Le secteur de la distribution automobile est, depuis longtemps, soumis à un encadrement juridique particulier en droit de la concurrence. La complexité de ses réseaux et l’interdépendance entre la vente de véhicules neufs et le marché de l’après-vente ont justifié la mise en place de règles spécifiques, distinctes du régime général. Pour les professionnels, qu’ils soient constructeurs, concessionnaires, réparateurs ou équipementiers, comprendre ces règles est un impératif pour sécuriser leurs activités. Un conseil juridique pertinent en matière de concurrence dans les réseaux de distribution automobile est donc essentiel. Cet article se propose d’analyser en détail le cadre actuel, en se concentrant sur le marché de l’après-vente, qui conserve un régime d’exception. Il s’inscrit dans notre analyse plus large sur le cas particulier du secteur automobile dans les restrictions verticales, offrant un éclairage technique sur ses subtilités.
L’évolution du cadre réglementaire pour le secteur automobile
Le droit européen de la concurrence applicable à l’automobile a connu une mutation profonde. D’un système très dérogatoire, il a évolué vers une approche duale, distinguant désormais clairement la vente de véhicules neufs du marché des services et pièces de rechange. Cette transformation a forcé les acteurs du secteur à revoir leurs pratiques contractuelles et commerciales.
L’ancien régime (Règlement 31 juillet 2002)
Jusqu’en 2010, le secteur automobile était régi par le Règlement (CE) n° 1400/2002. Ce texte instaurait un régime d’exemption par catégorie unique qui couvrait à la fois la distribution de véhicules neufs et le marché de l’après-vente. Son approche était considérée comme particulièrement « dirigiste » : elle imposait des conditions strictes aux accords verticaux (accords entre entreprises situées à des niveaux différents de la chaîne de production ou de distribution) pour qu’ils puissent bénéficier d’une exemption à l’interdiction des ententes anticoncurrentielles posée par l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). L’objectif était de stimuler la concurrence intra-marque et de garantir un accès plus large des réparateurs indépendants au marché. Toutefois, ce cadre a été jugé trop rigide et parfois déconnecté des réalités économiques du secteur, ce qui a conduit à sa non-reconduction et à une refonte du système.
L’alignement sur le régime général pour la vente de véhicules neufs
À l’expiration du règlement de 2002, la Commission européenne a choisi de modifier son approche. Depuis le 1er juin 2010, les accords de distribution de véhicules neufs ne bénéficient plus d’une exemption sectorielle spécifique. Ils sont désormais soumis au régime général des restrictions verticales. Concrètement, cela signifie que leur validité au regard du droit de la concurrence est appréciée au travers du prisme du règlement général d’exemption par catégorie. Le texte de référence est aujourd’hui le Règlement (UE) 2022/720 régissant les restrictions verticales générales, qui pose des conditions plus souples, notamment en matière de seuils de parts de marché, pour bénéficier de l’exemption. Ce changement a offert une plus grande flexibilité contractuelle aux constructeurs pour organiser leurs réseaux de vente, mais a également nécessité une adaptation des contrats de concession pour se conformer à ce nouveau cadre.
Le régime spécifique actuel de l’après-vente automobile
Si la vente de véhicules neufs a rejoint le droit commun, le marché de l’après-vente, incluant la distribution de pièces de rechange et la fourniture de services de réparation et d’entretien, conserve un statut dérogatoire. La Commission a estimé que ce marché présentait des risques concurrentiels persistants, justifiant le maintien d’un cadre plus strict pour protéger les consommateurs et les opérateurs indépendants.
Le Règlement (UE) n° 461/2010 : champ d’application temporel et matériel
Le pilier de la réglementation de l’après-vente est le Règlement (UE) n° 461/2010. Contrairement à son prédécesseur, son champ d’application est strictement limité. Il ne concerne que les accords verticaux relatifs à l’achat, la vente ou la revente de pièces de rechange pour véhicules automobiles, ainsi que ceux portant sur la fourniture de services de réparation et d’entretien. L’objectif est clair : garantir une concurrence effective sur le marché secondaire, celui qui concerne le plus directement le consommateur tout au long de la vie de son véhicule. Entré en vigueur le 1er juin 2010, ce règlement était initialement prévu pour expirer le 31 mai 2023.
Les lignes directrices supplémentaires et la brochure explicative (2012)
Consciente de la complexité des règles et de la nécessité d’accompagner les acteurs du marché, la Commission a publié en 2012 des lignes directrices supplémentaires spécifiques au secteur automobile. Ces dernières viennent compléter les lignes directrices générales sur les restrictions verticales. Elles fournissent des interprétations et des exemples concrets sur l’application du règlement 461/2010, notamment sur des questions sensibles comme l’accès à l’information technique, la définition des pièces de rechange d’origine et de qualité équivalente, ou encore l’utilisation des outils de diagnostic. Une brochure explicative a également été diffusée pour vulgariser ces principes auprès des entreprises et des consommateurs, démontrant une volonté pédagogique des instances européennes.
La reconduction du règlement d’exemption (Règl. (UE) 2023/822, Lignes directrices 2023/1331)
À l’approche de l’échéance de 2023, la Commission a mené une évaluation approfondie du dispositif. Le constat fut que les conditions de concurrence sur le marché de l’après-vente n’avaient pas fondamentalement changé et que les risques de verrouillage du marché par les constructeurs demeuraient. Par conséquent, le Règlement (UE) 2023/822 a été adopté, prolongeant la durée de validité du règlement 461/2010 pour une période de cinq ans, soit jusqu’au 31 mai 2028. De nouvelles lignes directrices (2023/C 133 I/01) ont également été publiées pour tenir compte des évolutions du marché, notamment la digitalisation croissante, l’accès aux données des véhicules connectés et l’essor des nouvelles motorisations. La reconduction de ce régime témoigne de l’importance continue accordée à la préservation d’un écosystème concurrentiel pour l’entretien et la réparation automobile.
Les restrictions caractérisées spécifiques à l’après-vente
Le règlement 461/2010 identifie une liste de « restrictions caractérisées » (ou « hardcore restrictions »). La présence d’une seule de ces clauses dans un accord le prive automatiquement du bénéfice de l’exemption par catégorie. Ces interdictions visent à démanteler les barrières les plus directes à la concurrence sur le marché de l’après-vente.
Restriction de la vente de pièces de rechange aux réparateurs indépendants
Le règlement interdit toute clause qui restreindrait la vente de pièces de rechange par les membres d’un réseau agréé à des réparateurs indépendants. Un constructeur ne peut donc pas interdire à ses concessionnaires ou réparateurs agréés de fournir des pièces d’origine à des garages qui ne font pas partie de son réseau officiel. Cette mesure est fondamentale car elle permet aux réparateurs indépendants de proposer à leurs clients des réparations avec des pièces d’origine, les mettant ainsi en position de concurrencer directement les réseaux agréés. Tenter de créer un marché captif pour les pièces peut, dans certaines circonstances, s’apparenter à des pratiques d’abus de position dominante.
Restriction de la capacité des fabricants de pièces à vendre leurs produits
Est également considérée comme une restriction caractérisée toute tentative d’un constructeur automobile d’empêcher un équipementier qui lui fournit des composants (par exemple, des systèmes de freinage ou des filtres) de vendre ces mêmes pièces sur le marché indépendant. Le fournisseur de pièces de première monte doit rester libre de commercialiser ses produits auprès des grossistes, des détaillants ou directement des réparateurs indépendants. Cette disposition vise à garantir une pluralité de sources d’approvisionnement en pièces de qualité et à éviter que le constructeur ne contrôle indirectement la distribution des pièces qu’il n’a pas fabriquées lui-même.
Limitation de l’apposition de la marque du fabricant sur les pièces
Un constructeur ne peut interdire à un équipementier d’apposer sa propre marque ou son logo sur les pièces qu’il fabrique et livre pour la première monte. Cette règle, en apparence technique, est en réalité primordiale. Elle permet aux équipementiers de se forger une réputation de qualité sous leur propre nom sur le marché de la rechange. Un consommateur ou un réparateur peut ainsi choisir une pièce de marque « Bosch » ou « Valeo » en sachant qu’il s’agit du même fabricant qui fournit les constructeurs, favorisant une concurrence basée non seulement sur le prix mais aussi sur la réputation de la marque du fournisseur.
La protection des droits de dessins et modèles pour les pièces visibles
Le règlement aborde un point particulièrement conflictuel à l’intersection du droit de la concurrence et de la propriété intellectuelle : celui des pièces « visibles », comme les éléments de carrosserie (ailes, capots), les pare-chocs ou les phares. L’exemption de groupe ne s’applique pas aux accords par lesquels un constructeur chercherait à utiliser ses droits de propriété intellectuelle, notamment ses droits sur les dessins et modèles, pour empêcher un fabricant indépendant de produire et de commercialiser des pièces de rechange qui reproduisent l’apparence de l’original. Cette disposition est un arbitrage délicat. Elle vise à empêcher que le monopole conféré par un droit de propriété intellectuelle ne soit utilisé pour créer un monopole absolu sur le marché de la réparation, particulièrement pour les pièces dites « captives ». La gestion de la protection des dessins et modèles pour les produits est donc un enjeu stratégique pour les équipementiers.
Retrait d’exemption et non-application du règlement
Même si un accord ne contient aucune restriction caractérisée, le bénéfice de l’exemption n’est pas absolu. Le cadre réglementaire prévoit des mécanismes de contrôle a posteriori pour traiter les situations où, en dépit d’une conformité formelle, des effets anticoncurrentiels apparaissent.
Les conditions de retrait par la Commission ou les autorités nationales
La Commission européenne ou une autorité nationale de concurrence (comme l’Autorité de la concurrence en France) peut décider de retirer le bénéfice de l’exemption à un accord particulier. Cette procédure peut être enclenchée si, après analyse, il s’avère que l’accord en question produit des effets incompatibles avec les principes fondamentaux du droit de la concurrence, même s’il remplit les conditions du règlement 461/2010. Le retrait est une mesure individuelle, qui vise un accord spécifique et ne remet pas en cause le règlement lui-même. Il peut être utilisé, par exemple, pour sanctionner un réseau dont les pratiques, sans être explicitement interdites, aboutissent dans les faits à exclure les concurrents du marché.
La non-application du règlement en cas d’effets cumulatifs significatifs
Un second mécanisme, plus radical, est celui de la non-application. Il ne vise pas un accord isolé, mais une situation de marché. Si sur un marché pertinent, des réseaux parallèles d’accords similaires (par exemple, des clauses de non-concurrence ou des obligations d’achat exclusif) couvrent plus de 50% de ce marché, la Commission peut adopter un règlement déclarant que le règlement d’exemption 461/2010 ne s’applique plus sur ce marché spécifique. Cette mesure puissante est conçue pour remédier à un « effet de verrouillage » du marché, où la multitude d’accords individuellement acceptables crée collectivement une barrière quasi infranchissable pour les nouveaux entrants ou les concurrents existants.
La réglementation de l’après-vente automobile demeure un domaine juridique dense, marqué par un équilibre subtil entre la liberté contractuelle et la nécessité de préserver une concurrence ouverte. Pour les entreprises du secteur, une vigilance constante est requise pour assurer la conformité de leurs contrats et de leurs pratiques. Si vous êtes confronté à des problématiques liées à l’organisation de votre réseau ou à l’application de ces règles, contactez notre cabinet pour une analyse sur mesure de votre situation.
Sources
- Règlement (UE) n° 461/2010 de la Commission du 27 mai 2010 concernant l’application de l’article 101, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne à des catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées dans le secteur automobile.
- Règlement (UE) 2023/822 de la Commission du 17 avril 2023 modifiant le règlement (UE) n° 461/2010 en ce qui concerne sa durée de validité.
- Communication de la Commission – Lignes directrices concernant les restrictions verticales dans les accords de vente et de réparation de véhicules automobiles et de distribution de pièces de rechange pour véhicules automobiles (2023/C 133 I/01).
- Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), notamment l’article 101.