L’ouverture d’une procédure collective, qu’il s’agisse d’un redressement ou d’une liquidation judiciaire, marque un tournant difficile pour une entreprise et ses créanciers. Mais saviez-vous que les effets de cette procédure peuvent remonter dans le temps ? Des actes passés juste avant le jugement d’ouverture, notamment la constitution de garanties (sûretés), peuvent être remis en cause. Une hypothèque ou un gage que vous pensiez solide pourrait soudainement être invalidé.
Cette période critique, juste avant le jugement mais après que l’entreprise ait cessé ses paiements, est ce que l’on appelle la « période suspecte ». La loi encadre strictement les actes accomplis durant ce laps de temps pour protéger l’égalité entre les créanciers et éviter que le débiteur, aux abois, ne favorise certains au détriment des autres ou ne dilapide ses actifs. Comprendre les risques d’annulation qui pèsent sur les sûretés constituées pendant cette période est donc essentiel pour tout créancier. Nous allons examiner les deux principaux mécanismes d’annulation prévus par le Code de commerce : la nullité de plein droit et la nullité facultative.
La nullité de plein droit : quand la sûreté est automatiquement annulée (Art. L.632-1 C. com.)
Imaginez la mauvaise surprise : la garantie obtenue sur les biens de votre débiteur pour sécuriser une ancienne dette est déclarée nulle, simplement parce qu’elle a été accordée trop tard, alors que l’entreprise était déjà en difficulté financière avérée. C’est le risque majeur couvert par la nullité de plein droit.
Le principe : garantir une dette ancienne avec une nouvelle sûreté
La règle fondamentale, posée par l’article L. 632-1, I, 6° du Code de commerce, est relativement directe. Est nulle de plein droit toute sûreté réelle conventionnelle (ou droit de rétention conventionnel) constituée par le débiteur sur ses biens pendant la période suspecte, si elle vient garantir une dette née avant la constitution de cette sûreté.
Pour que cette nullité s’applique, deux conditions doivent être réunies :
- La sûreté (hypothèque, gage, nantissement…) doit avoir été constituée après la date de cessation des paiements fixée par le tribunal.
- La dette que cette sûreté garantit doit être antérieure à la date de constitution de la sûreté elle-même.
Par exemple, une entreprise accorde une hypothèque à sa banque en mars pour garantir le remboursement d’un prêt contracté en janvier. Si le tribunal fixe ultérieurement la date de cessation des paiements à février, cette hypothèque, bien que formalisée en mars, sera nulle de plein droit car elle garantit une dette (le prêt de janvier) antérieure à sa propre constitution et a été créée pendant la période suspecte (postérieure à février). Peu importe que la dette garantie ne soit pas encore échue au moment où la sûreté est consentie.
Il est important de noter que ce régime de nullités de la période suspecte ne s’applique pas lorsque l’entreprise fait l’objet d’une procédure de sauvegarde. En effet, la sauvegarde est ouverte à une entreprise qui n’est pas en état de cessation des paiements. La période suspecte n’existe donc logiquement pas avant un jugement de sauvegarde.
Quelles sûretés sont concernées ?
La loi vise large pour assurer l’égalité entre créanciers. L’ordonnance du 15 septembre 2021 a d’ailleurs élargi le champ d’application. Sont principalement concernées par cette nullité automatique :
- Les sûretés conventionnelles : Il s’agit de toutes les garanties accordées par contrat par le débiteur sur ses biens ou droits. Cela inclut les hypothèques conventionnelles, les gages (avec ou sans dépossession), les nantissements (de fonds de commerce, de parts sociales, de matériels, etc.), et même un droit de rétention accordé par contrat. La nullité peut aussi frapper une contre-garantie obtenue par celui qui a lui-même accordé une garantie autonome pour le compte du débiteur.
- Les sûretés judiciaires : Les hypothèques judiciaires (obtenues suite à une décision de justice) ou les nantissements judiciaires (sur fonds de commerce, parts sociales…) inscrits pendant la période suspecte pour garantir une dette antérieure sont également nuls de plein droit. La loi s’applique même si ces sûretés ont été prises contre la volonté du débiteur. L’objectif est bien d’empêcher qu’un créancier obtienne un avantage indu durant cette période, que ce soit avec ou sans l’accord de l’entreprise en difficulté.
- Certaines sûretés légales : Avant la réforme de 2021, l’hypothèque légale des époux était spécifiquement visée. Désormais, c’est surtout l’hypothèque légale attachée aux jugements de condamnation qui est expressément mentionnée par l’article L. 632-1, I, 7° du Code de commerce. Si un jugement condamnant l’entreprise est obtenu pendant la période suspecte et donne lieu à une inscription hypothécaire pour garantir une dette antérieure, cette inscription sera nulle. En revanche, si le jugement est antérieur à la cessation des paiements, l’hypothèque qui en découle est valable même si elle n’est inscrite qu’après cette date (mais avant le jugement d’ouverture, voir l’article sur l’arrêt des inscriptions).
Les exceptions importantes à connaître
La règle de la nullité de droit n’est pas absolue et comporte des tempéraments notables qu’il est essentiel de connaître.
- La substitution de garantie : La nullité ne s’applique pas si la nouvelle sûreté constituée pendant la période suspecte vient en remplacer une autre, antérieure, à condition que cette nouvelle garantie ne soit pas supérieure en nature ou en assiette à celle qu’elle remplace. L’article L. 632-1, I, 6° consacre cette solution issue de la jurisprudence : l’idée est qu’il n’y a pas de nouvelle faveur accordée au créancier ni d’appauvrissement pour les autres si l’on remplace une garantie par une autre équivalente. Par exemple, une banque qui accepte la mainlevée d’une hypothèque sur un immeuble vendu par le débiteur peut valablement prendre une nouvelle hypothèque sur le bien acquis en remplacement, si sa valeur et sa nature sont comparables. L’équivalence s’apprécie au moment de la substitution.
- La cession Dailly de créances professionnelles : Ce mécanisme (articles L. 313-23 et suivants du Code monétaire et financier), bien que pouvant servir de garantie, bénéficie d’un régime particulier. La jurisprudence, désormais confirmée par la loi (article L. 632-1, I, 6° in fine), a toujours eu tendance à l’exclure du champ des nullités de droit lorsqu’elle est réalisée à titre de garantie pendant la période suspecte, surtout si elle intervient en exécution d’un contrat-cadre signé avant la cessation des paiements. L’argument principal est que le cessionnaire (la banque le plus souvent) n’acquiert que provisoirement la propriété des créances cédées. Cependant, attention : cette cession Dailly peut être annulée si elle sert à éteindre une dette non échue ou constitue un paiement préférentiel anormal pendant la période suspecte.
- La fiducie-sûreté et le gage-espèces : Initialement traitée plus sévèrement, la fiducie-sûreté est désormais alignée sur les autres sûretés. Elle n’encourt la nullité automatique que si elle a été constituée pendant la période suspecte pour garantir une dette antérieure (article L. 632-1, I, 10°). Il en va de même pour la recharge d’une fiducie-sûreté existante (article L. 632-1, I, 11°) ou pour le gage-espèces (désormais « cession de somme d’argent à titre de garantie », articles 2374 et suivants du Code civil). Un gage-espèces constitué après le jugement d’ouverture ne peut en aucun cas servir à garantir des dettes antérieures.
Un autre point de vigilance concerne l’interdiction de l’accroissement de l’assiette d’une sûreté après le jugement d’ouverture (article L. 622-21, IV). Même si la sûreté initiale est valable, on ne peut plus ajouter de nouveaux biens ou droits pour la renforcer une fois la procédure ouverte (par exemple, ajouter des titres dans un compte nanti). Cette interdiction vise notamment la fiducie-sûreté, le nantissement de compte ordinaire ou la cession de créances futures. Là encore, la cession Dailly bénéficie d’une exception si elle s’inscrit dans un contrat-cadre antérieur.
La nullité facultative : quand l’annulation dépend de la connaissance du créancier (Art. L.632-2 C. com.)
Même si une sûreté échappe à la nullité automatique (parce qu’elle garantit une dette née en même temps qu’elle, ou parce qu’elle bénéficie d’une exception comme la cession Dailly via contrat-cadre), elle n’est pas pour autant définitivement à l’abri. Elle peut encore être annulée par le tribunal si certaines conditions sont remplies.
Le principe : agir en connaissance de cause
L’article L. 632-2 du Code de commerce permet au tribunal d’annuler tout acte « à titre onéreux » accompli pendant la période suspecte (comme la constitution d’une sûreté) si celui qui a traité avec le débiteur (le créancier bénéficiaire de la garantie) avait connaissance de l’état de cessation des paiements.
Contrairement à la nullité de droit, l’annulation n’est pas automatique. Elle est laissée à l’appréciation du juge. L’élément déterminant est la connaissance par le créancier des difficultés insurmontables de son débiteur au moment où il reçoit la garantie.
Mais comment prouver cette connaissance ? Il n’est pas nécessaire de démontrer une intention de nuire ou une mauvaise foi particulière du créancier. La simple connaissance de la situation irrémédiablement compromise de l’entreprise suffit. Les juges apprécient souverainement cet élément factuel, souvent déduit des relations d’affaires entre les parties (par exemple, une banque qui suit les comptes de l’entreprise au jour le jour peut difficilement ignorer une dégradation brutale et persistante de la trésorerie).
Exemples concrets d’application
Deux situations illustrent bien l’application de cette nullité facultative :
- L’hypothèque pour autrui (ou cautionnement hypothécaire) : Il s’agit du cas où une personne (souvent une filiale ou le dirigeant) affecte un de ses biens en garantie de la dette d’une autre personne (la société mère, par exemple). Cette sûreté échappe à la nullité de droit car elle ne garantit pas directement une dette du constituant. Cependant, elle peut être annulée sur le fondement de l’article L. 632-2 si le créancier (la banque) savait que le constituant (la filiale) était en état de cessation des paiements au moment où l’hypothèque a été prise sur ses biens. Peu importe qu’une promesse antérieure ait existé.
- La cession Dailly à titre de garantie : Même si elle échappe souvent à la nullité de droit (voir plus haut), une cession Dailly intervenant pendant la période suspecte peut être annulée facultativement si la banque cessionnaire connaissait l’état de cessation des paiements du cédant. Cette connaissance peut être présumée si la banque entretient des relations d’affaires permanentes et suivies avec l’entreprise. Toutefois, la jurisprudence limite fortement cette possibilité : si les cessions Dailly, même postérieures à la cessation des paiements, interviennent en exécution d’une convention-cadre signée avant cette date, elles sont considérées comme l’exécution d’un accord antérieur et échappent à l’annulation facultative. C’est la date de la convention-cadre qui compte.
Que faire si votre sûreté est contestée ?
La contestation d’une sûreté pour cause de période suspecte est une action menée par le mandataire judiciaire (liquidateur ou parfois administrateur) au nom de l’intérêt collectif des créanciers. Les enjeux sont importants :
- La date clé : la cessation des paiements : Toute la discussion repose sur la date de cessation des paiements fixée par le tribunal. Cette date peut elle-même faire l’objet de débats et être reportée en arrière (jusqu’à 18 mois avant le jugement d’ouverture, voire plus dans certains cas), ce qui peut faire entrer dans la période suspecte des actes que l’on croyait initialement valables.
- Le rôle de l’avocat : Si vous êtes créancier et que la validité de votre sûreté est remise en cause sur la base des nullités de la période suspecte, l’assistance d’un avocat maîtrisant le droit des entreprises en difficulté est indispensable. Il pourra analyser si les conditions de la nullité (de droit ou facultative) sont réunies, vérifier l’existence d’éventuelles exceptions (substitution, contrat-cadre Dailly…), et contester, si besoin, la date de cessation des paiements retenue.
- La conséquence de l’annulation : Si la nullité est prononcée, la sûreté disparaît rétroactivement. Le créancier perd son droit de préférence sur le bien qui était grevé et redevient un simple créancier chirographaire, partageant au « marc le franc » (c’est-à-dire proportionnellement au montant de sa créance) le produit de la vente des actifs avec tous les autres créanciers non privilégiés. Ses chances de recouvrement sont alors considérablement réduites.
La période suspecte est donc une zone de danger pour les garanties obtenues tardivement d’une entreprise en difficulté. Anticiper ces risques et s’assurer de la validité des sûretés prises est un élément essentiel de la gestion du risque client.
Si vous détenez une sûreté sur une entreprise en difficulté ou si vous craignez qu’une garantie que vous avez consentie soit remise en cause, une analyse juridique précoce est essentielle. Contactez notre cabinet pour évaluer votre situation.
Sources
- Code de commerce : articles L.632-1, L.632-2, L.622-7, L.622-21, L.622-34
- Code civil : articles 2374 et s. (gage-espèces / cession de somme d’argent), 1413, 1415 (régimes matrimoniaux), 2402 et s. (hypothèques légales)
- Code monétaire et financier : articles L.313-23 et s. (cession Dailly)