Votre litige soulève une question technique pointue ? Une malfaçon dans une construction, une évaluation médicale complexe, un problème comptable ardu… Dans de nombreuses situations, le juge, pour rendre une décision éclairée, a besoin de l’avis d’un professionnel possédant des connaissances spécifiques : c’est le rôle de l’expert judiciaire. Son intervention est souvent une étape déterminante du procès, mais elle représente aussi un coût qui peut être significatif.
Comme nous l’avons mentionné dans nos articles précédents, les frais de cet expert peuvent faire partie des « dépens » – ces frais listés par la loi et mis à la charge de la partie perdante. Toutefois, rappelons la condition essentielle : cela ne concerne que l’expert désigné par une décision de justice (article 695, 4° du Code de procédure civile). Si vous consultez un expert de votre propre initiative, ses honoraires ne seront pas des dépens.
Cet article se propose de démystifier le rôle et surtout les frais de l’expert judiciaire. Comment est-il nommé ? Qui paie ses interventions, et selon quel processus ? Quels sont vos recours si vous estimez sa note de frais excessive ? Aborder ces questions vous permettra de mieux comprendre et anticiper cet aspect souvent incontournable de la procédure.
Quand intervient un expert judiciaire ?
Lorsqu’un litige présente des aspects techniques qui dépassent les connaissances juridiques du juge, celui-ci a la faculté (et parfois l’obligation) de nommer un expert. C’est une « mesure d’instruction » prévue par les articles 232 et suivants du Code de procédure civile. L’objectif est simple : obtenir un avis technique objectif pour éclairer le tribunal avant qu’il ne tranche le différend. L’expert agit en quelque sorte comme un consultant hautement qualifié, mais sa mission est strictement définie par le juge, et c’est à ce dernier qu’il remet son rapport.
Les missions confiées peuvent varier en complexité :
- De simples constatations matérielles (décrire l’état d’un lieu, par exemple – article 249 CPC).
- Une consultation technique sur un point précis (article 256 CPC).
- Une expertise complète, impliquant des investigations approfondies, l’analyse de documents, l’audition des parties, et la rédaction d’un rapport détaillé (article 263 CPC).
La distinction est capitale : seul l’expert agissant sur mandat du juge voit ses frais potentiellement intégrés aux dépens. Le recours à un expert privé pour préparer votre défense est une stratégie qui peut s’avérer judicieuse, mais gardez à l’esprit que ses honoraires relèveront des frais irrépétibles de l’article 700, dont le remboursement par l’adversaire n’est qu’une possibilité soumise à l’appréciation du juge.
Le paiement de l’expert : la provision initiale (« consignation »)
Conscient qu’une expertise peut représenter un coût non négligeable et nécessiter des travaux importants avant même la remise du rapport, le législateur a prévu un système d’avance sur la rémunération de l’expert : la provision.
Pour les expertises (généralement les missions les plus conséquentes), le juge, dans la décision même qui nomme l’expert, ordonne à une ou plusieurs parties de verser une somme d’argent au greffe du tribunal. C’est la « consignation » (article 269 du Code de procédure civile). Cette somme est bloquée par le greffe et servira à garantir le paiement futur de l’expert. Pour des missions plus légères comme une simple consultation ou des constatations, le juge peut prévoir que la provision soit versée directement par la partie désignée à l’expert.
Qui doit payer cette avance ? C’est le juge qui désigne souverainement la ou les parties chargées de consigner, ainsi que le délai pour le faire. Il peut répartir la charge entre plusieurs parties. Souvent, c’est la partie qui a sollicité la mesure d’expertise qui est désignée, mais ce n’est pas une règle absolue. Le juge n’a pas à justifier spécifiquement son choix sur ce point, et cette décision initiale sur la charge de la provision n’est, en principe, pas susceptible de recours.
Un point important concerne l’aide juridictionnelle. Si la partie désignée pour verser la provision en bénéficie (même si l’aide est accordée après la décision ordonnant la provision), elle est dispensée de ce versement. C’est alors l’État qui prendra en charge l’avance des frais dus à l’expert, conformément à l’article 40 de la loi du 10 juillet 1991.
Enfin, si l’expert anticipe que la provision initiale sera insuffisante au vu de la complexité de sa mission ou des difficultés rencontrées, il peut demander au juge l’autorisation d’obtenir une provision complémentaire (article 271 CPC), qui sera généralement mise à la charge de la même partie que la provision initiale.
La fixation de la rémunération finale de l’expert
Une fois sa mission achevée, l’expert dépose son rapport (ou son avis, son constat) au greffe du tribunal. C’est à ce moment-là qu’intervient la fixation de sa rémunération définitive.
L’expert soumet au juge une demande détaillée, souvent appelée « mémoire de frais et honoraires » ou « état de vacation », justifiant le montant réclamé. Une copie de cette demande doit obligatoirement être communiquée aux parties (et à leurs avocats). À compter de la réception de ce document, vous disposez d’un délai légal de quinze jours pour adresser vos éventuelles observations écrites sur cette demande de rémunération, à la fois à l’expert et à la juridiction (ou au juge chargé du contrôle de l’expertise). Quinze jours, le délai peut paraître court, surtout si la note est complexe, d’où l’importance d’être réactif si des points vous semblent discutables.
C’est le juge qui a ordonné l’expertise (ou le magistrat désigné pour suivre son déroulement) qui arrête le montant final. Il le fait par une décision spécifique : l’ordonnance de taxe (prévue aux articles 255, 262 et 284 du Code de procédure civile).
Pour prendre sa décision, le juge ne se contente pas d’entériner la demande de l’expert. Il doit évaluer la rémunération en fonction de critères précis fixés par l’article 284 :
- Les diligences réellement accomplies par l’expert (temps passé, réunions, investigations…).
- Le respect des délais qui lui avaient été impartis pour rendre son rapport.
- La qualité du travail fourni (clarté, précision, pertinence des réponses aux questions posées…).
Le juge dispose d’un pouvoir souverain d’appréciation. Il n’est pas lié par le montant de la provision initiale : la rémunération finale peut être supérieure ou inférieure. Il peut estimer que la demande de l’expert est justifiée au regard de la complexité de la mission, du nombre de documents analysés ou des difficultés rencontrées.
Inversement, il peut tout à fait réduire la rémunération sollicitée. Cela peut se justifier par un rapport rendu très en retard, un travail jugé de qualité médiocre, des investigations dépassant le cadre de la mission confiée, ou encore des frais non justifiés. Toutefois, si le juge envisage de réduire la somme demandée par l’expert, il a l’obligation préalable de l’inviter à présenter ses observations sur les motifs de cette réduction envisagée (article 284, alinéa 3 CPC). C’est une garantie essentielle du contradictoire pour l’expert.
Que comprend la rémunération de l’expert ?
La somme fixée par le juge dans l’ordonnance de taxe couvre généralement deux types de coûts :
- Les honoraires : Ils rémunèrent le temps, l’expertise technique et intellectuelle de l’expert. Ils dépendent de la nature et de la complexité de la mission, du niveau de qualification et parfois de la notoriété de l’expert (même si cette notoriété ne saurait justifier à elle seule des honoraires disproportionnés pour une tâche simple). Il n’existe pas de barème officiel contraignant ; le juge apprécie au cas par cas selon les critères légaux (diligences, délais, qualité).
- Le remboursement des frais et débours : Il s’agit des dépenses concrètes engagées par l’expert pour mener à bien sa mission. Cela peut inclure les frais de secrétariat, les frais postaux, les frais de déplacement pour se rendre sur les lieux ou aux réunions, le coût d’analyses effectuées par un laboratoire extérieur, ou encore la rémunération d’un « sapiteur ». Le sapiteur (article 278 CPC) est un autre technicien, spécialiste dans un domaine différent de celui de l’expert principal, que ce dernier peut consulter (parfois avec l’autorisation du juge) si la mission le requiert. La rémunération du sapiteur est alors incluse dans celle de l’expert principal.
L’expert ne peut réclamer une rémunération que pour les diligences qui entrent dans le périmètre de la mission qui lui a été confiée par le juge. S’il estime nécessaire d’étendre ses investigations au-delà de ce cadre initial, il doit normalement solliciter une extension de mission auprès du juge.
Contester la rémunération de l’expert : la procédure de taxe
Que faire si vous estimez le montant fixé par l’ordonnance de taxe injustifié ? Ou si l’expert lui-même considère que le juge a indûment réduit sa demande ? Il existe une procédure de recours spécifique, souvent désignée par l’expression « contestation de la taxe ».
Attention, ce recours ne suit pas la voie d’appel classique. Il doit être porté devant une autorité judiciaire précise : le Premier Président de la Cour d’Appel dans le ressort de laquelle la décision de taxe a été rendue (ou un magistrat délégué par lui). C’est l’article 724 du Code de procédure civile qui organise cette compétence particulière.
Le délai pour exercer ce recours est d’un mois à compter de la notification de l’ordonnance de taxe. Point très important : ce recours n’est pas suspensif d’exécution. Cela signifie que même si vous contestez le montant, l’expert peut, sur la base de l’ordonnance de taxe initiale, engager des poursuites pour obtenir son paiement. Le paiement effectué dans ce cadre ne vaut cependant pas acceptation du montant et ne vous empêche pas de maintenir votre recours.
La procédure devant le Premier Président est assez formelle. Le recours est introduit par une « note motivée » (un courrier expliquant les raisons de la contestation) déposée ou envoyée au greffe de la Cour d’Appel. Une exigence procédurale est absolument essentielle et sanctionnée par l’irrecevabilité du recours : une copie de cette note motivée doit être adressée simultanément (le même jour) à toutes les autres parties impliquées dans le litige principal, ainsi qu’à l’expert lui-même (s’il n’est pas l’auteur du recours). Le non-respect de cette communication simultanée à toutes les parties entraîne quasi automatiquement le rejet du recours (article 715 CPC). Le Premier Président (ou son délégué) entendra ensuite les parties de manière contradictoire avant de statuer.
Que se passe-t-il si la partie condamnée ne peut pas payer l’expert ?
C’est malheureusement une situation qui peut arriver : la partie condamnée à payer la rémunération de l’expert (ou le complément restant dû après utilisation de la provision) est insolvable. L’expert peut-il se retourner contre quelqu’un d’autre, notamment contre l’État, puisqu’il a agi sur mission de justice ?
La réponse de principe est non. L’expert judiciaire, bien que collaborateur occasionnel du service public de la justice, exerce une profession libérale. À ce titre, il assume le risque commercial lié à l’insolvabilité de ses débiteurs. L’État ne garantit pas le paiement de sa rémunération si la partie condamnée est défaillante. On imagine aisément l’inquiétude de l’expert face à un débiteur insolvable après avoir accompli un travail parfois long et complexe…
Il existe cependant une exception notable dans le cadre très spécifique des procédures collectives (sauvegarde, redressement ou liquidation judiciaire d’une entreprise). L’article L. 663-1 du Code de commerce prévoit que si les fonds de l’entreprise en difficulté ne permettent pas de payer immédiatement les frais de procédure (y compris la rémunération des techniciens désignés par la juridiction), le Trésor Public peut, sous certaines conditions (notamment un accord du ministère public et une ordonnance motivée du juge-commissaire), faire l’avance de ces frais.
En dehors de ce cas particulier, l’expert dont la rémunération n’est pas payée par la partie condamnée devra utiliser les voies d’exécution forcée classiques (saisies…) pour tenter de recouvrer sa créance, avec les aléas que cela comporte face à un débiteur insolvable.
Les frais d’expertise judiciaire peuvent représenter une part importante du coût d’un procès. Comprendre comment ils sont fixés, qui doit les avancer et comment les contester est donc primordial.
Si vous vous reconnaissez dans une situation impliquant une expertise judiciaire ou si vous contestez les frais demandés, n’hésitez pas à contacter notre cabinet pour discuter de vos options.
Sources
- Code de procédure civile (CPC) : Articles 232 à 284 (Mesures d’instruction, Experts), 695 (4°) (Dépens), 714, 715, 718 (Recours taxe), 724 (Compétence recours taxe expert).
- Loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique (notamment Art. 40 sur la dispense de consignation).
- Code de commerce : Article L. 663-1 (Avance des frais par le Trésor en procédure collective).