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L’internationalisation croissante des échanges commerciaux et des implantations d’entreprises multiplie les situations où les difficultés financières dépassent les frontières d’un seul pays, notamment pour les entreprises réglementées qui opèrent à l’échelle internationale. Que se passe-t-il lorsqu’une entreprise, française ou étrangère, ayant des liens avec la France, se trouve en situation d’insolvabilité ? Savoir si un tribunal français peut intervenir, et quelle loi il appliquera, devient alors une question essentielle pour l’entreprise elle-même, ses dirigeants, mais aussi pour ses créanciers et partenaires commerciaux. Cet article vise à éclaircir les règles déterminant la compétence des juridictions françaises pour ouvrir une procédure collective (sauvegarde, redressement ou liquidation judiciaire) dans un contexte international, ainsi que la loi applicable et la manière dont les décisions de faillite étrangères sont traitées en France. Nous nous concentrons ici sur les règles françaises dites de « droit commun », hors application directe des règlements européens qui feront l’objet d’autres publications.
Quand un tribunal français est-il compétent ?
Pour qu’un tribunal français puisse ouvrir une procédure collective concernant une entreprise en difficulté ayant une dimension internationale, il faut qu’un critère de rattachement avec la France soit établi. La loi et la jurisprudence ont défini plusieurs points de connexion possibles.
Le critère principal : le siège de l’entreprise en France
Le critère le plus évident est la localisation du siège de l’entreprise sur le territoire français. L’article R. 600-1 du code de commerce précise ce point.
Pour une personne morale (une société), le tribunal compétent est celui dans le ressort duquel se trouve son siège social. Attention toutefois, il ne s’agit pas forcément du siège indiqué dans les statuts (siège statutaire). Si ce siège statutaire est fictif, c’est-à-dire si la direction effective et l’essentiel des activités se déroulent ailleurs en France, c’est le lieu de ce « siège réel » qui déterminera la compétence du tribunal français. Prouver cette fictivité est possible pour tout intéressé, et cette règle est considérée d’ordre public : on ne peut pas choisir un siège statutaire de complaisance pour échapper au tribunal normalement compétent.
Pour une personne physique (entrepreneur individuel, profession libérale), la règle est plus simple : le tribunal compétent est celui du lieu où l’entrepreneur a déclaré l’adresse de son entreprise ou de son activité professionnelle.
Lorsque le tribunal français est compétent sur la base du siège (réel ou déclaré) en France, la procédure collective qu’il ouvre a, en principe, une portée « universelle ». Cela signifie qu’elle vise l’ensemble du patrimoine du débiteur, y compris ses biens situés à l’étranger. La Cour de cassation l’a affirmé (notamment dans l’arrêt Banque Worms de 2002). Cependant, cette universalité a des limites pratiques importantes : ses effets à l’étranger dépendent de l’acceptation par les systèmes juridiques étrangers concernés, ce qui nécessite souvent une procédure de reconnaissance locale (exequatur).
L’implantation d’un établissement secondaire en France
Même si le siège principal de l’entreprise est situé à l’étranger, un tribunal français peut être compétent si l’entreprise possède un établissement secondaire en France. L’article R. 600-1 du code de commerce vise ici le « centre principal de ses intérêts en France ». La jurisprudence interprète cette notion comme le principal de ses établissements secondaires situés sur notre territoire (par exemple, une succursale importante, une agence, un bureau disposant d’une certaine autonomie).
La simple présence de cet établissement secondaire peut justifier l’ouverture d’une procédure collective en France, même si une procédure a déjà été ouverte dans le pays du siège principal, tant que cette procédure étrangère n’a pas été officiellement reconnue en France par une décision d’exequatur. La Cour de cassation a confirmé cette compétence de longue date (arrêt BCCI Overseas, 1995).
Comme pour la compétence fondée sur le siège, la procédure ouverte en France sur la base d’un établissement secondaire a également une portée universelle affirmée (arrêt Khalifa Airways, 2006). Toutefois, là encore, l’efficacité réelle de cette procédure sur les biens situés hors de France (et notamment dans le pays du siège) dépendra fortement de la reconnaissance par les autorités étrangères, qui est loin d’être automatique.
L’extension de procédure : confusion de patrimoines ou fictivité
Une procédure collective initialement ouverte en France contre un débiteur peut parfois être étendue à une autre personne (physique ou morale), même si cette dernière est étrangère ou n’a pas de siège ou d’établissement en France. L’article L. 621-2 du code de commerce prévoit cette possibilité dans deux cas principaux :
- La confusion des patrimoines : Si les patrimoines du débiteur principal et d’une autre personne sont tellement imbriqués qu’il est impossible de les distinguer (flux financiers anormaux et constants, absence de comptabilité séparée claire…).
- La fictivité : Si la personne morale initialement visée par la procédure n’est qu’une façade (« société fictive ») derrière laquelle une autre personne exerce en réalité l’activité et détient les actifs.
Dans ces cas, le tribunal français ayant ouvert la première procédure reste compétent pour prononcer l’extension. C’est un outil puissant, notamment pour appréhender les actifs de sociétés étrangères utilisées pour masquer la réalité économique. Cependant, la preuve de la confusion ou de la fictivité est souvent complexe à rapporter, surtout dans un contexte international. À ce titre, pour comprendre la facilitation par le droit européen de la coordination des procédures d’insolvabilité au sein d’un groupe de sociétés opérant dans plusieurs États membres, une problématique fréquente dans le contexte des faillites internationales, notre cabinet vous invite à consulter notre article dédié. Les relations financières normales au sein d’un groupe de sociétés, par exemple, ne suffisent pas à elles seules à caractériser une confusion des patrimoines justifiant une extension.
Autres critères de compétence (plus rares ou discutés)
En complément de ces règles de droit commun, il est important de noter que dans un contexte international (Union Européenne), des règlements spécifiques déterminent la compétence des tribunaux et la reconnaissance des décisions d’insolvabilité.
Historiquement, d’autres critères ont pu fonder la compétence des tribunaux français.
- La nationalité française d’une des parties (créancier demandeur ou débiteur défendeur), basée sur les articles 14 et 15 du Code civil, a longtemps été admise. Toutefois, son application en matière de faillite est aujourd’hui très controversée et fortement limitée, voire exclue pour l’article 14 par une décision récente (Com. 12 juin 2024). Ces « privilèges de juridiction » sont considérés comme subsidiaires (ne s’appliquant qu’en l’absence d’autre critère de compétence) et facultatifs (ils n’empêchent pas la reconnaissance d’un jugement étranger si le litige avait un lien fort avec l’autre pays).
- La simple présence de biens ou l’exercice ponctuel d’une activité en France ont aussi été parfois admis par des décisions anciennes pour justifier une compétence. Cette approche est aujourd’hui largement considérée comme douteuse. Ouvrir une procédure collective, qui vise à traiter l’ensemble de la situation d’une entreprise, sur la base de liens aussi ténus avec la France ne paraît pas répondre aux enjeux et peut être disproportionné. Des mesures d’exécution classiques sur les biens présents en France sont souvent plus appropriées.
Quelle loi s’applique si le juge français est compétent ?
Une fois la compétence du tribunal français établie, la question suivante est de savoir quelle loi va régir la procédure collective.
Le principe : la loi française (lex fori concursus)
La règle en droit international privé est quasi-universelle : la procédure est régie par la loi du tribunal qui l’a ouverte. On parle de lex fori concursus (la loi du for, c’est-à-dire du tribunal, du concours, c’est-à-dire de la procédure collective). Pour comprendre comment cette loi s’applique et ses exceptions dans le contexte spécifique de la faillite transfrontalière en UE, consultez notre article détaillé.
Concrètement, si un tribunal français ouvre une sauvegarde, un redressement ou une liquidation judiciaire, c’est le droit français des entreprises en difficulté (essentiellement le Livre VI du code de commerce) qui s’appliquera pour déterminer :
- Les conditions précises d’ouverture (état de cessation des paiements, difficultés insurmontables…).
- Le déroulement de la procédure (nomination et pouvoirs des mandataires de justice, période d’observation, vérification des créances, etc.).
- Les effets du jugement d’ouverture (suspension des poursuites individuelles contre le débiteur, arrêt du cours des intérêts légaux et conventionnels, interdiction des paiements des dettes antérieures…).
- Les issues possibles (adoption d’un plan de sauvegarde ou de redressement, cession de l’entreprise, liquidation des actifs).
- Les sanctions éventuelles (responsabilité pour insuffisance d’actif, faillite personnelle…).
Cette application de la loi française vaut même si le débiteur est étranger, si les créanciers sont étrangers ou si les contrats concernés sont soumis à un droit étranger.
Les limites et interactions avec d’autres lois
Le principe de la lex fori concursus n’est cependant pas absolu. La procédure collective ouverte en France va nécessairement interagir avec des situations juridiques préexistantes, comme des contrats ou des garanties, qui sont elles-mêmes régies par une loi qui n’est pas forcément la loi française.
Le droit français reconnaît que la loi de la faillite doit parfois se combiner avec d’autres lois. Par exemple :
- Les conditions de validité d’une sûreté réelle (comme une hypothèque) prise sur un bien situé à l’étranger seront en principe régies par la loi du lieu où se trouve ce bien. Cependant, son opposabilité à la procédure collective française et son rang par rapport aux autres créanciers seront déterminés par la loi française.
- La rupture d’un contrat de travail, même si elle intervient dans le cadre d’une procédure collective française, restera soumise pour ses conditions et conséquences à la loi qui régit normalement ce contrat (qui peut être une loi étrangère).
Ces interactions sont complexes et nécessitent une analyse au cas par cas pour déterminer précisément quelle loi s’applique à quelle question spécifique.
Que se passe-t-il si une faillite a été ouverte à l’étranger ?
Lorsqu’une procédure collective a été ouverte à l’étranger contre une entreprise ayant des intérêts en France (biens, créanciers, établissement…), la question se pose de savoir quels effets cette procédure étrangère peut produire sur le sol français.
Sans reconnaissance en France (exequatur)
Tant que le jugement étranger de faillite n’a pas fait l’objet d’une procédure de reconnaissance officielle en France, appelée « exequatur », ses effets y sont très limités. La jurisprudence française considère traditionnellement qu’en l’absence d’exequatur :
- Le débiteur n’est pas considéré comme dessaisi de ses biens situés en France. Il peut continuer à les administrer et à en disposer.
- Les créanciers (même étrangers) peuvent continuer à exercer des poursuites individuelles contre le débiteur en France et à prendre des mesures d’exécution sur ses biens français.
- Le syndic (ou liquidateur) étranger ne peut pas pratiquer de mesures d’exécution forcée en France.
- Il est possible pour un tribunal français, s’il est compétent selon les règles vues plus haut (par exemple, en présence d’un établissement secondaire), d’ouvrir une procédure collective concurrente en France.
Le jugement étranger a toutefois une certaine existence : il peut servir de preuve de la nomination du syndic étranger, et ce dernier peut accomplir certains actes conservatoires en France ou demander l’exequatur.
La procédure d’exequatur
Pour que le jugement étranger de faillite produise tous ses effets en France (notamment le dessaisissement du débiteur et la force exécutoire permettant au syndic étranger d’agir sur les biens français), il doit obtenir l’exequatur d’un tribunal français (le Tribunal Judiciaire, et non le Tribunal de Commerce).
Le juge français saisi de la demande d’exequatur ne refait pas le procès étranger. Son contrôle se limite à vérifier certaines conditions, issues de la jurisprudence (Munzer, Cornelissen):
- La compétence indirecte du juge étranger : Le juge français vérifie si le tribunal étranger était légitime à statuer, notamment si le litige se rattachait de manière caractérisée à ce pays (par exemple, si le siège réel de l’entreprise y était). Le juge français est assez libéral dans ce contrôle.
- La conformité à l’ordre public international français : La décision étrangère ne doit pas heurter les principes fondamentaux du droit français (par exemple, les droits de la défense, le principe d’égalité des créanciers). Ce contrôle est appliqué de manière atténuée : il faut une contrariété « manifeste ».
- L’absence de fraude à la loi : La saisine du tribunal étranger ne doit pas avoir eu pour but de contourner frauduleusement la loi française normalement applicable.
Les effets de l’exequatur
Si l’exequatur est accordé, le jugement étranger est reconnu en France et y acquiert l’autorité de la chose jugée et la force exécutoire.
- La procédure étrangère produit en France les effets prévus par la loi étrangère qui la régit (dessaisissement du débiteur, suspension des poursuites…).
- Le syndic étranger peut alors exercer en France les pouvoirs que lui confère cette loi étrangère, notamment pour appréhender et réaliser les actifs français du débiteur (en respectant toutefois les formes procédurales françaises pour les voies d’exécution).
- Aucune nouvelle procédure principale ne peut plus être ouverte en France contre le même débiteur.
Un point important concerne la date d’effet de l’exequatur. Traditionnellement, l’exequatur ne valait que pour l’avenir. Cependant, la jurisprudence (Kléber, 1986) a admis une certaine rétroactivité : les effets de la loi étrangère (comme la suspension des poursuites) peuvent parfois être pris en compte pour des actes survenus en France après l’ouverture de la procédure étrangère mais avant la décision d’exequatur. Cette rétroactivité, bien que limitée par le respect de l’ordre public français, introduit une complexité et un risque pour les tiers ayant traité avec le débiteur pendant cette période intermédiaire.
Si votre entreprise ou l’un de vos partenaires commerciaux est confronté à une situation d’insolvabilité avec des ramifications internationales, une analyse juridique précise est indispensable pour déterminer les juridictions compétentes et les lois applicables. Notre cabinet peut vous aider à y voir clair et à défendre vos intérêts, que vous soyez débiteur, créancier ou partenaire commercial. Contactez-nous pour une consultation.
Sources
- Code de commerce, notamment Livre VI et articles L. 621-2, R. 600-1.
- Code civil (pertinence historique des articles 14 et 15).
- Jurisprudence de la Cour de cassation (principes dégagés notamment dans les arrêts Banque Worms, Khalifa Airways, BCCI Overseas, Kléber).
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