L’émergence des actifs numériques a profondément transformé le paysage économique et patrimonial. Pour les entreprises comme pour les particuliers, ces nouvelles formes de valeurs représentent des opportunités mais aussi des défis juridiques considérables. Tenter de les appréhender avec les outils du droit traditionnel s’avère un exercice complexe, tant leur nature est diverse et leur technologie évolutive. Or, une qualification juridique précise est indispensable pour sécuriser les transactions et anticiper les conséquences fiscales ou successorales. Cet article a pour but de démystifier les défis juridiques et les solutions pratiques liés aux actifs numériques, en proposant une grille d’analyse pour les investisseurs et les acteurs économiques. L’assistance d’un avocat compétent en droit commercial s’avère souvent nécessaire pour naviguer dans ce cadre réglementaire en pleine construction.
Comprendre la qualification juridique des actifs numériques
Pour aborder sereinement la question des actifs numériques, il est essentiel de comprendre d’abord le mécanisme qui leur donne vie et la distinction fondamentale que le droit opère entre eux. Cette première étape de qualification est déterminante, car elle conditionne l’ensemble du régime juridique applicable.
Le processus de tokénisation et la numérisation de l’économie
Au cœur de l’écosystème des actifs numériques se trouve le processus de « tokénisation ». Il s’agit de l’opération qui consiste à inscrire un actif, quel qu’il soit, sur un registre décentralisé comme une blockchain. L’objectif est de le représenter sous une forme numérique, le « jeton » ou « token », afin de le rendre plus facilement sécable et transférable, et donc plus liquide. Cette numérisation massive de l’économie, comparable à ce que fut la titrisation en son temps, permet de fractionner la propriété d’un bien et d’optimiser l’exploitation de ses différentes utilités.
La distinction entre actifs nommés et innommés
Face à cette diversité, le législateur, tant français qu’européen, a commencé à définir certaines catégories d’actifs. On parle alors d’actifs numériques « nommés » : ceux qui disposent d’une dénomination et d’un régime juridique propre, même embryonnaire. À côté de cette catégorie, subsiste un vaste ensemble d’actifs qui ne rentrent dans aucune case prédéfinie. Ce sont les actifs « innommés », pour lesquels l’analyse juridique repose encore essentiellement sur le droit commun et la créativité contractuelle.
Les actifs numériques nommés : définitions et nature juridique
Le droit français et le droit européen ont progressivement identifié et défini plusieurs grandes familles de crypto-actifs. Cette classification, bien que technique, est la première étape pour comprendre les obligations qui pèsent sur les émetteurs et les prestataires de services.
Le triptyque du droit français : crypto-monnaies, jetons d’utilité et jetons financiers
Le Code monétaire et financier, notamment depuis la loi PACTE de 2019, articule sa vision autour de trois types d’actifs. D’abord, les monnaies virtuelles (ou crypto-monnaies), comme le Bitcoin, définies comme une représentation numérique de valeur acceptée comme moyen d’échange mais n’ayant pas le statut légal de monnaie. Ensuite, les jetons d’utilité (utility tokens), qui confèrent un droit sur un service ou un produit futur fourni par l’émetteur. Enfin, les jetons financiers (security tokens), qui sont assimilés à des instruments financiers traditionnels (titres de capital, de créance) et sont soumis à la réglementation financière.
Le cadre européen (mica) et sa classification des crypto-actifs
Le règlement européen sur les marchés de crypto-actifs, connu sous l’acronyme MiCA (Markets in Crypto-Assets), est venu harmoniser l’approche au niveau de l’Union. Sans reprendre exactement la distinction française, MiCA propose sa propre classification. Il exclut de son champ d’application principal les jetons financiers (déjà réglementés) et les NFT, sauf exceptions. Le règlement se concentre sur trois catégories : les jetons utilitaires (utility tokens), les jetons se référant à des actifs (ARTs), qui visent à maintenir une valeur stable en se référant à un panier d’actifs, et les jetons de monnaie électronique (e-money tokens ou EMTs), qui se réfèrent à une seule monnaie officielle. Pour une analyse détaillée de cette réglementation, vous pouvez consulter notre article dédié au cadre réglementaire européen des crypto-actifs : comprendre MiCA et TFR.
La nature juridique des monnaies virtuelles et des jetons d’utilité
Malgré ces définitions, la nature juridique profonde de ces actifs reste un sujet de débat. Le Code monétaire et financier est clair : les crypto-monnaies ne sont pas des monnaies au sens légal. Elles sont généralement qualifiées par les juges de biens meubles incorporels, fongibles et consomptibles. Cette analyse a des conséquences pratiques, par exemple en cas de prêt, qui sera alors un prêt de consommation (restitution par équivalent) et non un prêt d’argent. Quant aux jetons d’utilité, leur nature dépend de la prestation sous-jacente. Ils sont avant tout des biens meubles incorporels représentant un droit de créance (le droit d’obtenir un service ou un bien) contre leur émetteur.
Les actifs numériques innommés : le défi de la qualification
À côté des catégories déjà encadrées, de nouvelles formes d’actifs numériques émergent constamment, posant un défi permanent au droit. Les stablecoins et les NFT en sont les exemples les plus médiatisés.
Les stablecoins : entre crypto-actif et monnaie électronique
Les stablecoins (ou « cyberjetons stables ») ont été conçus pour pallier la volatilité des crypto-monnaies classiques. Leur valeur est adossée à celle d’un actif plus stable, comme une monnaie ayant cours légal (l’euro, le dollar) ou un panier d’actifs. Le règlement MiCA a clarifié leur statut en distinguant principalement les ARTs (jetons se référant à des actifs) des e-MTs (jetons de monnaie électronique). Ces derniers, les e-MTs, sont considérés comme des substituts électroniques aux pièces et billets. Ils représentent une créance sur l’émetteur, qui est tenu de les rembourser à leur valeur nominale à tout moment. Cette caractéristique les rapproche fortement de la monnaie électronique, ce qui a des incidences majeures, notamment en cas de donation ou de prêt.
Les jetons non fongibles (nfts) : instrumentum 3.0 et fonction probatoire
Le jeton non fongible, ou NFT, est un cas d’école de la complexité juridique des actifs numériques. Contrairement au Bitcoin, chaque NFT est unique et non interchangeable, ce qui permet de créer une rareté numérique. Techniquement, un NFT est un certificat d’authenticité et d’exclusivité numérique, inscrit sur une blockchain, qui pointe vers un fichier numérique (une image, une vidéo, un texte). Son rôle n’est pas de conférer la propriété du fichier lui-même, mais de prouver qui détient le « jeton » original et unique qui y est associé. Certains juristes le qualifient d’instrumentum des temps modernes : un support qui constate un droit. Sa fonction est double : une fonction probatoire, en attestant d’un lien d’exclusivité, et une fonction substantielle, en créant la rareté qui donne sa valeur à l’objet numérique. L’influence de la technologie sur le régime juridique des actifs numériques est ici particulièrement évidente.
La nécessité d’un « contrat d’appui » pour les nfts
Puisque le NFT n’est qu’un certificat technique, la nature et l’étendue des droits réels qu’il confère à son détenteur (droit de reproduction, d’usage, de revente) sont floues. Il est donc fondamental qu’un « contrat d’appui » accompagne l’émission et la cession de tout NFT. Ce document juridique doit définir précisément les droits et obligations de chaque partie : l’émetteur, le vendeur, l’acheteur. Sans ce contrat, l’acquéreur d’un NFT pourrait se retrouver propriétaire d’une simple ligne de code sans aucune prérogative juridique sur l’œuvre ou le bien qu’il pense avoir acquis.
La démarche extrinsèque : l’influence des régimes juridiques existants
Au-delà de leur nature intrinsèque, la qualification des actifs numériques doit aussi tenir compte du contexte dans lequel ils s’insèrent. Leur confrontation avec des corps de règles établis, comme le droit de la famille ou le droit de l’indivision, oblige à des adaptations et soulève des questions pratiques inédites.
Actifs numériques et droit des régimes matrimoniaux (biens propres, communs)
Pour un couple marié sous le régime de la communauté légale, la question se pose de savoir si un portefeuille de crypto-actifs est un bien commun ou un bien propre à l’un des époux. Le principe est que tout bien acquis pendant le mariage est commun. Sauf à prouver que l’acquisition a été financée par des fonds propres (issus d’un héritage, d’une donation, ou détenus avant le mariage) avec une déclaration de remploi en bonne et due forme, les actifs numériques seront considérés comme communs. La situation se complexifie avec les « forks » (bifurcations de blockchain créant une nouvelle crypto-monnaie) ou les récompenses de « minage ». S’agit-il de fruits qui tombent dans la communauté, ou d’accessoires qui suivent la qualification du bien principal ? L’analogie avec les valeurs mobilières est souvent tentante, mais ses justifications ne sont pas toujours transposables.
Actifs numériques et indivision : gestion et pouvoirs des créanciers
La gestion d’actifs numériques en indivision (suite à une succession ou une acquisition en commun) est un véritable défi pratique. Le pouvoir de gestion est souvent concentré entre les mains de celui qui détient les clés privées ou les codes d’accès à la plateforme d’échange. Cette maîtrise de fait confère une jouissance privative et peut paralyser les droits des autres indivisaires. Pour sécuriser la gestion, la mise en place d’un système de « multisignatures », exigeant l’accord de plusieurs personnes pour valider une transaction, est une solution technique à privilégier. De même, pour les créanciers, la saisie d’actifs numériques reste complexe. Si les actifs sont détenus sur une plateforme identifiée, la saisie est envisageable. Mais si le débiteur détient lui-même ses clés sur un portefeuille matériel, l’appréhension effective des actifs dépendra de sa coopération.
La qualification juridique des actifs numériques est une matière en construction, à la croisée du droit et de la technologie. Chaque situation exige une analyse au cas par cas pour déterminer la nature de l’actif, les droits qui y sont attachés et le régime juridique applicable. Pour sécuriser vos investissements et vos opérations, l’accompagnement par un cabinet d’avocats est une précaution indispensable.
Sources
- Code monétaire et financier, notamment les articles L. 54-10-1 et suivants.
- Règlement (UE) 2023/1114 du Parlement européen et du Conseil du 31 mai 2023 sur les marchés de crypto-actifs (MiCA).
- Code civil, notamment les articles relatifs au droit des biens, aux contrats et aux régimes matrimoniaux.