La gestion des actifs numériques, qu’il s’agisse de monnaies virtuelles, de jetons ou de NFT, est devenue une préoccupation centrale pour les particuliers comme pour les entreprises. Ces opérations, allant de la simple cession à l’apport en société, soulèvent des questions juridiques et fiscales pointues. Loin d’être une zone de non-droit, cet écosystème est régi par un cadre légal en construction, mêlant droit commun et textes spéciaux. Comprendre ces règles est essentiel pour sécuriser les transactions et optimiser leur traitement. Cet article technique propose un éclairage sur le régime des cessions et des apports d’actifs numériques, explorant les mécanismes contractuels et les implications fiscales, sujet qui s’inscrit dans la thématique plus large sur les actifs numériques : défis juridiques et solutions pratiques.
La cession à titre onéreux des actifs numériques
La cession à titre onéreux recouvre toutes les opérations où un actif numérique est transféré en contrepartie d’une valeur. La nature de cette contrepartie est déterminante pour qualifier juridiquement l’opération, ce qui emporte des conséquences distinctes en matière contractuelle et fiscale.
Vente ou échange de monnaies virtuelles et de biens numériques
Lorsqu’un actif numérique est cédé contre une somme d’argent ayant cours légal (des euros, par exemple), l’opération est une vente. En revanche, si la contrepartie est un autre bien, y compris un autre actif numérique, il s’agit d’un échange. La distinction est fondamentale. Juridiquement, la plupart des crypto-monnaies comme le Bitcoin ne sont pas considérées comme des monnaies au sens légal du terme, mais comme des biens meubles incorporels. Par conséquent, l’acquisition d’un bien immobilier payé en bitcoins s’analyse, en l’absence de précision, comme un échange et non une vente.
En pratique, pour contourner cette difficulté et rester dans le cadre d’une vente, les contrats peuvent prévoir que la crypto-monnaie sert uniquement de référence de valeur (monnaie de compte). Le prix est alors libellé en euros, et la conversion de la crypto-monnaie est effectuée au moment du transfert de propriété. Une autre approche consiste à insérer une clause d’obligation alternative, laissant à l’acquéreur le choix de payer en euros (vente) ou de transférer les actifs numériques prévus (échange). En raison de la forte volatilité, une clause de revalorisation ou un mécanisme de fixation du cours au plus près de l’opération est indispensable pour équilibrer le contrat.
L’acquisition d’actifs numériques et les principes unidroit
Sur le plan international, les Principes UNIDROIT sur les actifs numériques et le droit privé apportent un éclairage précieux. Ils ne créent pas de droit contraignant mais proposent un cadre conceptuel pour guider les législateurs et les juges. L’un des concepts centraux est celui de « contrôle » (maîtrise), défini comme la capacité factuelle de bénéficier de l’actif, d’en exclure les tiers et de transférer ce contrôle.
Ces principes posent une règle fondamentale pour la sécurité des transactions, inspirée de l’adage « en fait de meubles, la possession vaut titre ». Le principe 8 établit qu’un acquéreur qui obtient le contrôle d’un actif numérique à titre onéreux et sans avoir connaissance des droits d’un tiers est protégé et en devient le titulaire légitime. Cette approche pragmatique, fondée sur la maîtrise technique effective, vise à fluidifier les échanges sur les registres distribués en offrant une protection robuste à l’acquéreur de bonne foi.
La tokénisation immobilière : enjeux et modalités
La tokénisation immobilière consiste à représenter un bien immobilier ou des droits y afférents sous forme de jetons numériques (tokens) sur une blockchain. Cette technique transforme une transaction immobilière, traditionnellement lourde et complexe, en une opération sur actifs mobiliers, plus liquide et fractionnable. Deux méthodes principales coexistent :
- La tokénisation des titres de société : C’est actuellement la méthode la plus répandue. Elle consiste à loger le bien immobilier dans une société (une SCI par exemple), puis à émettre des jetons qui représentent les parts ou actions de cette société. La cession des jetons équivaut alors à une cession de titres de la société propriétaire de l’immeuble.
- La tokénisation directe de l’actif : Cette approche, plus novatrice, consiste à créer des jetons qui représentent directement des fractions de la propriété de l’immeuble. Les détenteurs de jetons deviennent alors propriétaires en indivision du bien. Cette méthode soulève encore des défis juridiques, notamment en matière de publicité foncière et de gestion de l’indivision.
Dans les deux cas, la tokénisation ouvre la porte à un marché plus accessible et potentiellement plus dynamique, mais elle exige une structuration juridique sans faille pour garantir les droits des investisseurs.
La constitution d’un usufruit ou quasi-usufruit sur actifs numériques
Les actifs numériques peuvent faire l’objet d’un démembrement de propriété, notamment pour la constitution d’un usufruit. La nature de l’actif détermine le régime applicable. S’il s’agit d’un bien non consomptible, comme un NFT représentant une œuvre d’art unique, l’opération constitue un usufruit classique. L’usufruitier a le droit d’utiliser l’actif et d’en percevoir les fruits (par exemple, les revenus de la location d’un terrain virtuel), à charge de le conserver et de le restituer au nu-propriétaire à la fin de l’usufruit.
En revanche, si l’actif est consomptible, c’est-à-dire qu’on ne peut en faire usage sans le consommer, comme une crypto-monnaie, on parle de quasi-usufruit. Dans ce cas, le quasi-usufruitier devient propriétaire des actifs numériques. Il peut les dépenser, mais il est tenu de restituer, à la fin de la période, non pas les mêmes actifs, mais leur équivalent en quantité et qualité, ou leur valeur estimée au jour de la restitution. La volatilité des crypto-monnaies rend cette obligation de restitution particulièrement risquée. Il est donc impératif de prévoir dans la convention de quasi-usufruit des clauses d’indexation ou de valeur plancher pour protéger le nu-propriétaire.
L’apport d’actifs numériques en société
Intégrer des actifs numériques au capital d’une société est une opération de plus en plus courante, que ce soit pour financer son développement ou pour loger une activité de trading dans une structure dédiée. La qualification de cet apport est une étape déterminante.
Apports en nature ou apport en numéraire : quelle qualification ?
La question centrale est de savoir si l’apport d’un actif numérique constitue un apport en numéraire (somme d’argent) ou un apport en nature (tout autre bien). La qualification juridique des actifs numériques est ici essentielle. La grande majorité des actifs numériques, y compris les crypto-monnaies comme le Bitcoin et l’Ether, sont considérés comme des biens meubles incorporels. Leur apport constitue donc un apport en nature.
Cette qualification a une conséquence majeure : l’obligation de faire évaluer l’apport par un commissaire aux apports. Cette intervention est requise dans les SARL et les sociétés par actions (SAS, SA) dès lors que la valeur de l’apport en nature excède 30 000 euros ou représente plus de la moitié du capital social. L’objectif est de garantir la réalité et la juste valeur de l’apport pour protéger les autres associés et les créanciers. L’évaluation de ces actifs volatils et parfois peu liquides est un défi technique qui nécessite une expertise solide, en lien avec la question de l’évaluation initiale des actifs : déterminer le juste coût d’entrée.
Une exception pourrait concerner les jetons de monnaie électronique (e-money tokens), que le règlement européen MiCA définit comme des substituts à la monnaie. Un apport de tels jetons pourrait potentiellement être qualifié d’apport en numéraire, simplifiant ainsi la procédure.
Les « apports » en compte-courant pour gérer la volatilité
Face à la complexité et à la volatilité des apports en nature, une alternative efficace est l’avance en compte-courant d’associé. Plutôt que d’intégrer les actifs numériques au capital, l’associé les « prête » à la société. Juridiquement, il ne s’agit pas d’un apport mais d’un prêt, qui crée une créance de l’associé envers la société.
Cette méthode présente plusieurs avantages. Elle évite la nomination d’un commissaire aux apports et offre une grande souplesse. La société peut utiliser les liquidités issues de la cession des actifs numériques pour ses besoins, et l’associé peut récupérer son avance selon les modalités prévues. Pour sécuriser l’opération, il est indispensable de rédiger une convention de compte-courant d’associé qui précisera les conditions du prêt : durée, modalités de remboursement, rémunération éventuelle sous forme d’intérêts, et surtout, les règles de conversion et d’évaluation des actifs pour gérer le risque de volatilité.
La fiscalité des opérations de cession à titre onéreux
Le régime fiscal des plus-values sur actifs numériques a été clarifié, mais il reste technique et nécessite une attention particulière, notamment sur la distinction entre investisseurs occasionnels et professionnels.
L’obligation de déclaration des actifs numériques
Avant même d’aborder l’imposition, il faut rappeler l’obligation déclarative. Selon l’article 1649 bis C du Code général des impôts, les personnes physiques fiscalement domiciliées en France doivent déclarer les références des comptes d’actifs numériques ouverts, détenus, utilisés ou clos auprès d’entités établies à l’étranger. Cette obligation vise toutes les plateformes d’échange non françaises, qui sont majoritaires sur le marché. L’omission de cette déclaration est sanctionnée par des amendes.
La distinction entre vendeurs non-professionnels et professionnels
Depuis le 1er janvier 2023, le régime fiscal des plus-values dépend du caractère habituel ou occasionnel de l’activité. Pour les investisseurs non-professionnels, les plus-values de cession d’actifs numériques sont soumises par défaut au prélèvement forfaitaire unique (PFU) de 30 %, qui se décompose en 12,8 % d’impôt sur le revenu et 17,2 % de prélèvements sociaux. Il est important de noter que l’imposition n’est déclenchée que lors de la conversion d’un actif numérique en monnaie ayant cours légal (euro, dollar, etc.) ou lors de l’acquisition d’un bien ou d’un service. Les échanges entre différents actifs numériques (crypto-à-crypto) bénéficient d’un sursis d’imposition.
Les contribuables peuvent toutefois opter pour l’imposition au barème progressif de l’impôt sur le revenu si cette solution est plus avantageuse pour eux. Une exonération est prévue pour les cessions dont le montant total annuel n’excède pas 305 euros.
Pour les investisseurs considérés comme professionnels (en raison de la fréquence, du volume et des outils utilisés), le régime est différent. Les plus-values sont imposées dans la catégorie des bénéfices non commerciaux (BNC). Elles sont alors soumises au barème progressif de l’impôt sur le revenu, ainsi qu’aux cotisations sociales des travailleurs indépendants, ce qui peut représenter une charge nettement plus élevée.
Le cas controversé de la fiscalité des nfts
La fiscalité des jetons non fongibles (NFT) reste une zone d’incertitude. La question est de savoir si un NFT doit être traité comme n’importe quel autre actif numérique, relevant du régime des plus-values décrit ci-dessus, ou si son régime fiscal doit suivre celui de son sous-jacent. Par exemple, si un NFT est associé à une œuvre d’art numérique, la plus-value de cession pourrait-elle être soumise au régime spécifique des cessions d’objets d’art, qui prévoit une taxe forfaitaire ?
L’administration fiscale n’a pas encore tranché formellement cette question. L’analyse la plus prudente consiste à considérer la nature de l’actif sous-jacent. Si le NFT ne fait que certifier un bien physique ou une œuvre, la fiscalité applicable à ce bien devrait prévaloir. Cette incertitude justifie une approche au cas par cas et une grande prudence dans la déclaration de ces opérations.
La cession ou l’apport d’actifs numériques sont des opérations complexes, à la croisée du droit des contrats, du droit des sociétés et d’une fiscalité en pleine construction. Une erreur de qualification ou une clause mal rédigée peut avoir des conséquences financières et juridiques importantes. Pour sécuriser vos opérations et bénéficier d’une stratégie adaptée en matière de droit commercial et numérique, contactez notre cabinet.
Sources
- Code monétaire et financier (notamment articles L. 54-10-1, L. 552-2)
- Code général des impôts (notamment articles 150 VH bis, 1649 bis C)
- Code civil (dispositions relatives à la vente, l’échange, le prêt, l’apport en société)
- Règlement (UE) 2023/1113 du 31 mai 2023 sur les marchés de crypto-actifs (MiCA)