Créer et gérer une entreprise individuelle comporte des défis, notamment celui de protéger son patrimoine personnel des aléas de l’activité professionnelle. Pendant plusieurs années, l’Entreprise Individuelle à Responsabilité Limitée (EIRL) a offert une solution permettant cette séparation. Bien que ce régime soit aujourd’hui en voie d’extinction au profit d’un nouveau statut unique, comprendre son fonctionnement reste pertinent pour les entrepreneurs qui l’ont adopté et pour saisir l’évolution de la protection de l’entrepreneur individuel.
Cet article revient sur les mécanismes essentiels de l’EIRL : comment elle permettait de distinguer biens personnels et professionnels, quels étaient ses avantages et ses contraintes, et pourquoi la législation a évolué depuis février 2022. Nous aborderons l’affectation du patrimoine, la protection vis-à-vis des créanciers, les opérations courantes et la transition actuelle.
Qu’est-ce que l’EIRL : rompre avec l’unité du patrimoine
Le droit français a longtemps été marqué par le principe de l’unité du patrimoine. Selon cette théorie classique, une personne (physique ou morale) ne détient qu’un seul patrimoine englobant tous ses biens et dettes, présents et futurs. Pour un entrepreneur individuel, cela signifiait que l’ensemble de ses biens personnels (logement, épargne…) pouvait être saisi pour régler des dettes professionnelles. Une perspective peu rassurante.
Face aux limites de ce principe pour encourager l’initiative individuelle, la loi du 15 juin 2010 a créé l’EIRL. Son innovation majeure ? Permettre à un entrepreneur individuel d’affecter une partie de ses biens à son activité professionnelle, créant ainsi un « patrimoine d’affectation » distinct de son patrimoine personnel. Le tout, sans avoir à créer une société distincte (comme une EURL ou une SASU).
L’objectif principal était clair : limiter la responsabilité de l’entrepreneur. Grâce à l’EIRL, les dettes nées de l’activité professionnelle n’étaient, en principe, garanties que par les biens affectés à cette activité. Réciproquement, les dettes personnelles ne pouvaient être recouvrées que sur le patrimoine personnel. Il s’agit d’une dérogation directe aux articles 2284 et 2285 du Code civil qui posent le principe du patrimoine comme gage unique des créanciers.
Il est important de noter que l’EIRL n’était pas un statut juridique en soi, mais un régime auquel pouvait opter tout entrepreneur individuel exerçant une activité commerciale, artisanale, agricole ou libérale, y compris les auto-entrepreneurs.
La création du patrimoine affecté : la déclaration
La mise en place de l’EIRL reposait sur un acte formel essentiel : la déclaration d’affectation du patrimoine. C’est cette démarche qui matérialisait la séparation entre les biens dédiés à l’activité et le reste des possessions de l’entrepreneur.
Cette déclaration devait être déposée auprès d’un registre de publicité légale : le Registre du Commerce et des Sociétés (RCS) pour les commerçants, le Répertoire des Métiers (RM) pour les artisans, le registre tenu par la Chambre d’agriculture pour les exploitants agricoles, ou un registre spécial tenu au greffe du tribunal de commerce pour les professions libérales et auto-entrepreneurs non immatriculés ailleurs.
La déclaration contenait des informations précises pour identifier l’entrepreneur et son activité. Elle mentionnait notamment ses nom et prénom, son domicile, la dénomination utilisée pour l’activité (qui devait obligatoirement inclure son nom et la mention « EIRL » ou « Entrepreneur Individuel à Responsabilité Limitée »), l’adresse de l’établissement principal, et l’objet de l’activité professionnelle exercée.
Un point fondamental de la déclaration était l’état descriptif des biens affectés. Il fallait lister précisément les biens (en nature, qualité, quantité et valeur) que l’entrepreneur décidait de dédier à son activité. La loi PACTE de 2019 a clarifié qu’il était possible de démarrer une EIRL sans affecter de biens initialement, en ne déposant pas d’état descriptif dans ce cas précis. Auparavant, cette absence pouvait être vue comme un manquement grave.
Des règles spécifiques s’appliquaient à certains biens. Pour affecter un bien immobilier (ou une partie), un acte notarié et une publication au service de la publicité foncière (anciennement bureau des hypothèques) étaient requis, sous peine d’inopposabilité de l’affectation. Pour un bien commun (acquis pendant le mariage sous un régime de communauté) ou indivis (détenu à plusieurs), l’accord exprès du conjoint ou des coïndivisaires était indispensable. Initialement, une évaluation par un expert (commissaire aux comptes, expert-comptable, notaire pour un immeuble) était obligatoire pour les biens affectés d’une valeur supérieure à 30 000 €. Cette obligation coûteuse a été supprimée par la loi PACTE en 2019 pour simplifier la création.
Les effets de l’affectation : la séparation des patrimoines
Une fois la déclaration d’affectation régulièrement déposée et publiée, la séparation des patrimoines devenait opposable aux tiers, mais avec des nuances importantes concernant les créanciers.
Le principe général, posé par l’article L. 526-12 du Code de commerce, était le suivant : les créanciers dont les droits sont nés à l’occasion de l’activité professionnelle de l’EIRL ne pouvaient exercer leurs poursuites que sur le patrimoine affecté. Inversement, les créanciers personnels (dont la créance n’a aucun lien avec l’activité professionnelle) avaient pour seul gage le patrimoine non affecté (personnel).
Une petite exception tempérait cette règle pour les créanciers personnels : si le patrimoine personnel s’avérait insuffisant pour les désintéresser, ils pouvaient se saisir du bénéfice réalisé par l’EIRL lors du dernier exercice clos. Une soupape de sécurité limitée.
L’opposabilité de cette séparation n’était pas uniforme. Pour les créanciers dont la créance est née après le dépôt de la déclaration, la séparation était de plein droit opposable. Ils étaient censés connaître la situation de l’entrepreneur, notamment via la mention « EIRL » sur ses documents professionnels.
Pour les créanciers dont la créance existait avant le dépôt de la déclaration (« créanciers antérieurs »), la situation était initialement plus complexe. La loi de 2010 permettait à l’entrepreneur de leur rendre la déclaration opposable, à condition de le mentionner expressément dans la déclaration et de les en informer individuellement par lettre recommandée. Ces créanciers disposaient alors d’un mois pour former opposition devant le juge, qui pouvait soit la rejeter, soit ordonner le paiement de la dette, soit exiger des garanties. Si le créancier obtenait gain de cause et que l’entrepreneur ne s’exécutait pas, la séparation lui restait inopposable. Cette faculté d’opposabilité aux créanciers antérieurs, source de complexité, a été supprimée par la loi Sapin 2 en 2016.
Attention toutefois, cette étanchéité entre patrimoines n’était pas absolue. L’article L. 526-12 du Code de commerce prévoyait (et prévoit toujours pour les EIRL existantes) des exceptions importantes. En cas de fraude de l’entrepreneur, ou de manquements graves aux règles (confusion des patrimoines, absence de comptabilité dédiée, non-respect des obligations déclaratives), l’entrepreneur redevenait responsable sur la totalité de ses biens, affectés ou non. De même, en cas de procédure collective (sauvegarde, redressement, liquidation judiciaire), le tribunal pouvait décider de réunir les patrimoines s’il constatait une confusion entre eux. La séparation était donc une protection forte, mais conditionnée au respect de règles strictes.
La vie et l’évolution du patrimoine affecté
Le patrimoine affecté n’était pas figé au jour de la déclaration. Il avait vocation à évoluer au rythme de l’activité professionnelle.
Pour assurer la distinction, l’entrepreneur en EIRL devait obligatoirement détenir un ou plusieurs comptes bancaires exclusivement dédiés à son activité professionnelle. Une comptabilité autonome devait également être tenue, respectant les règles commerciales, même si l’activité était civile (sauf pour les régimes micro-fiscaux bénéficiant d’obligations allégées).
Les comptes annuels (ou documents simplifiés) devaient être déposés chaque année au registre où la déclaration d’affectation avait été effectuée. Depuis la loi de 2014, seul le dépôt du bilan est requis. Ce dépôt annuel valait actualisation de la composition et de la valeur du patrimoine affecté.
La composition du patrimoine pouvait changer. L’entrepreneur pouvait décider d’affecter de nouveaux biens utiles à son activité (non strictement nécessaires) postérieurement à la création. Depuis la loi PACTE, l’inscription d’un bien issu du patrimoine personnel dans la comptabilité professionnelle vaut affectation. Inversement, cette même loi a clarifié la possibilité de retirer un bien du patrimoine affecté (« désaffectation ») s’il n’est plus utile à l’activité. Des formalités spécifiques (acte notarié, accord du conjoint…) restaient nécessaires pour l’ajout ou le retrait de biens immobiliers ou de biens communs/indivis.
Un principe important régit cette évolution : la subrogation réelle. Lorsqu’un bien affecté était vendu, l’indemnité perçue (le prix de vente) ou le nouveau bien acheté en remplacement intégrait automatiquement le patrimoine affecté. Cela assurait la continuité du gage des créanciers professionnels.
Enfin, l’entrepreneur déterminait lui-même les revenus issus de son activité qu’il souhaitait transférer vers son patrimoine personnel pour ses besoins privés. Ces sommes quittaient alors le patrimoine affecté.
La transmission du patrimoine affecté
Une autre innovation de l’EIRL résidait dans la possibilité de transmettre le patrimoine affecté comme une universalité, c’est-à-dire un ensemble cohérent d’actifs et de passifs.
En cas de décès de l’entrepreneur, l’affectation cessait en principe. Les patrimoines étaient réunis pour la succession, mais les créanciers conservaient le gage qui était le leur au moment du décès. Une exception existait (avant son abrogation en 2022) : un héritier pouvait manifester son intention de poursuivre l’activité et de reprendre le patrimoine affecté, maintenant ainsi la séparation, sous réserve du respect des règles successorales et d’une déclaration de reprise.
Le plus révolutionnaire concernait la transmission entre vifs (vente, donation, apport en société). L’article L. 526-17 du Code de commerce permettait de transférer l’ensemble du patrimoine affecté (biens, droits, contrats, dettes) sans avoir à le liquider au préalable. Le repreneur (cessionnaire, donataire, société bénéficiaire de l’apport) devenait débiteur des créanciers professionnels à la place de l’entrepreneur initial, sans que cela constitue une novation.
Ce mécanisme constituait une alternative intéressante à la cession de fonds de commerce classique, qui ne porte que sur des actifs. Avec le transfert de patrimoine affecté, les dettes et contrats liés à l’activité étaient aussi transmis, simplifiant la reprise d’une activité en cours. De plus, cette opération échappait aux formalités lourdes de la cession de fonds de commerce prévues aux articles L. 141-1 et suivants du Code de commerce. Les créanciers antérieurs ou ceux pour qui la séparation initiale n’était pas opposable disposaient toutefois d’un droit d’opposition au transfert, similaire à celui existant lors de la création, pouvant aboutir à rendre le transfert inopposable à leur égard s’ils obtenaient gain de cause.
La fin programmée de l’EIRL
Malgré ses atouts et les simplifications apportées au fil du temps (notamment par la loi PACTE en 2019 ), le régime de l’EIRL a été jugé encore trop complexe par les pouvoirs publics.
La loi n° 2022-172 du 14 février 2022 en faveur de l’activité professionnelle indépendante a marqué un tournant majeur. Elle a créé un statut unique pour tous les entrepreneurs individuels, instaurant une séparation de plein droit entre le patrimoine professionnel et le patrimoine personnel, sans nécessiter de déclaration d’affectation spécifique. Ce nouveau régime, entré en vigueur le 15 mai 2022, offre une protection automatique jugée équivalente à celle de l’EIRL, mais avec moins de formalisme.
Conséquence directe : le régime de l’EIRL a été mis « en extinction » à compter du 15 février 2022. Cela signifie qu’il n’est plus possible de créer de nouvelles EIRL depuis cette date. La possibilité pour un héritier de reprendre un patrimoine affecté a également été supprimée.
Cependant, les EIRL créées avant le 15 février 2022 continuent d’exister et d’exercer leur activité selon les règles qui leur étaient applicables. Elles peuvent toujours modifier leur patrimoine affecté (ajouter ou retirer des biens) conformément aux dispositions légales antérieures. La « mise en extinction » n’est donc pas une suppression immédiate mais un arrêt des nouvelles créations.
Naviguer les subtilités du statut d’entrepreneur individuel et la protection de votre patrimoine personnel demande une analyse précise. Si vous avez des questions sur votre situation actuelle ou sur le nouveau statut unique, notre cabinet est à votre écoute pour vous conseiller.
Sources
- Code de commerce (notamment articles L. 526-5-1 à L. 526-21, L. 621-2, L. 680-1, L. 141-1)
- Code civil (notamment articles 1413, 2011, 2284, 2285)
- Loi n° 2010-658 du 15 juin 2010 relative à l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée
- Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (Loi PACTE)
- Loi n° 2022-172 du 14 février 2022 en faveur de l’activité professionnelle indépendante