Les actes automatiquement annulés pendant la période suspecte (nullités de droit)

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Lorsqu’une entreprise traverse des difficultés financières majeures, une période particulièrement sensible s’ouvre avant le déclenchement officiel d’une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire. C’est ce que l’on nomme la « période suspecte », un intervalle de temps durant lequel certains actes passés par le dirigeant peuvent être remis en cause. Vous pouvez consulter notre article généraliste expliquant ce qu’est la période suspecte pour mieux saisir ce concept.  

Le droit français, à travers le Code de commerce, a établi une liste d’actes qui, s’ils sont accomplis durant cette période, sont considérés comme tellement préjudiciables ou anormaux qu’ils sont annulés de manière quasi automatique par le tribunal. On parle de « nullités de droit ». Contrairement aux nullités dites facultatives où le juge dispose d’une marge d’appréciation, ici, la sanction est beaucoup plus directe si les conditions sont réunies. Comprendre quels sont ces actes est essentiel pour tout dirigeant d’entreprise, mais aussi pour ses partenaires commerciaux et financiers, car les conséquences d’une annulation peuvent être importantes.  

Les actes à titre gratuit : donner quand on ne peut plus payer

Le premier type d’acte automatiquement annulé est celui réalisé « à titre gratuit ». La logique est simple : une entreprise qui ne peut plus faire face à ses dettes exigibles (qui est en cessation des paiements) ne devrait pas se démunir de ses biens ou de ses droits sans recevoir de contrepartie. Agir ainsi revient à diminuer l’actif qui devrait servir à désintéresser les créanciers, rompant l’égalité entre eux.  

L’article L. 632-1, I, 1° du Code de commerce vise donc tout acte translatif de propriété (mobilier ou immobilier) ou de droits sans contrepartie équivalente. Cela couvre bien sûr les donations directes, mais aussi les donations déguisées ou indirectes. Par exemple, vendre un bien à un prix volontairement très inférieur à sa valeur pourrait être requalifié et annulé sur ce fondement. L’absence de contrepartie réelle pour l’entreprise est le critère déterminant.  

Certaines opérations peuvent échapper à cette qualification. Un acte qui semble gratuit peut en réalité avoir une contrepartie indirecte, comme le mécénat ou le sponsoring, si l’entreprise peut justifier d’un retour attendu en termes d’image ou de notoriété. De même, une donation rémunératoire modeste, justifiée par des services rendus antérieurement, pourrait échapper à la nullité. En revanche, les donations « modiques » sans justification particulière (cadeaux d’affaires excessifs par exemple) restent annulables.  

Un cas spécifique est celui de l’assurance-vie souscrite au profit d’un tiers. Traditionnellement, le paiement des primes n’est pas considéré comme une libéralité annulable, sauf si ces primes sont « manifestement exagérées » par rapport aux capacités financières du souscripteur au moment du versement. L’action des organes de la procédure visera alors uniquement le remboursement de ces primes excessives payées pendant la période suspecte, et non la remise en cause du capital versé au bénéficiaire (sauf requalification en donation indirecte avérée).  

Les contrats commutatifs déséquilibrés : quand l’accord nuit gravement au débiteur

Le Code de commerce (art. L. 632-1, I, 2°) sanctionne également par la nullité de droit « tout contrat commutatif dans lequel les obligations du débiteur excèdent notablement celles de l’autre partie ». Il s’agit ici de contrats où, dès l’origine, il existe une disproportion manifeste entre ce que donne ou fait l’entreprise en difficulté et ce qu’elle reçoit en échange. Ce déséquilibre doit être « notable », c’est-à-dire important, évident.  

Pourquoi une telle nullité ? Parce qu’un tel contrat, conclu alors que l’entreprise est déjà fragile, est suspect. Il peut dissimuler une intention de favoriser le cocontractant au détriment des autres créanciers, ou résulter de la pression exercée sur un dirigeant aux abois. Le contrat doit être « commutatif », c’est-à-dire un contrat où les avantages réciproques sont connus et évalués dès le départ. Les contrats « aléatoires » (comme un contrat d’assurance classique, ou une vente avec rente viagère), où l’avantage dépend d’un événement incertain, échappent en principe à cette nullité.  

L’appréciation du caractère « notablement déséquilibré » relève du pouvoir des juges, qui doivent examiner concrètement les obligations de chaque partie au moment de la signature du contrat. Ils ne tiennent pas compte d’éventuelles relations antérieures ni d’un déséquilibre qui apparaîtrait plus tard, en cours d’exécution. La jurisprudence a ainsi pu annuler des transactions accordant des indemnités excessives à un salarié licencié, des cessions de créances professionnelles à des conditions très défavorables, ou encore des contrats de location-gérance à un prix dérisoire. La vente d’actions d’une société qui n’ont plus aucune valeur peut aussi entrer dans ce cadre.  

Il est important de noter que cette nullité frappe le contrat dans son ensemble. Il n’est pas possible de simplement « rééquilibrer » le contrat ; l’acte est totalement anéanti. Les conséquences de cette annulation, notamment les restitutions, peuvent être significatives pour le cocontractant.  

Les paiements anormaux : régler ses dettes de manière suspecte

Une entreprise en cessation des paiements peut encore effectuer certains paiements. Cependant, le droit des procédures collectives se méfie particulièrement de la manière dont ces paiements sont réalisés pendant la période suspecte, car ils peuvent facilement masquer une volonté de favoriser certains créanciers au détriment des autres. Deux catégories de paiements sont considérées comme « anormales » et donc nulles de droit.  

Paiements de dettes non échues

L’article L. 632-1, I, 3° du Code de commerce annule « tout paiement, quel qu’en ait été le mode, pour dettes non échues au jour du paiement ». Payer une dette avant son terme, alors que l’entreprise ne peut déjà plus honorer ses dettes exigibles, est intrinsèquement suspect. Cela démontre une volonté de favoriser le créancier à terme, qui n’aurait normalement pas pu réclamer son dû immédiatement. Peu importe le moyen de paiement utilisé (espèces, virement, chèque…), c’est le fait de payer avant l’échéance qui entraîne la nullité. La date à considérer est celle du paiement effectif, pas celle de l’émission d’un chèque ou d’un ordre de virement, mais celle où le créancier reçoit les fonds de manière irrévocable.  

Il existe des exceptions importantes. Le paiement d’effets de commerce (lettre de change, billet à ordre) même pour une dette non échue, échappe généralement à cette nullité de droit pour protéger la sécurité des transactions cambiaires et les porteurs successifs. Cependant, une action spécifique dite « action en rapport » peut être engagée contre le bénéficiaire initial (tireur, premier endosseur) s’il avait connaissance de la cessation des paiements. De même, les opérations spécifiques au fonctionnement d’un compte courant bancaire (remises créditrices venant compenser un débit) ne sont généralement pas vues comme des paiements annulables sur ce fondement, sauf fonctionnement anormal du compte.  

Paiements de dettes échues par des procédés anormaux

Même si une dette est bien arrivée à échéance, la manière dont elle est payée pendant la période suspecte peut entraîner la nullité de droit. L’article L. 632-1, I, 4° du Code de commerce annule ainsi « tout paiement pour dettes échues, fait autrement qu’en espèces, effets de commerce, virements, bordereaux de cession visés par l’article L. 313-23 du code monétaire et financier ou tout autre mode de paiement communément admis dans les relations d’affaires ».  

Le texte liste d’abord les modes de paiement considérés comme normaux et qui, s’ils règlent une dette échue, n’entraînent pas la nullité de droit (mais peuvent relever des nullités facultatives) :

  • Les espèces (dans les limites légales).  
  • Les effets de commerce (lettre de change, billet à ordre, chèque).  
  • Les virements bancaires ou postaux.  
  • Les cessions de créances professionnelles par bordereau « Dailly ».  
  • Et, de manière plus générale, « tout autre mode de paiement communément admis dans les relations d’affaires ». Cette dernière catégorie laisse une marge d’appréciation au juge, qui vérifiera si le mode de paiement utilisé correspond aux usages habituels entre les parties ou dans leur secteur d’activité. Les paiements par carte bancaire, les prélèvements automatiques prévus contractuellement, ou un paiement en nature si c’était l’objet initial du contrat peuvent entrer dans cette catégorie.  

A contrario, sont considérés comme anormaux et donc nuls de droit s’ils interviennent en période suspecte pour payer une dette échue :

  • La dation en paiement : C’est le fait de donner au créancier autre chose que ce qui était initialement dû (par exemple, livrer des marchandises ou un bien immobilier pour régler une dette d’argent). C’est la substitution d’objet qui est suspecte, sauf si ce mode est habituel dans le secteur (ex: commerce de l’art).  
  • La cession de créance civile (hors bordereau Dailly) : Céder une créance que l’on détient sur un tiers pour payer sa propre dette peut être considéré comme anormal si ce n’est pas un usage courant entre les partenaires.  
  • La délégation de paiement : Mécanisme où l’on demande à son propre débiteur (le délégué) de payer directement son créancier (le délégataire). Si l’acceptation de la délégation intervient en période suspecte, elle est souvent annulée, sauf si c’est un mode de paiement habituel (ex: délégation de loyers dans certains montages immobiliers structurés avant la période suspecte).  
  • La compensation conventionnelle : Si les parties se mettent d’accord pendant la période suspecte pour éteindre leurs dettes réciproques par compensation alors que les conditions de la compensation légale n’étaient pas réunies (ou si elles les créent artificiellement), cette convention est nulle. La compensation légale (qui joue automatiquement quand les conditions sont remplies avant la période suspecte) ou judiciaire n’est généralement pas visée.  

Les garanties constituées pour des dettes anciennes

Obtenir une garantie (hypothèque, nantissement, gage…) pendant la période suspecte pour sécuriser une créance née avant la constitution de cette garantie est également un acte automatiquement nul selon l’article L. 632-1, I, 6° du Code de commerce, visant à restaurer l’égalité entre les créanciers et à maintenir les équilibres entre créanciers et débiteurs.  

Pourquoi cette nullité ? Parce que consentir une nouvelle sûreté pour une dette ancienne n’apporte rien à l’entreprise débitrice ; cela ne fait qu’avantager un créancier, auparavant simple créancier chirographaire, en lui donnant un droit préférentiel sur un bien au détriment de tous les autres. Le moment clé est la date de constitution de la sûreté (signature de l’acte), peu importe la date de sa publicité. Il faut que la dette garantie soit née avant cet acte de constitution.  

Attention, cette nullité ne s’applique pas si la garantie est constituée en même temps que la naissance de la dette qu’elle couvre (par exemple, une hypothèque prise le jour même de l’octroi d’un nouveau prêt). Dans ce cas, la garantie est considérée comme la contrepartie du nouveau financement et échappe à la nullité de droit (elle pourrait cependant être attaquée via les nullités facultatives si les conditions sont réunies). Le fonctionnement normal du compte courant bancaire, où des garanties peuvent couvrir un solde fluctuant, obéit aussi à des règles spécifiques qui valident souvent la sûreté pour les découverts nés après sa constitution.  

Le texte vise spécifiquement les sûretés réelles conventionnelles (hypothèque, gage, nantissement), ainsi que l’hypothèque légale attachée aux jugements de condamnation. Elle ne concerne pas les privilèges légaux (comme celui du bailleur d’immeuble ou du Trésor public) qui naissent automatiquement avec la créance.  

Autres actes automatiquement nuls (aperçu)

Le Code de commerce prévoit d’autres cas de nullités de droit, moins fréquents mais importants à connaître :

  • Certains dépôts et consignations de sommes ordonnés judiciairement à titre de garantie (art. L. 632-1-I-5°).  
  • Toutes les mesures conservatoires (saisie conservatoire, inscription provisoire de nantissement ou d’hypothèque judiciaire) prises après la cessation des paiements, même si le créancier ne la connaissait pas (art. L. 632-1-I-7°).  
  • Certains transferts de biens dans un patrimoine fiduciaire, sauf si la fiducie garantit une dette née en même temps (art. L. 632-1-I-10°).  
  • Les avenants à un contrat de fiducie qui affectent les biens à la garantie de dettes anciennes (art. L. 632-1-I-11°).  
  • Certaines opérations sur options de souscription ou d’achat d’actions (stock-options) autorisées ou levées après la cessation des paiements (art. L. 632-1-I-8° et 9°).  
  • Pour l’Entrepreneur Individuel à Responsabilité Limitée (EIRL), toute affectation ou modification d’affectation d’un bien appauvrissant le patrimoine visé par la procédure au profit d’un autre patrimoine (art. L. 632-1-I-11°).  
  • Toute déclaration notariée d’insaisissabilité (DNI) faite après la date de cessation des paiements (art. L. 632-1-I-12°).  

La liste peut sembler technique, mais l’enjeu est toujours le même : empêcher les actes qui, réalisés dans la période critique précédant une procédure collective, vident l’entreprise de sa substance ou rompent l’égalité entre ceux à qui elle doit de l’argent. Connaître ces actes automatiquement annulables est une première étape pour sécuriser vos opérations ou défendre vos droits si vous êtes confronté à la défaillance d’un partenaire. La procédure pour obtenir l’annulation et les effets concrets de celle-ci sont également des aspects essentiels à maîtriser.

Si vous pensez être concerné par l’une de ces situations, que ce soit en tant que dirigeant ou créancier, une analyse juridique précise est nécessaire pour la défense de vos intérêts. Notre équipe se tient à votre disposition pour évaluer votre cas spécifique et envisager les actions appropriées.

Sources

  • Code de commerce, article L. 632-1

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