d’une traite non provisionnée ou non acceptée peuvent être significatives. Notre cabinet vous accompagne en droit commercial pour analyser vos garanties et défendre vos droits en cas de litige.
Sources
- Code de commerce, notamment articles L. 511-7, L. 511-11, L. 511-12, L. 511-15 à L. 511-21, L. 511-38, L. 511-39, L. 511-44, L. 511-66 à L. 511-71, L. 511-77.
- Code de procédure civile et d’exécution (CPCE).