La transmission du patrimoine s’adapte en permanence aux nouvelles formes de richesse. Aujourd’hui, les actifs numériques, qu’il s’agisse de cryptomonnaies, de jetons non fongibles (NFT) ou d’autres instruments basés sur la blockchain, constituent une part croissante des patrimoines. Leur gestion et leur transmission à titre gratuit, par donation ou par legs, soulèvent des questions juridiques et fiscales inédites qui exigent une planification rigoureuse. Loin d’être une simple formalité, transmettre ces biens immatériels requiert une analyse approfondie et des précautions spécifiques pour sécuriser l’opération et en maîtriser les conséquences. Cet article s’inscrit dans notre dossier sur les actifs numériques : défis juridiques et solutions pratiques et vise à éclairer les détenteurs sur les stratégies de donation et de succession. L’anticipation de ces enjeux est un aspect fondamental de la gestion patrimoniale, un domaine où l’assistance d’un avocat compétent en droit commercial et des affaires est souvent déterminante.
Les donations d’actifs numériques : un acte sous haute vigilance
Organiser la donation d’actifs numériques implique de naviguer entre des qualifications juridiques incertaines, des défis techniques et une fiscalité en pleine construction. L’absence d’un cadre légal parfaitement stabilisé impose au donateur une vigilance accrue et le recours à un conseil avisé pour éviter les pièges et garantir l’efficacité de sa démarche libérale.
Les vérifications préalables essentielles (nature juridique, pouvoir de fait)
Avant toute opération, deux analyses fondamentales doivent être menées. La première concerne la qualification juridique de l’actif numérique à transmettre. S’agit-il d’un bien meuble incorporel, ce qui est le cas le plus fréquent pour les cryptomonnaies comme le Bitcoin ou les NFT, ou peut-il être assimilé à une monnaie ? La réponse conditionne le régime juridique et fiscal de la donation. Par exemple, le règlement européen MiCA qualifie certains « jetons de monnaie électronique » (e-MTs) de substituts à la monnaie fiduciaire. Une donation de tels jetons pourrait potentiellement être analysée comme un don de somme d’argent, soumis à un régime de rapport successoral nominaliste (article 860-1 du Code civil), ce qui peut être un avantage face à la volatilité. En revanche, pour la majorité des actifs numériques considérés comme des biens incorporels, ce sont les règles de droit commun de la donation qui prévalent.
La seconde vérification, tout aussi fondamentale, porte sur l’impact de la technologie sur le régime juridique des actifs numériques, et plus particulièrement sur la notion de « pouvoir de fait ». Un actif numérique n’est réellement détenu que par celui qui en possède la maîtrise technique, c’est-à-dire les clés cryptographiques privées ou les codes d’accès à la plateforme de conservation. Pour qu’une donation soit valable, le donateur doit se dépouiller de manière actuelle et irrévocable du bien donné. Cela implique un transfert complet et définitif de ce pouvoir de fait au donataire. Concrètement, l’opération peut se matérialiser par le virement des actifs vers un portefeuille (wallet) appartenant au donataire, ou par la transmission sécurisée des clés et identifiants. Il est fortement recommandé de réaliser cette opération en présence d’un notaire, qui pourra la constater dans l’acte, en annexant par exemple des captures d’écran horodatées du transfert pour en constituer la preuve.
La fiscalité des donations d’actifs numériques et la question de l’évaluation
Sur le plan fiscal, sauf règle spéciale, les donations d’actifs numériques sont soumises aux droits de mutation à titre gratuit. L’assiette de ces droits est, en application de l’article 666 du Code général des impôts (CGI), la valeur vénale du bien au jour de la donation. C’est ici que surgit une difficulté pratique majeure : l’évaluation de ces actifs. Pour les cryptomonnaies les plus courantes, il est possible de se référer à la moyenne des cours sur les principales plateformes d’échange au jour de l’acte. L’exercice est en revanche bien plus complexe pour les NFT ou les jetons plus rares, qui ne disposent pas d’un marché liquide. L’évaluation doit alors se faire au cas par cas, ce qui peut créer une incertitude. Une autre interrogation concerne les NFT : faut-il évaluer le jeton lui-même ou le bien (physique ou numérique) qu’il représente ? La seconde approche semble plus cohérente, mais le débat n’est pas tranché.
La stratégie de la donation avant cession pour optimiser la fiscalité
Une stratégie d’optimisation fiscale, connue sous le nom de « donation avant cession », peut être envisagée avec la plus grande prudence. Elle consiste pour un parent à donner des actifs numériques à son enfant, en profitant des abattements fiscaux (jusqu’à 100 000 euros par parent et par enfant tous les 15 ans). L’enfant, devenu propriétaire, peut ensuite céder ces actifs. La plus-value de cession sera alors calculée sur la base de la valeur des actifs au jour de la donation, et non au jour de l’acquisition initiale par le parent. Ce mécanisme peut permettre de purger une grande partie de la plus-value latente. Cependant, cette opération doit reposer sur une intention libérale réelle et ne pas être motivée par un but exclusivement fiscal. L’administration pourrait, dans le cas contraire, la requalifier en abus de droit fiscal sur le fondement de l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales, avec des pénalités potentiellement très lourdes. Il faut aussi noter que les abattements spécifiques pour les dons de sommes d’argent (prévus aux articles 790 G et 790 A bis du CGI) ne s’appliquent a priori pas aux donations de crypto-actifs, ces derniers étant majoritairement qualifiés de biens incorporels et non de monnaie.
Les dangers du don manuel d’actifs numériques
La facilité technique avec laquelle les actifs numériques peuvent être transférés d’un portefeuille à un autre encourage la pratique du don manuel, c’est-à-dire une donation sans acte formel. Bien que le don manuel de biens incorporels soit admis par la jurisprudence, cette pratique est à proscrire pour les actifs numériques. Elle présente des risques considérables. D’un point de vue fiscal, si le don est révélé tardivement à l’administration, les droits de donation seront calculés sur la valeur du bien au jour de la déclaration, qui peut être bien supérieure à sa valeur au jour du don, conformément à l’article 757 du CGI. D’un point de vue civil, l’absence d’acte complique la preuve de la date, de la valeur et de l’intention libérale, ouvrant la porte à de futurs contentieux familiaux. Même si un pacte adjoint peut être rédigé a posteriori pour formaliser le don, il ne possède pas les vertus stabilisatrices d’une donation notariée, notamment d’une donation-partage.
Le choix d’une donation aménagée ou d’une donation-partage
Pour sécuriser la transmission, le recours à un acte notarié est indispensable. La donation simple, par acte authentique, peut être aménagée pour contrer les effets de la volatilité. Des clauses spécifiques peuvent être insérées, comme une clause de rapport forfaitaire qui fixe la valeur du bien donné pour le calcul de la succession future, ou une clause de remploi qui oblige le donataire à convertir les actifs reçus en un bien moins volatil. Ces mécanismes permettent de limiter les déséquilibres futurs entre les héritiers.
Toutefois, la solution la plus protectrice demeure la donation-partage. Cet acte permet de donner et de répartir de son vivant ses biens entre ses héritiers présomptifs. Son avantage majeur, consacré par l’article 1078 du Code civil, est de figer la valeur des biens donnés au jour de l’acte pour le calcul de la réserve héréditaire et de la quotité disponible. Cette cristallisation des valeurs évite toute réévaluation au jour du décès, prévenant ainsi les conflits qui pourraient naître des fluctuations de valeur des actifs numériques. Elle apporte une sécurité juridique et une paix familiale inégalées, à condition que tous les héritiers réservataires reçoivent un lot et l’acceptent.
Les legs d’actifs numériques : anticiper la succession
Au-delà des donations, la présence d’actifs numériques dans un patrimoine impose d’anticiper leur transmission par voie de succession. Le testament devient alors l’outil central pour s’assurer que ses volontés seront respectées et, surtout, qu’elles pourront être techniquement exécutées.
La nature juridique de l’actif numérique et son impact sur le régime du legs
Comme pour les donations, la nature juridique de l’actif légué détermine son régime. Si l’actif est qualifié de monnaie, le legs est considéré comme un legs de somme d’argent, qui ne s’exécute qu’à concurrence de l’actif successoral net, comme le prévoit l’article 785 du Code civil. Dans la majorité des cas, l’actif numérique sera un bien incorporel faisant l’objet d’un legs particulier. La difficulté principale ne sera pas tant juridique que pratique : comment garantir que les héritiers ou légataires pourront effectivement prendre possession des actifs ? Les clés privées et les codes d’accès ne sont pas de simples « accessoires » du legs au sens de l’article 1018 du Code civil ; ils en sont la condition sine qua non d’exécution. Le testament doit donc impérativement prévoir un mécanisme sécurisé pour leur transmission.
Le choix de la forme du testament la plus adaptée (olographe, authentique, mystique, international)
Le choix de la forme testamentaire est stratégique. Inscrire directement des informations aussi sensibles que des clés privées dans un testament olographe (écrit à la main) ou même authentique (reçu par notaire) est extrêmement risqué en termes de sécurité et de confidentialité. Une erreur de transcription pourrait en outre rendre l’accès aux actifs impossible.
La solution la plus prudente consiste à ne pas mentionner les codes directement dans l’acte, mais à y indiquer le lieu où ils sont conservés de manière sécurisée (par exemple, dans un coffre-fort physique ou un coffre-fort numérique proposé par un tiers de confiance). Pour cette raison, deux formes testamentaires apparaissent particulièrement adaptées. Le testament mystique, rédigé par le testateur puis présenté clos et scellé à un notaire, garantit une confidentialité absolue. Le notaire dresse un acte de suscription mais ignore le contenu du document. Le testament international offre une souplesse et une sécurité similaires. Ces formes permettent de concilier l’expression de la volonté du testateur avec l’impératif de protection des accès à son patrimoine numérique.
La transmission à titre gratuit d’actifs numériques est un exercice complexe qui se situe au carrefour du droit patrimonial de la famille, de la fiscalité et de la technologie. Une démarche non préparée peut entraîner des contentieux importants et des pertes financières. Pour sécuriser vos donations ou préparer sereinement votre succession, l’accompagnement par un avocat est essentiel. Notre cabinet peut vous aider à analyser votre situation et à mettre en place les solutions les plus adaptées.
Sources
- Code civil
- Code monétaire et financier
- Code général des impôts