Lorsqu’une entreprise traverse une zone de turbulences économiques si intenses que son avenir est menacé, l’ouverture d’une procédure collective – sauvegarde, redressement ou liquidation judiciaire – devient une étape souvent incontournable. Loin d’être une démarche anodine ou improvisée, elle marque l’entrée dans un cadre judiciaire strict, conçu pour traiter la situation sous l’égide du tribunal. Mais comment cette procédure se déclenche-t-elle concrètement ? Qui peut la demander ? Devant quelle juridiction ? Et quels sont les acteurs qui entrent en scène ?
Cet article a pour vocation de démystifier le processus d’ouverture d’une procédure collective. Nous allons parcourir ensemble les étapes clés : de la saisine du tribunal, en passant par la détermination de la juridiction compétente, jusqu’à la présentation des principaux intervenants désignés par le juge. Enfin, nous examinerons le jugement d’ouverture lui-même, cette décision cruciale qui formalise le lancement de la procédure et en définit les contours initiaux. Comprendre ce cheminement est essentiel pour tout dirigeant, créancier ou salarié confronté à cette situation délicate.
Lancer la procédure : qui saisit le tribunal ?
Le déclenchement d’une procédure collective n’est pas automatique. Il nécessite une démarche formelle auprès du tribunal compétent. Les personnes habilitées à initier cette démarche varient selon le type de procédure envisagé.
La sauvegarde : une démarche exclusive du débiteur
Comme nous l’avons vu dans l’article précédent, la sauvegarde est une procédure d’anticipation, réservée aux entreprises qui ne sont pas encore en cessation des paiements mais rencontrent des difficultés insurmontables. Conformément à cette logique préventive et volontaire, seul le débiteur lui-même peut demander au tribunal l’ouverture d’une procédure de sauvegarde (article L. 620-1 du Code de commerce). S’il s’agit d’une société, c’est son représentant légal (gérant, président…) qui effectue la démarche. Cette exclusivité vise à responsabiliser le dirigeant et à l’encourager à agir tôt.
Le redressement et la liquidation judiciaire : plusieurs acteurs possibles
Lorsque la situation est plus critique, caractérisée par l’état de cessation des paiements, l’initiative de la saisine du tribunal pour ouvrir un redressement ou une liquidation judiciaire est plus largement partagée :
- Le débiteur : C’est même une obligation légale. Tout débiteur (commerçant, artisan, agriculteur, professionnel libéral, société…) en état de cessation des paiements doit demander l’ouverture d’une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire au plus tard dans les 45 jours qui suivent cette cessation, sauf s’il a demandé l’ouverture d’une procédure de conciliation dans ce délai (articles L. 631-4 et L. 640-4 C. com.). Le non-respect de cette obligation peut exposer le dirigeant à des sanctions personnelles, notamment une interdiction de gérer.
- Un créancier : Tout créancier, quelle que soit la nature de sa créance (commerciale, civile, fiscale, salariale…), peut assigner son débiteur en redressement ou en liquidation judiciaire (articles L. 631-5 et L. 640-5 C. com.). Cependant, cette démarche est exigeante : le créancier doit prouver l’état de cessation des paiements de son débiteur ; le simple fait que sa propre créance soit impayée ne suffit généralement pas. Il doit démontrer une impossibilité plus générale pour le débiteur de faire face à ses dettes exigibles. De plus, l’assignation en ouverture de procédure collective doit être exclusive de toute autre demande (par exemple, une demande en paiement de sa créance dans la même assignation rendrait la demande d’ouverture irrecevable, article R. 631-2 C. com.). Attention également à ne pas utiliser cette assignation comme un simple moyen de pression, au risque d’engager sa responsabilité pour procédure abusive. Pour les exploitants agricoles, l’assignation par un créancier doit être précédée d’une demande de désignation d’un conciliateur (article L. 631-5, dernier alinéa).
- Le ministère public : Le Procureur de la République peut également demander l’ouverture de la procédure, par voie de requête (articles L. 631-5 et L. 640-5 C. com.). Il agit ainsi au nom de l’intérêt général et de l’ordre public économique. Il peut être informé de la situation de cessation des paiements par diverses sources, notamment par le président du tribunal suite à l’échec d’une conciliation, ou par le comité social et économique (CSE) de l’entreprise (article L. 631-6 C. com.).
Il est important de rappeler que la saisine d’office par le tribunal (c’est-à-dire la possibilité pour le tribunal de décider seul d’ouvrir une procédure sans y être invité par l’un des acteurs précités) a été supprimée en première instance depuis 2012/2014 pour garantir le principe d’impartialité du juge. Elle reste toutefois possible en appel dans certains cas.
Les informations à fournir au tribunal
Quelle que soit la personne à l’initiative de la demande, et surtout lorsque c’est le débiteur, un dossier complet doit être déposé au greffe du tribunal. Les articles R. 621-1 (pour la sauvegarde) et R. 631-1 (pour le redressement/liquidation) du Code de commerce listent les pièces requises. Celles-ci visent à donner au tribunal une image fidèle de la situation :
- Comptes annuels du dernier exercice.
- Situation de trésorerie récente.
- État chiffré des créances et des dettes, avec l’identité des créanciers.
- État de l’actif disponible et du passif exigible (pour justifier la cessation des paiements si redressement/liquidation demandée).
- État des sûretés (gages, hypothèques…) et des engagements hors bilan.
- Inventaire sommaire des biens.
- Liste des salariés et informations sur les représentants du personnel.
- Attestation sur l’absence (ou la présence) de procédure amiable récente (mandat ad hoc, conciliation).
- Et d’autres documents selon la situation (installations classées, profession libérale réglementée…).
La complétude et la sincérité de ces informations sont essentielles pour permettre au tribunal de prendre une décision éclairée.
Devant quel tribunal se déroule la procédure ? (La compétence)
Deux questions se posent : quel type de tribunal est compétent (compétence d’attribution) et où est-il situé géographiquement (compétence territoriale) ?
La compétence matérielle (d’attribution) : Tribunal de commerce ou Tribunal judiciaire ?
Le choix dépend principalement de la nature de l’activité exercée par le débiteur (article L. 621-2 C. com.) :
- Le Tribunal de commerce est compétent pour les débiteurs exerçant une activité commerciale ou artisanale. Cela inclut les sociétés commerciales par la forme (SARL, SAS, SA…) même si leur objet est civil, ainsi que les commerçants et artisans personnes physiques (immatriculés ou de fait).
- Le Tribunal judiciaire est compétent « dans les autres cas », c’est-à-dire principalement pour :
- Les débiteurs exerçant une activité agricole.
- Les professionnels libéraux et autres indépendants personnes physiques dont l’activité n’est ni commerciale ni artisanale.
- Les personnes morales de droit privé non commerçantes (sociétés civiles, associations, GIE à objet civil…).
Il existe également des Tribunaux de commerce spécialisés, désignés dans certaines régions pour traiter les procédures des entreprises d’une taille significative (dépassant certains seuils de salariés ou de chiffre d’affaires) ou des groupes de sociétés importants (article L. 721-8 C. com.).
Concernant l’entrepreneur individuel soumis à la séparation des patrimoines, le tribunal compétent pour la procédure collective (visant le patrimoine professionnel) est déterminé selon la nature de son activité. Ce même tribunal peut, dans certains cas, être amené à traiter également des dettes personnelles, notamment si les conditions du surendettement sont aussi réunies et que les patrimoines n’ont pas été strictement séparés (article L. 681-2 C. com.).
Une fois la procédure ouverte, le tribunal saisi devient compétent pour connaître de la plupart des litiges qui naissent de cette procédure ou qui sont soumis à son influence juridique (principe de l’attractivité de la procédure collective, article R. 662-3 C. com.), sauf exceptions (contentieux prud’homal, certaines actions immobilières…).
La compétence géographique (territoriale) : Où aller ?
La règle générale est fixée par l’article R. 600-1 du Code de commerce :
- Pour une personne morale, le tribunal compétent est celui dans le ressort duquel se trouve son siège social. Il s’agit du siège social réel, c’est-à-dire là où se trouve effectivement la direction et l’activité administrative, et non une simple boîte aux lettres.
- Pour une personne physique, le tribunal compétent est celui dans le ressort duquel elle a déclaré l’adresse de son entreprise ou, à défaut, son domicile personnel.
Attention : si le siège social ou l’adresse professionnelle a été transféré moins de six mois avant la saisine du tribunal, c’est le tribunal de l’ancien siège ou de l’ancienne adresse qui reste compétent.
Des exceptions existent pour les groupes de sociétés. Afin de favoriser une gestion coordonnée, la loi permet, sous certaines conditions, de centraliser les procédures de plusieurs sociétés du groupe devant un seul tribunal, souvent celui du siège de la société dominante ou celui qui a été saisi en premier (articles L. 662-2 et L. 662-8 C. com.).
Enfin, dans un contexte international (Union Européenne), le Règlement européen sur les procédures d’insolvabilité (n° 2015/848) désigne comme compétent pour ouvrir la procédure principale (ayant des effets dans toute l’UE) le tribunal de l’État membre où se situe le « centre des intérêts principaux » (COMI) du débiteur. Ce COMI est présumé être le lieu du siège statutaire pour une société, ou le lieu d’activité principale pour une personne physique, sauf preuve contraire.
Qui sont les acteurs clés de la procédure ? (Les organes)
L’ouverture d’une procédure collective met en scène une série d’acteurs aux rôles bien définis, sous l’autorité du tribunal.
Les intervenants judiciaires
- Le Tribunal : Il est l’organe décisionnel central. Il ouvre la procédure, nomme les autres organes, statue sur les grandes orientations (poursuite d’activité, plan de sauvegarde/redressement/cession, conversion en liquidation…), tranche les contestations importantes et prononce la clôture. Sa composition obéit à des règles précises, notamment en termes d’expérience des juges consulaires.
- Le Juge-commissaire : Désigné par le tribunal dès l’ouverture, il est chargé de veiller au déroulement rapide et à la protection des intérêts en présence (article L. 621-9 C. com.). C’est le véritable « chef d’orchestre » au quotidien. Il prend de très nombreuses décisions par voie d’ordonnance, autorise certains actes (transactions, ventes de biens…), statue sur l’admission des créances, surveille l’activité, etc.
- Le Ministère public (Procureur de la République) : Il est le garant de l’ordre public économique et de la bonne application de la loi. Il dispose d’un droit d’information étendu, peut saisir le tribunal dans certains cas, donne des avis (parfois obligatoires), et exerce des voies de recours spécifiques. Sa présence est requise lors de certaines audiences clés.
Les mandataires de justice désignés
Ce sont des professionnels libéraux, inscrits sur des listes nationales après un cursus exigeant, et nommés par le tribunal pour exercer des missions spécifiques :
- L’Administrateur judiciaire : Sa nomination est fréquente en redressement judiciaire (obligatoire si l’entreprise dépasse certains seuils ou si un plan de cession est envisagé) et possible en sauvegarde (souvent facultative). Sa mission, fixée par le tribunal, varie : il peut surveiller la gestion du débiteur (en sauvegarde), l’assister pour certains actes, ou le représenter totalement dans la gestion (surtout en redressement). Son rôle principal est d’analyser la situation, d’élaborer des solutions (plan de sauvegarde ou de redressement) et d’aider à la gestion pendant la période d’observation.
- Le Mandataire judiciaire : Sa nomination est obligatoire en sauvegarde et en redressement. Il agit au nom et dans l’intérêt collectif des créanciers (article L. 622-20 C. com.). Sa mission principale est de recevoir les déclarations de créances, de vérifier le passif en lien avec le juge-commissaire, et de défendre les intérêts des créanciers dans le cadre de la procédure (consultation sur le plan…).
- Le Liquidateur : Nommé en cas de liquidation judiciaire (souvent, c’est le mandataire judiciaire qui devient liquidateur). Il a une double casquette : il représente les créanciers (poursuit la vérification du passif) et représente le débiteur qui est alors « dessaisi » de l’administration de ses biens. Sa mission principale est de vendre les actifs de l’entreprise (« réaliser l’actif ») et de répartir les fonds obtenus entre les créanciers, selon l’ordre légal des privilèges et sûretés.
- Le Commissaire à l’exécution du plan : Nommé si un plan de sauvegarde ou de redressement est adopté, il veille à sa bonne exécution dans la durée.
Ces professionnels sont soumis à des règles déontologiques strictes, à des contrôles réguliers, et engagent leur responsabilité en cas de faute dans l’exercice de leur mission.
La représentation des salariés
Les salariés sont directement impactés par la procédure. Leur représentation est assurée par :
- Le Comité social et économique (CSE) ou, à défaut, les délégués du personnel : Ils sont informés et consultés sur les étapes clés (ouverture, licenciements, plan…) et peuvent être entendus par le tribunal.
- Le Représentant des salariés : Élu par les salariés spécifiquement après le jugement d’ouverture, il a pour rôle principal de vérifier les créances salariales établies par le mandataire judiciaire ou le liquidateur, et d’assister les salariés dans leurs démarches (notamment auprès de l’AGS – l’assurance garantie des salaires). Il bénéficie du statut de salarié protégé pendant son mandat.
Les experts (éventuellement nommés)
Le tribunal ou le juge-commissaire peuvent désigner des experts pour les éclairer sur des points techniques : expert en diagnostic d’entreprise, expert pour évaluer des actifs spécifiques, technicien pour une mission d’enquête…
Le jugement d’ouverture : la décision qui lance la procédure
L’aboutissement de cette phase initiale est le jugement d’ouverture, rendu par le tribunal après avoir entendu les parties et examiné les pièces du dossier.
Contenu et forme
Le jugement doit constater que les conditions légales de la procédure ouverte sont réunies (difficultés insurmontables et absence de cessation des paiements pour la sauvegarde ; cessation des paiements pour le redressement ; cessation des paiements et redressement manifestement impossible pour la liquidation). Il nomme les organes de la procédure (juge-commissaire, mandataires…). Il ouvre la période d’observation (en sauvegarde et redressement), dont il fixe la durée initiale (généralement 6 mois maximum). En redressement ou liquidation, il fixe la date de cessation des paiements. Le jugement est normalement prononcé en audience publique.
Effets et opposabilité
Le jugement d’ouverture produit ses effets immédiatement, dès 0 heure le jour où il est rendu (article R. 621-4 C. com. et textes suivants). Cela signifie que tous les actes accomplis ce jour-là sont considérés comme postérieurs à l’ouverture (paiements de dettes antérieures interdits, saisies inefficaces…). Il est exécutoire de plein droit à titre provisoire (article R. 661-1 C. com.), même en cas de recours (sauf si l’exécution provisoire est arrêtée, ou en cas d’appel suspensif du ministère public en liquidation judiciaire). Il est opposable à tous (erga omnes) : la situation juridique créée par le jugement s’impose à l’égard de tous, y compris ceux qui n’étaient pas partie à l’instance. Une entreprise ne peut pas être en procédure collective pour certains et in bonis (non soumise à procédure) pour d’autres. Cela fonde la règle « faillite sur faillite ne vaut » : on ne peut ouvrir une nouvelle procédure collective tant que la précédente n’est pas clôturée (article L. 620-2 C. com.).
Information et publicité
Pour assurer son opposabilité et informer les tiers (notamment les créanciers), le jugement d’ouverture fait l’objet d’une publicité rigoureuse, organisée par le greffier dans les 15 jours :
- Mention sur les registres légaux (RCS pour les sociétés commerciales, Répertoire des Métiers pour les artisans, ou registres spéciaux pour les autres).
- Publication d’un avis au BODACC (Bulletin Officiel des Annonces Civiles et Commerciales).
- Publication d’un avis dans un journal d’annonces légales (JAL) du lieu du siège ou de l’établissement principal.
La publication au BODACC est particulièrement importante car elle marque le point de départ de certains délais essentiels, notamment le délai pour les créanciers de déclarer leurs créances (généralement 2 mois à compter de cette publication).
Contester le jugement d’ouverture
Le jugement d’ouverture peut faire l’objet de voies de recours, mais dans des conditions strictes pour ne pas paralyser la procédure :
- L’appel : Il est ouvert, dans un délai de 10 jours à compter de la notification du jugement, au débiteur, au créancier qui a assigné, et au ministère public. En cas de liquidation judiciaire, le CSE (ou le représentant des salariés) peut aussi faire appel (article L. 661-1 C. com.).
- La tierce opposition : Elle est ouverte aux personnes qui n’étaient ni parties ni représentées au jugement, mais dont les droits sont affectés par la décision (par exemple, un associé personnellement responsable des dettes, le conjoint du débiteur…). Elle doit être formée par déclaration au greffe dans les 10 jours de la publication du jugement au BODACC (articles L. 661-2 et R. 661-2 C. com.).
Naviguer dans les méandres procéduraux de l’ouverture d’une procédure collective requiert une expertise juridique pointue. Que vous soyez chef d’entreprise, créancier ou autre partie prenante, être bien conseillé dès le départ est essentiel. Pour une assistance dans ces démarches ou pour comprendre vos droits et obligations, notre cabinet est à votre écoute. Prenez contact avec nous pour un accompagnement adapté.
Sources
- Code de commerce (notamment Livre VI : Articles L. 621-1 et s., L. 631-1 et s., L. 640-1 et s., L. 661-1 et s., L. 662-1 et s. ; Livre VII : Article L. 721-8 ; Livre VIII : Articles L. 811-1 et s., L. 812-1 et s. ; et les articles réglementaires R associés).
- Code de procédure civile (règles générales de procédure et voies de recours).
- Code du travail (rôle des institutions représentatives du personnel).
- Règlement (UE) 2015/848 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 relatif aux procédures d’insolvabilité (pour la compétence internationale).