L’exploitation agricole d’aujourd’hui est bien plus qu’un simple lieu de production : c’est une véritable entreprise. Comme toute entreprise, elle a des besoins spécifiques en matière de financement, de valorisation de ses actifs, de protection du patrimoine de l’exploitant et doit pouvoir faire face aux aléas économiques. Conscient de ces enjeux, le législateur a progressivement mis en place ou adapté des outils juridiques destinés à répondre aux particularités du monde agricole. Ces outils s’inscrivent dans un cadre juridique de l’agriculture en constante évolution, essentiel à comprendre pour tout exploitant.
Si l’agriculture conserve fondamentalement son caractère civil, certains de ces mécanismes s’inspirent de techniques éprouvées en droit commercial, tout en les adaptant au contexte rural. Cet article explore plusieurs de ces instruments essentiels : l’identification via le registre des actifs agricoles, la valorisation de l’exploitation par le fonds agricole, la protection du patrimoine personnel grâce à l’EIRL, et enfin les procédures spécifiques pour gérer les difficultés financières.
S’identifier : le registre des actifs agricoles
Avant de pouvoir utiliser certains outils ou bénéficier de certains dispositifs, encore faut-il être officiellement reconnu comme acteur du monde agricole. C’est l’un des objectifs du Registre des actifs agricoles, institué par la loi d’avenir pour l’agriculture de 2014 (loi n° 2014-1170 du 13 octobre 2014), qui a pris la suite d’un projet plus ancien de « registre de l’agriculture ».
Prévu par l’article L. 311-2 du Code rural et de la pêche maritime, ce registre est tenu par les Chambres d’agriculture. Il vise à recenser les personnes physiques ou morales exerçant une activité agricole. L’inscription sur ce registre permet d’attester de la qualité d’agriculteur et peut conditionner l’accès à certaines aides ou dispositifs spécifiques. Cette qualité d’agriculteur est elle-même définie par des critères précis aux yeux de la loi, qui déterminent l’applicabilité de nombreux dispositifs. C’est une démarche d’identification administrative, distincte de l’immatriculation au Registre du Commerce et des Sociétés (RCS) qui ne concerne pas l’activité agricole en tant que telle, en raison de sa nature civile.
Même si sa mise en œuvre concrète et son impact pratique restent parfois perfectibles sur le terrain, ce registre marque une volonté de mieux identifier et structurer le secteur agricole.
Valoriser son exploitation : le fonds agricole
Pendant longtemps, l’un des défis pour les agriculteurs a été de mobiliser la valeur économique de leur outil de travail pour obtenir des financements. Contrairement au commerçant qui dispose d’un « fonds de commerce » bien défini et facilement mobilisable (notamment par nantissement), l’agriculteur ne possédait pas d’équivalent direct pour l’ensemble des éléments composant son exploitation.
Pour pallier cette lacune, la loi d’orientation agricole du 5 janvier 2006 a créé le « fonds agricole », défini à l’article L. 311-3 du Code rural. Il s’agit d’une innovation majeure, bien que sa création reste entièrement facultative. L’exploitant qui le souhaite peut déclarer la constitution d’un fonds agricole auprès de la Chambre d’agriculture.
Que peut comprendre ce fonds ? La loi énumère plusieurs éléments :
- Le cheptel mort (matériel, outillage…) et vif (animaux).
- Les stocks (récoltes, engrais, semences…).
- Les contrats et droits incorporels servant à l’exploitation, s’ils sont cessibles. C’est un point important car de nombreux éléments essentiels à l’exploitation ne sont pas librement cessibles. Par exemple, le droit au bail rural est en principe incessible sans l’accord du bailleur (même si des exceptions existent, notamment avec le bail cessible hors cadre familial introduit aussi par la loi de 2006). De même, les droits à paiement unique (DPU) ou les signes officiels de qualité (AOC, Label Rouge…) obéissent à des règles de transfert spécifiques.
- L’enseigne et les dénominations utilisées.
- La clientèle attachée à l’exploitation.
- Les brevets et autres droits de propriété industrielle (marques, obtentions végétales…).
- Le nom de l’exploitation (ajouté par la loi de 2010).
Malgré cette énumération qui rappelle celle du fonds de commerce, le législateur a bien pris soin de préciser que le fonds agricole « présente un caractère civil ».
Quel est l’intérêt principal de créer un fonds agricole ? Essentiellement, c’est la possibilité de le nantir, c’est-à-dire de l’utiliser comme garantie pour obtenir un crédit. Le nantissement du fonds agricole doit suivre les formalités prévues par le Code de commerce pour le nantissement du fonds de commerce (inscription sur un registre spécial tenu au greffe du Tribunal de commerce), mais le fondement juridique reste civil. L’efficacité réelle de cette garantie fait cependant débat : la valeur du fonds dépendra fortement de la nature et de la cessibilité réelle des éléments qui le composent. Un fonds constitué principalement de matériel déjà gagé ou de contrats non cessibles n’offrira qu’une garantie limitée au créancier. C’est néanmoins un outil qui permet de reconnaître et de tenter de mobiliser la valeur globale de l’activité agricole.
Protéger son patrimoine personnel : l’EIRL agricole
Pour l’agriculteur qui exerce son activité en nom propre (entreprise individuelle), une préoccupation majeure est la protection de son patrimoine personnel face aux dettes professionnelles. La loi n° 2010-658 du 15 juin 2010 a créé l’Entreprise Individuelle à Responsabilité Limitée (EIRL), un statut ouvert à tout entrepreneur individuel, y compris les agriculteurs.
Le principe de l’EIRL est de permettre à l’entrepreneur d’affecter à son activité professionnelle un patrimoine spécifique, séparé de son patrimoine personnel. Ainsi, en cas de difficultés professionnelles, seuls les biens affectés à l’EIRL peuvent en principe être saisis par les créanciers professionnels. Les biens personnels (résidence principale non utilisée pour l’activité, comptes bancaires personnels…) sont protégés.
La loi de modernisation de l’agriculture du 27 juillet 2010 a adapté ce dispositif aux spécificités agricoles. La déclaration d’affectation du patrimoine se fait auprès de la Chambre d’agriculture. Une particularité notable a été introduite pour les agriculteurs : ils peuvent demander, notamment pour des raisons fiscales et de transmission, de ne pas inclure les terres dont ils sont propriétaires dans le patrimoine affecté à l’EIRL. Ces terres restent alors dans leur patrimoine personnel. Attention, cette option, si elle est choisie, s’applique alors à la totalité des terres détenues en propriété par l’exploitant.
L’EIRL agricole offre donc une solution pour limiter les risques financiers personnels liés à l’exploitation, sans avoir à créer une société (comme une EARL, par exemple). Cependant, sa mise en œuvre demande une certaine rigueur administrative (comptabilité dédiée, évaluation des biens affectés) et la protection a ses limites, notamment en cas de faute de gestion ou de confusion des patrimoines. La question de l’efficacité de la protection si les terres (souvent l’actif principal) ne sont pas affectées mérite aussi une réflexion au cas par cas. Le choix d’une structure sociétaire adaptée est une autre voie essentielle pour organiser et sécuriser l’exploitation agricole.
Gérer les difficultés financières : les procédures collectives adaptées
L’activité agricole, soumise aux aléas climatiques, sanitaires et économiques, n’est malheureusement pas à l’abri des difficultés financières. Comme l’agriculteur n’est pas commerçant, il ne relève pas des procédures collectives classiques devant le Tribunal de commerce. Cependant, il n’est pas démuni pour autant. Des procédures spécifiques, largement inspirées du droit commercial mais adaptées et relevant de la compétence du Tribunal Judiciaire (anciennement Tribunal de Grande Instance), ont été mises en place par la loi du 30 décembre 1988 et complétées depuis.
On distingue généralement deux niveaux d’intervention : la prévention et le traitement des difficultés avérées.
La prévention : la procédure de conciliation
Avant que la situation ne devienne critique (cessation des paiements), l’agriculteur qui éprouve des difficultés financières peut demander l’ouverture d’une procédure de conciliation (anciennement appelée règlement amiable agricole), régie par les articles L. 351-1 et suivants du Code rural. L’objectif est de trouver un accord amiable avec les principaux créanciers (fournisseurs, banques, MSA…) sous l’égide d’un conciliateur désigné par le président du Tribunal Judiciaire. Cet accord peut prévoir des délais de paiement, des remises de dettes, ou d’autres mesures de réaménagement.
Il est important de noter que l’ouverture de cette procédure est une faculté pour l’agriculteur. Il n’est pas tenu de passer par cette étape avant un éventuel dépôt de bilan, comme l’a confirmé la jurisprudence (Cour d’appel de Rouen, 20 mai 2010). En revanche, les créanciers peuvent également être à l’initiative, sous certaines conditions. Par ailleurs, un rôle important en amont est souvent joué par les Commissions Départementales d’Orientation de l’Agriculture (CDOA), qui peuvent établir un diagnostic de la situation de l’exploitation et proposer des pistes de redressement, voire attribuer certaines aides, avant toute saisine du tribunal.
Le traitement des difficultés avérées : sauvegarde, redressement et liquidation judiciaires
Lorsque les difficultés sont plus profondes et que l’agriculteur est en état de cessation des paiements (impossibilité de faire face à son passif exigible avec son actif disponible) ou risque de l’être à court terme, des procédures plus lourdes peuvent être ouvertes, toujours devant le Tribunal Judiciaire :
- La procédure de sauvegarde : elle est accessible à l’agriculteur qui n’est pas en cessation des paiements mais qui justifie de difficultés qu’il n’est pas en mesure de surmonter seul (article L. 620-2 du Code de commerce, applicable à l’agriculture). Son but est de permettre la réorganisation de l’entreprise pour assurer sa pérennité, l’apurement de ses dettes et le maintien de l’emploi, via l’élaboration d’un plan de sauvegarde.
- Le redressement judiciaire : cette procédure est ouverte lorsque l’agriculteur est en état de cessation des paiements. L’objectif est similaire à la sauvegarde : permettre la poursuite de l’activité, l’apurement du passif et le maintien de l’emploi, par le biais d’un plan de redressement. Si le redressement est manifestement impossible, la procédure peut être convertie en liquidation judiciaire.
- La liquidation judiciaire : elle intervient lorsque le redressement est impossible. Elle met fin à l’activité de l’entreprise et vise à réaliser les actifs (vente des biens) pour désintéresser les créanciers.
Ces procédures sont largement calquées sur celles du Code de commerce, mais avec des adaptations pour tenir compte des spécificités agricoles. L’une des plus notables concerne la durée maximale des plans de sauvegarde ou de redressement. Alors qu’elle est de dix ans en droit commercial général, la Cour de cassation a confirmé (arrêt du 29 novembre 2017) qu’en application combinée du Code de commerce et de l’article L. 351-8 du Code rural, le plan peut atteindre une durée de quinze ans pour les agriculteurs personnes physiques. Cette faculté n’est cependant pas ouverte aux exploitations agricoles constituées sous forme de sociétés (comme une EARL), qui restent soumises à la durée maximale de dix ans. Cette distinction vise à accorder un délai plus long à l’exploitant individuel pour se rétablir, compte tenu des cycles longs propres à certaines productions agricoles.
Ces outils juridiques, du registre à la gestion des difficultés, témoignent de la reconnaissance par le droit de l’exploitation agricole comme une entité économique à part entière, nécessitant un cadre adapté à ses enjeux modernes.
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Sources
- Code rural et de la pêche maritime : notamment articles L. 311-2 (Registre des actifs agricoles), L. 311-3 (Fonds agricole), L. 351-1 et s. (Procédures collectives), L. 526-6 et L. 526-7 (adaptation EIRL, abrogés mais principe repris dans C. com.)
- Code de commerce : notamment articles L. 526-6 et s. (EIRL), L. 620-2 (Application sauvegarde), L. 626-12 (Durée du plan)
- Loi n° 2006-11 du 5 janvier 2006 d’orientation agricole
- Loi n° 2010-658 du 15 juin 2010 relative à l’EIRL
- Loi n° 2010-874 du 27 juillet 2010 de modernisation de l’agriculture et de la pêche
- Loi n° 2014-1170 du 13 octobre 2014 d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt
- Cour de cassation, Chambre commerciale, 29 novembre 2017, n° 16-21.032 (Durée du plan pour les sociétés agricoles)
- Cour d’appel de Rouen, 20 mai 2010, RG n° 09-04499 (Caractère non obligatoire de la conciliation pour l’agriculteur)