Le principe juridique selon lequel nul ne peut être jugé ou puni deux fois pour les mêmes faits, connu sous l’appellation « non bis in idem », représente une garantie fondamentale dans notre système judiciaire. Il protège les individus contre une double répression pour un même comportement. Cependant, son application sur les marchés financiers, notamment face aux pouvoirs de sanction de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF), a connu une évolution complexe et riche en rebondissements. Comprendre cette dynamique est essentiel pour toute personne confrontée à une enquête ou une poursuite, qu’elle soit administrative ou pénale. Notre cabinet observe que cette articulation, souvent subtile, peut avoir des conséquences déterminantes sur le déroulement d’une procédure et la stratégie de défense à adopter. Pour une vue d’ensemble du cadre d’intervention de cette autorité, notre guide complet sur le pouvoir de sanction de l’AMF offre des éclaircissements précieux. Découvrez notre guide de référence complet sur l’Autorité des Marchés Financiers pour une analyse approfondie de son rôle global.
Le principe non bis in idem : définition et enjeux
Le principe « non bis in idem » (littéralement « pas deux fois pour la même chose ») est une pierre angulaire du droit pénal moderne. Il signifie qu’une personne ne peut être poursuivie, jugée ou punie une seconde fois pour les mêmes faits par une autorité ayant la même nature répressive. Son origine est profondément ancrée dans les textes internationaux, notamment l’article 4 du Protocole n°7 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), qui stipule que « Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même État en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet État. »
L’enjeu de ce principe est manifeste : il vise à prémunir les citoyens contre l’arbitraire et à garantir une sécurité juridique. En limitant la capacité de l’État à poursuivre indéfiniment un individu pour un même comportement, il instaure une forme de paix sociale post-jugement. Il est impératif que cette protection, traditionnellement associée au droit pénal, s’étend aux sanctions administratives, lorsque celles-ci revêtent un caractère « pénal » au sens de la jurisprudence européenne. Cette extension est devenue une préoccupation majeure dans des domaines où coexistent des régulations administratives fortes et des incriminations pénales, comme c’est le cas sur les marchés financiers avec l’AMF.
Articulation des sanctions pénales et administratives AMF : une évolution mouvementée
L’articulation entre les sanctions pénales prononcées par les tribunaux et les sanctions administratives de l’Autorité des Marchés Financiers a longtemps été un point de friction en droit français. Historiquement, la doctrine et la jurisprudence ont eu des approches divergentes quant à la possibilité de cumuler ces deux types de répression pour des faits identiques.
Une compatibilité longtemps débattue
Pendant de nombreuses années, la jurisprudence française, notamment celle du Conseil constitutionnel dans sa décision de 1989, a admis le cumul des sanctions pénales et administratives en matière boursière. L’argument principal reposait sur la nature distincte des sanctions : les unes étant de nature administrative, prononcées par une autorité de régulation telle que l’AMF, et les autres de nature pénale, décidées par les juridictions. Cette distinction permettait, en théorie, de contourner le principe « non bis in idem ». Il était ainsi considéré que l’AMF, en tant qu’autorité administrative, poursuivait un objectif de régulation des marchés et de protection de l’épargne, tandis que le juge pénal visait la répression des infractions et la protection de l’ordre public. Cependant, la nécessité de respecter le principe de proportionnalité des sanctions était déjà soulignée : le montant global des sanctions ne devait pas excéder la sanction la plus élevée encourue. Pour comprendre la nature de ces sanctions, notre article sur la distinction et l’étendue des sanctions administratives et disciplinaires de l’AMF apporte des précisions.
Malgré cette position nationale, des critiques doctrinales s’élevaient, arguant que de nombreuses sanctions administratives, par leur gravité et leur finalité punitive, s’apparentaient à des sanctions pénales et devaient donc être soumises aux mêmes garanties, y compris le « non bis in idem ». Ces critiques s’appuyaient notamment sur l’interprétation de la « matière pénale » par la Cour européenne des droits de l’homme.
L’influence de la jurisprudence de la CEDH (Grande Stevens)
L’arrêt « Grande Stevens et autres c. Italie » rendu par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) le 4 mars 2014 a marqué un tournant majeur. Dans cette décision, la Cour a rappelé son interprétation extensive de la « matière pénale » et a clairement affirmé que des sanctions administratives, par leur nature et leur sévérité, pouvaient être considérées comme des sanctions pénales au sens de la Convention. Cet arrêt a eu pour effet de remettre en cause la validité de la réserve émise par la France concernant le Protocole n°7 de la CEDH, qui limitait l’application du principe « non bis in idem » aux seules procédures pénales nationales.
La décision « Grande Stevens » a donc eu un impact majeur sur le droit français. Elle a conduit à assimiler les sanctions administratives de l’AMF à des sanctions pénales pour l’application du principe « non bis in idem », interdisant ainsi le cumul de poursuites et de sanctions pour les mêmes faits. Cette jurisprudence a contraint le législateur et les autorités françaises à revoir en profondeur l’organisation de la répression des abus de marché, afin de se conformer aux exigences de la CEDH.
La fin du cumul des sanctions : l’intervention du Conseil constitutionnel et du législateur
Face aux exigences de la Cour européenne des droits de l’homme, le système français de double répression en matière d’abus de marché est devenu intenable. C’est le Conseil constitutionnel qui a acté cette rupture, suivi de près par le législateur, qui a dû adapter le cadre juridique.
Le mécanisme d’aiguillage des poursuites
Les décisions du Conseil constitutionnel (notamment celles de 2015, à la suite des Questions Prioritaires de Constitutionalité, QPC) ont consacré l’interdiction du cumul des sanctions pénales et administratives pour les mêmes faits et à l’égard de la même personne. Cette nouvelle donne a été inscrite dans la loi du 21 juin 2016 réformant la répression des abus de marché (issue de la loi Sapin 2, complétée par la loi PACTE). Le texte a mis en place un mécanisme d’aiguillage précis, afin d’éviter la double poursuite.
Concrètement, ni l’AMF, ni le Procureur de la République ne peuvent désormais engager une procédure (notification des griefs pour l’AMF, ou mise en mouvement de l’action publique pour le Parquet) pour des faits identiques et contre la même personne sans avoir préalablement informé l’autre autorité. Ce mécanisme d’échange d’informations permet aux autorités de coordination de choisir la voie la plus appropriée, soit administrative, soit pénale, pour la répression des faits. Il garantit ainsi que la personne mise en cause ne soit pas exposée à une double répression pour le même comportement, renforçant le principe de sécurité juridique.
Le déroulement des étapes de la procédure de sanction devant l’AMF est désormais directement impacté par cette règle, un point détaillé dans notre décryptage complet des étapes clés de la procédure de sanction.
Conséquences pratiques de l’interdiction du cumul
L’interdiction du cumul des sanctions a des implications directes et significatives pour les personnes physiques et morales poursuivies. D’autre part, elle simplifie la stratégie de défense, en évitant la complexité de devoir se défendre simultanément devant deux autorités différentes (AMF et juridiction pénale) pour les mêmes faits. Désormais, le choix de la voie de poursuite par les autorités compétentes (AMF ou Parquet) intervient en amont, ce qui offre une meilleure prévisibilité pour les mis en cause.
D’autre part, cette évolution renforce la nécessité pour les autorités de poursuite d’évaluer précisément la nature des faits et leur gravité afin de déterminer la voie répressive la plus pertinente. Cette décision dépendra notamment de la nature des intérêts sociaux à protéger (ordre public financier ou intégrité du marché) et de la gravité de l’atteinte. Pour les personnes concernées, il est devenu essentiel de comprendre les implications de ce choix sur les voies de recours disponibles. Pour approfondir ces aspects, notre article sur les voies et modalités de recours contre les sanctions de l’AMF offre un éclairage complet.
Le cas particulier de l’entrave aux enquêtes et contrôles AMF
Le délit d’entrave, ou d’obstruction aux enquêtes et contrôles diligentés par l’AMF, a également été au cœur des débats concernant l’application du principe « non bis in idem ». Historiquement, il était possible de poursuivre pénalement une personne pour entrave (article L. 642-2 du Code monétaire et financier) tout en lui infligeant une sanction administrative pour le même manquement (article L. 621-15 du même code).
Cependant, une décision du Conseil constitutionnel du 28 janvier 2022 (QPC n°2021-965) a mis fin à cette situation. Le Conseil a jugé que les dispositions de l’article L. 621-15, II, f) du Code monétaire et financier, qui sanctionnaient administrativement le refus de communiquer des informations ou de donner accès à des documents lors d’une enquête AMF, étaient contraires à la Constitution. La raison en est claire : ces dispositions réprimaient les mêmes faits, qualifiés de manière identique, par des sanctions de même nature et pour protéger les mêmes intérêts sociaux que le délit pénal d’entrave. Dès lors, le cumul des poursuites pour entrave, qu’elles soient pénales ou administratives, est désormais interdit. Cette décision renforce de manière significative la garantie du « non bis in idem » pour les personnes soumises aux enquêtes et contrôles de l’AMF, en évitant une double sanction pour une même obstruction.
Implication pour les professionnels des marchés financiers : se défendre face à la double répression
Les professionnels et acteurs des marchés financiers opèrent dans un environnement juridique particulièrement encadré. L’évolution du principe « non bis in idem » et de son application aux sanctions de l’AMF revêt une importance capitale pour eux. En effet, la moindre erreur de navigation dans ce cadre complexe peut avoir des conséquences dévastatrices, allant de lourdes sanctions pécuniaires à des interdictions professionnelles, sans compter l’impact sur la réputation.
Pour un professionnel mis en cause, il est essentiel de comprendre que la période de coexistence des poursuites est révolue. Désormais, l’AMF et le Parquet doivent coordonner leurs actions pour éviter une double répression. Cela implique une phase d’évaluation rigoureuse en amont par les autorités, mais aussi, pour le mis en cause, la nécessité d’une stratégie de défense claire et unifiée. Il ne s’agit plus seulement de contester les faits ou la qualification juridique, mais aussi de s’assurer que les procédures respectent le principe du « non bis in idem » dans sa nouvelle acception. Toute irrégularité procédurale, toute non-conformité avec les règles d’aiguillage des poursuites, peut constituer un argument de défense majeur.
La défense face à la double répression, même si le cumul est désormais prohibé, demeure un exercice qui demande une analyse approfondie des faits, du droit applicable, et une compréhension fine des mécanismes de coordination entre les différentes autorités. Il est donc plus que jamais impératif de bénéficier d’un accompagnement juridique solide dès les premières étapes d’une enquête ou d’une mise en cause, incluant l’expertise en sûretés et garanties légales pour une protection maximale.
L’expertise d’un avocat compétent : naviguer dans le cadre du non bis in idem
La complexité croissante des régulations financières et l’évolution constante de la jurisprudence rendent l’intervention d’un avocat compétent essentielle pour toute personne physique ou morale susceptible d’être confrontée aux sanctions de l’AMF. Le principe du « non bis in idem », avec ses nuances et ses exceptions, exige une connaissance approfondie du droit pénal financier et du droit des marchés.
Notre cabinet, doté d’une pratique dédiée au droit bancaire et financier, accompagne ses clients à chaque étape de la procédure. Cela inclut : l’analyse des risques de mise en cause, la définition de la meilleure stratégie de défense face aux autorités, la vérification du respect du principe « non bis in idem », et le cas échéant, l’assistance devant la Commission des sanctions de l’AMF ou les juridictions pénales. Nous veillons à ce que vos droits soient pleinement garantis et à ce que vous soyez informé des dernières évolutions légales et jurisprudentielles. Un avocat en droit bancaire et financier est votre meilleur atout pour défendre vos intérêts et naviguer sereinement dans ce cadre complexe.
Pour une analyse approfondie de votre situation et un conseil adapté, prenez contact avec notre équipe d’avocats.
Sources
- Code monétaire et financier
- Code de procédure pénale
- Code de commerce
- Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) – Protocole n°7
- Règlement (UE) n° 596/2014 sur les abus de marché
- Loi n° 2003-706 du 1er août 2003 de sécurité financière
- Loi n° 2010-1249 du 22 octobre 2010 de régulation bancaire et financière
- Loi n° 2016-819 du 21 juin 2016 réformant le système de répression des abus de marché
- Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (Loi Sapin 2)
- Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (Loi PACTE)
- Cons. const., 18 mars 2015, n° 2014-453/454 QPC, M. John L. et a.
- Cons. const., 28 janv. 2022, n° 2021-965 QPC
- CEDH, 4 mars 2014, Grande Stevens et a. c/ Italie