Un dossier d’instruction égaré, un délibéré qui s’éternise pendant deux ans, une expertise jamais ordonnée malgré des demandes répétées… Ces situations ne relèvent pas de la simple contrariété mais peuvent constituer un véritable dysfonctionnement du service public de la justice. Contrairement à une idée reçue, l’État n’est pas à l’abri de toute responsabilité dans ces cas, qu’il s’agisse de la responsabilité de l’État pour dysfonctionnement de la justice ou, dans des cas distincts, de celle des juges et magistrats. Le droit prévoit des mécanismes pour indemniser les justiciables victimes de tels dysfonctionnements. Quelles sont les conditions pour engager cette responsabilité et qui peut prétendre à une indemnisation?
Les fondements de la responsabilité de l’État
La responsabilité de l’État pour dysfonctionnement de la justice repose principalement sur l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire. Ce texte pose un principe solennel : « L’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. »
Ce principe n’a pas toujours existé. Historiquement, l’État bénéficiait d’une forme d’immunité dans l’exercice de sa fonction de justice. Cette conception a évolué progressivement. D’abord par la loi du 5 juillet 1972, qui a posé les bases de cette responsabilité. Puis par des évolutions jurisprudentielles successives, qui ont précisé et élargi les conditions d’engagement de cette responsabilité.
La jurisprudence de la Cour de cassation a notamment connu un tournant majeur avec l’arrêt d’Assemblée plénière du 23 février 2001, dit « Bolle-Laroche ». Cet arrêt a considérablement assoupli la notion de faute lourde, rendant plus accessibles les actions en responsabilité contre l’État.
Le droit européen a exercé une influence déterminante sur cette évolution. La Cour européenne des droits de l’homme a régulièrement condamné des États pour des dysfonctionnements judiciaires. Dans l’arrêt Kudla contre Pologne du 26 octobre 2000, elle a affirmé que les États devaient mettre à disposition des citoyens un recours effectif pour se plaindre de la durée excessive des procédures.
Plus récemment, la réforme instaurée par la loi du 18 novembre 2016 a explicitement introduit l’expression « service public de la justice » dans le Code de l’organisation judiciaire, renforçant cette conception.
Qui peut engager la responsabilité de l’État ?
Seuls les « usagers » du service public de la justice peuvent mettre en cause la responsabilité de l’État sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire. Cette notion a été précisée par une jurisprudence abondante.
Les parties à une procédure sont, par définition, des usagers du service public de la justice. Cela inclut le demandeur, le défendeur, mais aussi la partie civile dans une procédure pénale.
La jurisprudence a progressivement élargi cette notion. En 2008, la Cour de cassation a reconnu la qualité d’usager aux « victimes par ricochet ». Les parents d’une personne placée en détention provisoire et qui s’est suicidée peuvent ainsi demander réparation de leurs préjudices personnels.
L’ordre des avocats peut également agir comme usager lorsqu’est invoquée la violation d’un droit essentiel à l’exercice de la profession d’avocat, comme l’a jugé le tribunal de grande instance de Paris en 1999.
En revanche, certaines personnes ne sont pas considérées comme des usagers, mais comme des « collaborateurs » du service public de la justice. C’est le cas des mandataires judiciaires à la liquidation des entreprises ou des experts judiciaires. Pour ces collaborateurs, un régime de responsabilité distinct s’applique.
Les tiers absolus au service public de la justice bénéficient quant à eux d’un régime de responsabilité sans faute, plus favorable mais aux conditions d’application restrictives.
Un exemple concret : une personne mise en examen dans une affaire pénale est un usager du service public de la justice. Si son dossier est égaré, retardant considérablement la procédure, elle pourra agir sur le fondement de l’article L. 141-1 du COJ pour obtenir réparation.
Les conditions d’engagement de la responsabilité
L’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire prévoit que la responsabilité de l’État « n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice ». Ces deux notions constituent les conditions essentielles de cette responsabilité.
La faute lourde
La notion de faute lourde a été redéfinie par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation dans son arrêt du 23 février 2001. Elle est désormais entendue comme « toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi ».
- Un délai d’audiencement anormalement long
- L’inaction prolongée d’un juge d’instruction
- La disparition d’un dossier pénal
- Un délibéré qui s’éternise pendant plus d’un an
- Le non-respect de garanties procédurales fondamentales
Il est important de noter que plusieurs négligences, qui prises isolément ne constitueraient pas une faute lourde, peuvent, par leur cumul, caractériser un fonctionnement défectueux du service public de la justice.
Le déni de justice
Le déni de justice constitue la seconde voie pour engager la responsabilité de l’État. Défini à l’article L. 141-3 du code de l’organisation judiciaire, il s’entend du refus de répondre aux requêtes ou de la négligence à juger les affaires en état de l’être.
Mais la jurisprudence lui a donné un sens plus large : le manquement de l’État à son devoir de protection juridictionnelle. Le non-respect d’un délai raisonnable pour juger une affaire constitue l’exemple type du déni de justice au sens large.
Preuve, préjudice et lien de causalité
Pour obtenir réparation, le demandeur doit prouver l’existence :
- D’une faute lourde ou d’un déni de justice
- D’un préjudice direct et certain
- D’un lien de causalité entre le dysfonctionnement et le préjudice subi
La charge de la preuve repose sur le demandeur. Le préjudice peut être matériel (perte financière) ou moral (atteinte à l’honneur, anxiété).
La jurisprudence exige également que le demandeur ait préalablement exercé les voies de recours disponibles, lorsque celles-ci auraient pu permettre de réparer le dysfonctionnement allégué.
Aspects pratiques
L’action en responsabilité est soumise à la prescription quadriennale prévue par la loi du 31 décembre 1968. Le délai commence à courir le premier jour de l’année suivant celle où les droits ont été acquis.
La compétence pour connaître de ces actions appartient au tribunal judiciaire, le tribunal d’instance si la demande est inférieure à 10 000 euros, le tribunal de grande instance au-delà.
En pratique, les actions sont généralement portées devant le tribunal judiciaire de Paris, qui a développé une expertise particulière en la matière.
Un point important : cette action vise à obtenir réparation et non à remettre en cause la décision juridictionnelle elle-même. L’autorité de la chose jugée n’est pas affectée par une éventuelle condamnation de l’État.
Les régimes spéciaux de responsabilité
À côté du régime général de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, il existe des régimes spéciaux de responsabilité de l’État, notamment :
- L’indemnisation pour les délais déraisonnables de procédure, à distinguer de l’indemnisation pour détention provisoire injustifiée (articles 149 à 150 du code de procédure pénale)
- La réparation en cas de révision d’une condamnation pénale (article 626 du code de procédure pénale)
- La responsabilité particulière en matière de tutelle des mineurs et de protection des majeurs (articles 412 et 421 du code civil)
Ces régimes, plus favorables aux victimes, n’exigent pas la preuve d’une faute lourde ou d’un déni de justice.
Enfin, les justiciables peuvent saisir la Cour européenne des droits de l’homme pour obtenir une « satisfaction équitable » en cas de violation de leurs droits fondamentaux par le fonctionnement de la justice, notamment le droit d’être jugé dans un délai raisonnable.
Le bilan des actions en responsabilité contre l’État montre une augmentation significative ces dernières années. Le rapport annuel du ministère de la Justice indique une hausse constante du nombre de recours et des montants d’indemnisation accordés.
Notre cabinet accompagne les victimes de dysfonctionnements judiciaires dans leurs démarches d’indemnisation. Si vous estimez avoir subi un préjudice du fait d’une faute lourde ou d’un déni de justice, nous pouvons analyser votre situation et déterminer si les conditions d’engagement de la responsabilité de l’État sont réunies dans votre cas.
Sources
- Code de l’organisation judiciaire, notamment les articles L. 141-1 à L. 141-3
- Code de procédure pénale, articles 149 à 150 et 626
- Code civil, articles 412 et 421
- Arrêt d’Assemblée plénière de la Cour de cassation du 23 février 2001
- Convention européenne des droits de l’homme, article 6