Même avec la plus grande prudence, un accident peut survenir sur les voies navigables. Une collision entre deux bateaux (un abordage), ou la nécessité de porter secours à un bâtiment en difficulté (assistance), soulève immédiatement des questions complexes de responsabilité et d’indemnisation. Qui doit payer les dégâts ? L’intervention d’un sauveteur donne-t-elle droit à une récompense ? Le droit fluvial français prévoit des règles spécifiques pour ces événements, distinctes du droit maritime ou du droit commun. Comprendre ces règles est fondamental pour tout usager des fleuves et canaux. Pour une navigation sûre et conforme, il est essentiel de bien connaître l’ensemble des règles essentielles de la navigation sur les voies d’eau françaises.
L’abordage entre bateaux fluviaux : un régime spécifique
Lorsqu’une collision survient entre deux bâtiments sur une voie d’eau intérieure française (hors Rhin et Moselle qui ont leurs propres règles), c’est principalement la loi du 5 juillet 1934 relative à l’abordage en navigation intérieure qui s’applique. Cette loi a un champ d’application assez large : elle concerne bien sûr les abordages directs entre bateaux de navigation intérieure, mais aussi les dommages causés par un bateau à un autre sans contact physique direct, par exemple à cause d’une mauvaise manœuvre ou du non-respect des règlements de navigation. Elle couvre également les collisions impliquant divers engins flottants comme les dragues, les grues, les bacs ou les pontons. Il est essentiel pour les opérateurs de respecter scrupuleusement les règles de navigation établies pour les voies d’eau afin de prévenir de tels incidents. Ces règles s’inscrivent dans un cadre plus large concernant le statut juridique du bateau de navigation intérieure, incluant propriété et sûretés. La diligence dans la manœuvre des embarcations permet non seulement d’assurer la sécurité des passagers et des équipages, mais aussi de préserver l’intégrité des infrastructures environnantes. En cas de non-respect de ces règles, des responsabilités peuvent être engagées, entraînant des conséquences juridiques et financières pour les contrevenants. Il est également primordial de souligner que la police de navigation intérieure en France joue un rôle crucial dans l’application de ces règles. En effet, les agents de cette police sont responsables de veiller au respect des normes de sécurité sur les voies d’eau et peuvent intervenir en cas de manquements. Ainsi, une vigilance accrue de la part des navigants, alliée à une coopération étroite avec les autorités, contribue à une meilleure sécurité sur les voies navigables.
La distinction la plus importante à faire est celle avec le droit maritime. Si l’un des bâtiments impliqués dans la collision est un navire de mer (c’est-à-dire un bâtiment habituellement affecté à la navigation en mer et exposé à ses risques), alors ce n’est plus la loi de 1934 qui joue, mais la loi du 7 juillet 1967 relative aux événements de mer. Déterminer si un bâtiment est un « navire » au sens juridique peut être subtil : un bac traversant un fleuve dans sa partie non maritime n’est généralement pas considéré comme un navire. La qualification dépend de son affectation habituelle.
Le cœur du régime de la loi de 1934 est la responsabilité basée sur la faute prouvée. Contrairement au régime de droit commun où le gardien d’une chose (le bateau) pourrait être présumé responsable (article 1242 al. 1er du Code civil, ancien 1384 al. 1er), en matière d’abordage fluvial, c’est à la victime de prouver que l’autre bateau a commis une faute à l’origine de la collision. Sans preuve d’une faute – une erreur de navigation, une fausse manœuvre, une vitesse excessive, un défaut de veille, une violation du RGP – la demande d’indemnisation sera rejetée. Il ne suffit pas de constater le contact ; il faut identifier un comportement fautif précis.
Partage des responsabilités et cas d’exonération
Que se passe-t-il si aucune faute ne peut être prouvée, ou si l’abordage est dû à un événement imprévisible et irrésistible (force majeure) ? Dans ce cas, la loi est claire : les dommages sont supportés par ceux qui les ont subis. Si votre bateau est endommagé dans un abordage dont la cause reste incertaine, vous ne pourrez pas obtenir d’indemnisation de l’autre partie. Attention cependant, la jurisprudence est assez stricte sur la notion de force majeure en navigation : un simple aléa, comme un objet flottant non identifié qui bloque une hélice ou un gouvernail, est souvent considéré comme un risque normal de la navigation et non comme un cas fortuit exonératoire. Pour être exonéré, le bateau dont la faute est initialement établie doit prouver que l’événement de force majeure a été la cause déterminante de l’accident.
Si, au contraire, les deux bateaux impliqués ont commis des fautes ayant contribué à l’abordage, la responsabilité est partagée. Comment ? Proportionnellement à la gravité des fautes respectives. Si le juge ne peut déterminer précisément cette proportion, ou si les fautes apparaissent d’égale gravité, la responsabilité est partagée par parts égales (50/50). Ce partage a une conséquence importante sur l’indemnisation des tiers. Pour les dommages matériels (aux bateaux, aux cargaisons, aux biens de l’équipage ou des passagers), il n’y a pas de solidarité entre les bateaux fautifs. Chaque bateau ne devra indemniser qu’à hauteur de sa part de responsabilité. Par exemple, si un bateau A est responsable à 70% et un bateau B à 30%, la cargaison innocente endommagée sur A ne pourra réclamer que 30% de son préjudice à B, et devra supporter les 70% restants (ou se retourner contre A si possible). En revanche, pour les dommages corporels (mort ou blessures) causés à des tiers (passagers, équipage de l’autre bateau), les bateaux fautifs sont tenus solidairement. La victime peut réclamer 100% de son indemnisation à l’un ou l’autre des responsables, à charge pour celui qui a payé plus que sa part de se retourner ensuite contre l’autre co-responsable (via une action récursoire).
Le régime s’adapte aussi aux convois. Dans un convoi poussé, c’est en principe le conducteur du pousseur qui est responsable de la manœuvre de l’ensemble, les barges poussées n’ayant pas de conducteur propre. Sauf faute spécifique d’une barge (mauvais arrimage par exemple), la responsabilité de l’abordage incombera au pousseur. En cas de remorquage, chaque bateau (remorqueur et remorqués) est responsable de ses propres fautes.
Enfin, il peut arriver qu’un abordage soit la conséquence directe d’un premier incident, ou qu’il soit causé par la faute d’un tiers extérieur (par exemple, un ouvrage mal signalé, un obstacle laissé par un riverain…). Dans ces cas, la responsabilité peut être reportée en tout ou partie sur le responsable initial ou le tiers fautif.
Procédure et conséquences financières
En cas d’accident de navigation susceptible d’entraîner un litige, une procédure spécifique est prévue par l’ancien article 168 du code du domaine public fluvial (dont les principes restent pertinents) : les conducteurs impliqués doivent se rendre au greffe du tribunal d’instance (aujourd’hui tribunal judiciaire ou de proximité) le plus proche pour faire une déclaration sur les circonstances de l’accident. Le juge peut alors ordonner une expertise ou une descente sur les lieux pour établir les faits et l’étendue des dommages. C’est une étape souvent utile pour préserver les preuves.
Sur le plan financier, les actions en réparation des dommages causés par un abordage fluvial se prescrivent par deux ans à compter de l’événement. Il faut donc agir vite. Pour les actions en recours entre co-responsables (celui qui a payé plus que sa part), le délai est plus court : un an à compter du jour du paiement.
Une information importante pour les créanciers : les indemnités dues pour les dommages causés par un abordage (aux autres bateaux, aux personnes, aux ouvrages portuaires…) bénéficient d’un privilège sur le bateau responsable. C’est une garantie forte qui prime même certaines hypothèques.
L’assistance en droit fluvial : porter secours
Imaginez un bateau en panne moteur dérivant vers un pont, ou une péniche prenant l’eau suite à une avarie. La réaction naturelle et souvent nécessaire est de lui porter secours. Existe-t-il une obligation légale de le faire et l’assistant peut-il être rémunéré pour son intervention ?
Le Règlement Général de Police (RGP) impose un devoir légal d’assistance. Tout conducteur de bateau se trouvant à proximité d’un autre bâtiment en péril (mettant en danger des personnes ou menaçant d’obstruer le chenal) doit lui prêter une assistance immédiate, mais seulement dans la mesure où cela est compatible avec la sécurité de son propre bateau. Ne pas le faire pourrait constituer une faute.
En revanche, contrairement au droit maritime qui dispose de conventions internationales (Bruxelles 1910, Londres 1989) et d’une loi nationale (celle de 1967) organisant la rémunération de l’assistance (« nul ne travaille pour rien en mer »), le droit fluvial français général est muet sur la question de la rémunération de l’assistant. Il n’existe pas de texte spécifique (sauf pour le Rhin et la Moselle via une ancienne loi locale ). La Convention de Londres de 1989 sur l’assistance, bien que potentiellement applicable par sa définition large du « navire », fait l’objet d’une réserve de la France qui entend ne pas l’appliquer aux opérations purement fluviales entre bateaux de navigation intérieure. La portée exacte de cette réserve reste toutefois débattue. De plus, le cadre juridique concernant la rémunération des services d’assistance sur l’eau douce est davantage fragmenté, ce qui complique la situation pour les professionnels. L’absence de textes clairs et l’absence d’une loi spécifique sur la rémunération rendent difficile la détermination des droits et obligations des acteurs du secteur, notamment pour ceux disposant d’un permis de navigation fluviale en France. Ainsi, l’incertitude qui règne sur cette question peut entraîner des litiges et des interprétations divergentes entre les parties prenantes.
Faute de texte, ce sont les tribunaux qui ont dû trancher au cas par cas. Pour qu’une opération soit qualifiée d’assistance ouvrant droit potentiellement à rémunération, la jurisprudence exige d’abord que le bateau secouru ait été réellement en danger, même si le péril n’était pas imminent. Une simple aide de confort entre deux bateaux ne constitue pas une assistance.
Ensuite, sur la nature juridique de l’opération, les juges ont souvent écarté la qualification de « gestion d’affaires » (où le gérant n’a droit qu’au remboursement de ses dépenses utiles ) pour privilégier celle d’un contrat tacite d’assistance. L’idée est que l’appel au secours du bateau en détresse (même implicite) constitue une offre de rémunération, et que l’intervention de l’assistant vaut acceptation. Cette qualification contractuelle permet alors au juge, en se fondant sur l’équité et les usages (article 1194 du Code civil, ancien 1135), d’allouer à l’assistant une rémunération qui tient compte non seulement de ses frais et de son manque à gagner, mais aussi des risques courus, des efforts déployés et de la valeur des biens sauvés. C’est une solution plus juste pour celui qui prend des risques pour en sauver un autre.
Un abordage ou une opération d’assistance soulève des questions complexes de responsabilité et d’indemnisation. Contactez notre cabinet pour une évaluation de votre situation et la défense de vos intérêts, bénéficiant de notre expertise en droit commercial et transport fluvial.
Sources
- Loi du 5 juillet 1934 relative à l’abordage en navigation intérieure
- Loi n° 67-545 du 7 juillet 1967 relative aux événements de mer (applicable si un navire de mer est impliqué)
- Décret n° 73-912 du 21 septembre 1973 portant règlement général de police de la navigation intérieure (RGP) (pour le devoir d’assistance)
- Code civil (pour les principes généraux de responsabilité et les quasi-contrats/contrats)
- Code des transports (pour le privilège lié aux indemnités d’abordage)
- Convention de Londres du 28 avril 1989 sur l’assistance (pertinence limitée en droit fluvial français pur)