Si la lettre de change offre des garanties pour sécuriser le paiement, elle n’élimine pas tous les risques. Un impayé persistant, la perte matérielle du titre, un vol ou d’autres incidents peuvent survenir et compliquer sérieusement la situation du créancier. Comment réagir efficacement dans ces circonstances ? Le droit cambiaire prévoit des mécanismes spécifiques pour faire valoir ses droits, mais aussi des pièges qui peuvent conduire à leur perte.
Lorsqu’une lettre de change n’est pas payée à l’échéance, ou si un incident comme la perte ou le vol survient, il est essentiel de connaître les démarches à entreprendre et les délais à respecter. Cet article détaille les recours possibles en cas d’impayé, les procédures à suivre si la lettre de change disparaît, et les règles très strictes encadrant l’opposition au paiement.
Le défaut de paiement : exercer les recours cambiaires
Lorsque le tiré ne paie pas la lettre de change à l’échéance, et après avoir, le cas échéant, fait dresser protêt faute de paiement (voir article précédent), le porteur dispose d’actions spécifiques pour recouvrer sa créance : les recours cambiaires.
L’ouverture des recours
- En cas de refus d’acceptation (total ou partiel) par le tiré, constaté par protêt.
- En cas de procédure collective (sauvegarde, redressement ou liquidation judiciaire) ouverte contre le tiré, qu’il ait accepté la traite ou non.
- En cas de cessation des paiements du tiré, même non constatée par un jugement, ou de saisie de ses biens demeurée infructueuse (ces cas nécessitent un protêt).
- En cas de procédure collective ouverte contre le tireur d’une lettre de change stipulée « non acceptable ».
Dans ces situations, le porteur n’a pas à attendre l’échéance, jugée compromise, pour agir contre les garants.
L’action en garantie du porteur impayé
C’est l’action principale du dernier porteur légitime qui n’a pas été payé. Grâce à la solidarité cambiaire, il peut agir contre tous les signataires de la lettre de change (tireur, tiré accepteur, endosseurs, avalistes) sans avoir à suivre un ordre précis. Il peut les poursuivre individuellement ou collectivement (article L. 511-44 du Code de commerce).
Pour exercer cette action, le porteur doit être en mesure de présenter l’original de la lettre de change et le protêt (sauf s’il en est dispensé). Il peut réclamer :
- Le montant de la lettre de change impayée.
- Les intérêts conventionnels s’ils étaient stipulés et valables.
- Les intérêts au taux légal à partir de l’échéance (ou de la présentation si elle est tardive).
- Les frais de protêt, d’avis et autres frais engagés pour le recouvrement (article L. 511-45).
Pour renforcer son action, le porteur peut même, avec l’autorisation d’un juge, pratiquer une saisie conservatoire sur les biens meubles des garants (article L. 511-51).
Les actions récursoires des garants ayant payé
Lorsqu’un garant (tireur, endosseur, avaliste) paie la lettre de change à la place du débiteur principal (le tiré), il n’éteint pas la dette pour tout le monde. Il est subrogé dans les droits du porteur qu’il a désintéressé et peut à son tour exercer une action récursoire pour se faire rembourser.
- Contre qui ? Il ne peut agir que contre ses propres garants, c’est-à-dire les signataires qui se sont engagés avant lui sur la traite. Un endosseur peut poursuivre les endosseurs précédents et le tireur. Le tireur ne peut agir que contre le tiré accepteur (s’il avait fourni provision). L’avaliste peut agir contre celui qu’il a garanti et les garants de ce dernier.
- Montant réclamé : Le garant qui a payé peut réclamer la somme intégrale qu’il a versée, les intérêts légaux sur cette somme depuis le jour de son paiement, et les frais qu’il a engagés pour son propre recours (article L. 511-46).
Celui qui exerce une action récursoire doit pouvoir présenter la lettre de change acquittée par lui, ainsi que le protêt et le compte des sommes payées (article L. 511-47).
Le Rechange : une alternative au recours judiciaire
Pour éviter une action en justice, la personne ayant un droit de recours (porteur impayé ou garant ayant payé) peut utiliser une technique appelée « rechange ». Elle consiste à tirer une nouvelle lettre de change, appelée « retraite », à vue, sur l’un de ses propres garants, pour le montant dû (principal, intérêts, frais, plus un droit de courtage et le timbre de la retraite). Cette retraite permet un remboursement plus rapide, mais elle obéit elle-même aux règles cambiaires (articles L. 511-62 à L. 511-64).
Attention : la perte des recours est possible
Le droit cambiaire est exigeant envers le porteur. S’il ne respecte pas certaines diligences ou s’il tarde trop à agir, il peut perdre ses recours.
La déchéance pour négligence du porteur
Le porteur est considéré comme négligent et perd ses droits de recours contre les endosseurs, le tireur et les autres obligés (sauf l’accepteur) dans trois cas principaux définis par l’article L. 511-49 du Code de commerce :
- Défaut de présentation en temps utile d’une lettre de change payable à vue ou à un certain délai de vue.
- Défaut d’établissement du protêt faute d’acceptation ou faute de paiement dans les délais légaux (quand le protêt est obligatoire).
- Défaut de présentation au paiement dans le délai légal lorsqu’il y avait une clause « retour sans frais » (qui dispense du protêt mais pas de la présentation).
Cette déchéance est une sanction sévère. Elle doit être invoquée par le garant qui souhaite s’en prévaloir (elle n’est pas d’ordre public). Elle libère totalement les endosseurs et le tireur qui avait fourni provision. En revanche, le tiré accepteur reste tenu (son engagement est direct), de même que le tireur qui n’avait pas fourni provision (car il ne subit aucun préjudice de la négligence du porteur). Les avalistes sont généralement libérés si la personne qu’ils garantissaient l’est aussi.
Il est possible de renoncer à se prévaloir de la déchéance, même tacitement, mais cette renonciation doit être certaine.
L’écoulement du temps : la prescription cambiaire
Même si le porteur a été diligent, il ne peut pas attendre indéfiniment pour agir en justice. Les actions nées de la lettre de change sont soumises à des délais de prescription très courts, fixés par l’article L. 511-78 du Code de commerce :
- Trois ans pour les actions contre le tiré accepteur (et son avaliste), à compter de l’échéance.
- Un an pour les actions du porteur contre les endosseurs et le tireur, à compter de la date du protêt dressé en temps utile (ou de l’échéance en cas de clause « retour sans frais »).
- Six mois pour les actions des endosseurs les uns contre les autres et contre le tireur, à compter du jour où l’endosseur a payé ou du jour où il a été lui-même actionné.
Ces délais sont nettement plus courts que les délais de prescription de droit commun (cinq ans pour les actions commerciales ou personnelles mobilières). Il est donc essentiel d’agir rapidement.
Il faut noter que cette prescription courte ne concerne que les actions cambiaires, c’est-à-dire celles fondées directement sur la signature de la lettre de change. Les actions fondées sur le rapport fondamental (le contrat de vente initial, le prêt, etc.) restent soumises à leur prescription propre, généralement plus longue. Ainsi, même si l’action cambiaire est prescrite, le créancier peut parfois encore agir sur le fondement du contrat initial contre son débiteur direct.
La prescription cambiaire peut être interrompue (par une action en justice, une reconnaissance de dette, etc.), ce qui fait courir un nouveau délai. Cependant, l’interruption n’a d’effet qu’à l’égard de la personne visée par l’acte interruptif ; elle ne profite pas aux autres codébiteurs solidaires. La prescription peut aussi être suspendue dans certains cas (procédure collective, impossibilité d’agir due à la force majeure).
Enfin, comme la prescription cambiaire repose sur une présomption de paiement, le débiteur poursuivi peut être contraint de prêter serment qu’il ne doit plus rien (ou ses héritiers qu’ils estiment de bonne foi qu’il n’est plus rien dû). De même, un aveu (même implicite) de non-paiement fait obstacle à la prescription.
Que faire en cas de perte ou de vol de la lettre de change ?
La perte, le vol ou la destruction de l’original de la lettre de change pose un problème majeur, car le porteur ne peut plus le présenter pour obtenir paiement.
Le principe : interdiction de l’opposition au paiement
Il faut d’abord rappeler un principe fondamental : en dehors des cas très précis prévus par la loi, il est strictement interdit de faire opposition au paiement d’une lettre de change (article L. 511-31). Un créancier du tireur ou du porteur ne peut pas bloquer le paiement entre les mains du tiré par une saisie, par exemple.
Exception 1 : Perte, vol ou destruction du titre
La loi organise une procédure spécifique pour permettre au propriétaire légitime dépossédé d’obtenir paiement :
- L’action en revendication : Si le titre réapparaît chez un tiers, le propriétaire initial peut tenter de le récupérer (article L. 511-11). Il y parviendra si le détenteur actuel a acquis la traite de mauvaise foi ou en commettant une faute lourde. Sinon, le porteur légitime de bonne foi est protégé. Il est prudent pour le propriétaire dépossédé de notifier une opposition au tiré pour éviter un paiement libératoire.
- Obtenir le paiement sans le titre original :
- S’il existe d’autres exemplaires de la traite (émis dès l’origine ou obtenus comme duplicatas) :
- Si l’exemplaire perdu n’était pas accepté, le porteur peut se faire payer sur présentation d’un autre exemplaire (article L. 511-32).
- Si l’exemplaire perdu était accepté, le paiement sur un autre exemplaire n’est possible qu’après avoir obtenu une ordonnance du juge (président du tribunal de commerce) et fourni une caution (article L. 511-33).
- S’il n’existe plus aucun exemplaire : Le porteur peut soit demander un duplicata en remontant la chaîne des endosseurs jusqu’au tireur (article L. 511-36), soit, s’il ne peut obtenir de duplicata, demander au juge une ordonnance autorisant le paiement, à condition de prouver sa propriété (par ses livres de commerce s’il est commerçant, ou par tout écrit sinon) et de fournir caution (article L. 511-34).
- S’il existe d’autres exemplaires de la traite (émis dès l’origine ou obtenus comme duplicatas) :
- L’acte de protestation : Si le tiré refuse de payer malgré l’ordonnance du juge, le porteur ne peut faire dresser un protêt classique (faute d’original à transcrire). Il doit faire établir un acte de protestation faisant référence à l’ordonnance pour conserver ses recours (article L. 511-35).
- La caution : Elle vise à garantir le remboursement si un porteur légitime de l’original venait à se présenter ultérieurement. Son engagement est limité à trois ans à compter de sa constitution (article L. 511-37).
Exception 2 : Procédure collective du porteur
L’autre cas où l’opposition est permise est l’ouverture d’une procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaire à l’encontre du porteur de la lettre de change (article L. 511-31). L’opposition est alors formée par le mandataire de justice (mandataire judiciaire ou liquidateur). Elle vise à empêcher que le tiré paie directement le porteur dessaisi de ses droits, ce paiement étant inopposable à la procédure collective. Le tiré ne devra payer que le mandataire de justice.
Un impayé, une lettre de change perdue ou volée peuvent générer des situations complexes et urgentes. Agir rapidement et correctement est essentiel pour protéger vos intérêts. Notre cabinet est à vos côtés pour vous guider dans ces procédures délicates et défendre vos recours.
Sources
- Code de commerce, notamment articles L. 511-11, L. 511-21, L. 511-31 à L. 511-38, L. 511-44 à L. 511-51, L. 511-62 à L. 511-64, L. 511-78.
- Code civil, notamment article 1342-9, 2240 et suivants.
- Code de procédure civile et d’exécution (CPCE).