Le monde maritime fascine, avec ses navires sillonnant les océans pour le commerce ou le loisir. Mais derrière l’image d’aventure, un navire représente surtout un investissement considérable et un actif économique majeur. Comme tout bien de grande valeur, il peut servir de garantie pour obtenir des financements. Pour les créanciers – banques, chantiers navals, investisseurs – il est fondamental de sécuriser leurs prêts ou leurs créances. Le droit maritime a développé des outils spécifiques à cet effet, parmi lesquels l’hypothèque maritime occupe une place centrale.
Bien plus qu’un simple bien meuble, le navire est un instrument de crédit. L’armateur, qu’il exploite un unique yacht ou une flotte de cargos, a besoin de financement pour construire, acquérir, entretenir ou exploiter ses bâtiments. L’hypothèque maritime est précisément cette sûreté qui permet d’affecter le navire lui-même en garantie d’une dette, sans pour autant en déposséder son propriétaire. Comment fonctionne cette garantie ? Qui peut la mettre en place ? Quels droits confère-t-elle au créancier ? Cet article vous apporte un éclairage sur les rouages de l’hypothèque maritime en droit français.
Qu’est-ce qu’une hypothèque maritime ?
L’hypothèque maritime est une sûreté réelle, c’est-à-dire qu’elle porte directement sur un bien – le navire – pour garantir le paiement d’une créance. Elle est dite conventionnelle, car elle naît obligatoirement d’un accord de volontés, d’un contrat entre le propriétaire du navire et son créancier. Elle ne peut pas résulter d’une décision de justice, contrairement à certaines hypothèques immobilières. Cette caractéristique simplifie son régime.
Son histoire en droit français est relativement récente. Longtemps, l’idée même d’hypothéquer un bien meuble comme un navire était rejetée. Il a fallu attendre la loi du 10 décembre 1874 pour que cette sûreté soit officiellement créée, répondant ainsi aux besoins croissants de financement du secteur maritime et alignant la France sur d’autres nations maritimes. Perfectionnée par des textes ultérieurs, notamment la grande refonte du droit maritime de 1967, l’hypothèque maritime est aujourd’hui régie principalement par la loi n° 67-5 du 3 janvier 1967 et son décret d’application du 27 octobre 1967, dont les dispositions pertinentes sont progressivement intégrées dans le Code des transports.
Quels navires peuvent être hypothéqués ? La loi vise les « navires et autres bâtiments de mer ». Cela inclut donc les navires de commerce, de pêche, de plaisance, mais aussi des engins comme les chalands, dragues, grues flottantes, ou même les plateformes d’exploration ou d’exploitation pétrolière. La condition essentielle est que le bâtiment soit francisé, c’est-à-dire enregistré sous pavillon français et titulaire d’un acte de francisation, ou qu’il soit en cours de francisation. La taille ou le tonnage du navire n’a plus d’importance aujourd’hui, contrairement à ce qui prévalait sous l’ancienne législation. Un petit bateau de plaisance peut donc être hypothéqué au même titre qu’un supertanker.
Il est également possible d’hypothéquer un navire en cours de construction. C’est même une pratique très courante, permettant au chantier naval ou à l’acheteur de garantir les financements nécessaires pendant la phase de construction, avant même que le navire ne soit achevé et pleinement opérationnel. L’hypothèque peut porter sur le navire entier ou seulement sur une part indivise de celui-ci, si le navire appartient à plusieurs copropriétaires.
Compte tenu du caractère international du transport maritime, la question de la loi applicable se pose fréquemment. Le principe général est celui de la compétence de la loi du pavillon du navire pour régir la constitution, la validité et les effets de l’hypothèque. Les conventions internationales, comme celle de Bruxelles de 1926 (toujours en vigueur en France) ou celle de Genève de 1993 (non encore ratifiée largement mais influente), reconnaissent la validité des hypothèques constituées conformément à la loi de l’État d’immatriculation, à condition qu’elles soient correctement inscrites sur un registre public. Le droit français admet ainsi la validité en France d’hypothèques constituées à l’étranger sur des navires étrangers, ou même sur des navires français.
Comment constituer une hypothèque maritime ?
La mise en place d’une hypothèque maritime obéit à des règles précises, tant sur le fond que sur la forme.
Les conditions de fond
Qui peut consentir une hypothèque ? Logiquement, seul le propriétaire du navire peut le faire. Celui-ci doit avoir la capacité juridique d’aliéner le bien, c’est-à-dire de le vendre. S’il s’agit d’une société, l’acte doit entrer dans son objet social. Fait intéressant, la jurisprudence a pu valider une hypothèque consentie par une société considérée comme fictive, estimant que la nullité de la société n’entraîne pas automatiquement la nullité de la sûreté consentie avant la déclaration de fictivité, sauf fraude. Cela montre la force de l’hypothèque comme droit attaché au navire lui-même.
Le propriétaire peut agir par l’intermédiaire d’un mandataire, mais celui-ci doit détenir un mandat spécial l’autorisant expressément à hypothéquer le navire. Un mandat général de gestion ne suffit pas. Même le dirigeant d’une société propriétaire doit, en principe, justifier d’un tel pouvoir spécifique pour que l’hypothèque soit opposable à la société. Le capitaine du navire, bien qu’ayant des pouvoirs étendus pour les besoins de l’expédition, ne peut hypothéquer le navire que s’il dispose d’un mandat exprès de l’armateur, sauf circonstances exceptionnelles et impossibilité de communiquer.
Lorsque le navire appartient à plusieurs personnes en copropriété (régime dit des « quirats » ou indivision classique), l’armateur-gérant ne peut hypothéquer le navire entier qu’avec l’accord d’une majorité représentant au moins les trois quarts de la valeur du navire. Chaque copropriétaire peut, en revanche, hypothéquer sa propre part indivise sans l’accord des autres, bien que la valeur et la liquidité d’une telle part soient plus incertaines.
Pour un navire en construction, l’hypothèque est consentie par celui qui en est propriétaire durant la construction : l’armateur si la construction se fait « par économie », ou le chantier naval si elle se fait « à forfait ». Une déclaration spécifique doit être faite auprès des autorités (aujourd’hui le service des douanes ou le guichet unique portuaire selon les cas) pour permettre une francisation provisoire et l’inscription de l’hypothèque.
Les conditions de forme et de publicité
L’hypothèque maritime est un acte solennel : elle doit impérativement être constatée par écrit, sous peine de nullité. Cet écrit peut être un acte authentique (notarié) ou un simple acte sous seing privé. Il est nécessaire d’en établir au moins deux originaux, car l’un d’eux devra être déposé pour l’inscription. L’acte peut contenir une clause « à ordre », permettant la transmission de l’hypothèque par simple endossement du titre, mais cette pratique est rare.
La simple signature de l’acte ne suffit pas. Pour que l’hypothèque produise ses effets à l’égard des tiers (autres créanciers, acheteur potentiel du navire, etc.), elle doit être publiée. Sans publicité, elle ne vaut qu’entre le créancier et le débiteur. Cette publicité est essentielle et assure la transparence.
La publicité se fait par une inscription sur un registre spécial. Historiquement tenu par les conservateurs des hypothèques maritimes au sein de l’administration des Douanes, la tenue de ce registre (intégré au registre unique des sûretés mobilières) a été transférée aux greffes des tribunaux de commerce depuis le 1er janvier 2022. L’inscription se fait au greffe dans le ressort duquel le navire est en construction ou immatriculé. Une mention de l’hypothèque est également portée sur la « fiche matricule » du navire, un document administratif qui retrace son identité et sa situation juridique.
Pour obtenir l’inscription, le créancier doit présenter au greffe l’original (ou une expédition si acte authentique) du titre constitutif de l’hypothèque, accompagné de documents appelés « bordereaux ». Ces bordereaux contiennent les informations essentielles : identité du créancier et du débiteur, date et nature du titre, montant de la créance garantie, désignation précise du navire, et élection de domicile du créancier. Certaines de ces mentions sont substantielles pour l’information des tiers.
Il existe aussi une forme de publicité « volante » : un état sommaire des inscriptions hypothécaires doit figurer parmi les papiers de bord du navire et être à jour à chaque départ. Cela permet aux personnes qui entrent en relation avec le navire en cours de voyage (fournisseurs dans un port étranger, par exemple) d’être informées de sa situation hypothécaire.
L’inscription conserve le droit du créancier pendant dix ans. Pour maintenir la garantie au-delà, l’inscription doit être renouvelée avant l’expiration de ce délai, sinon elle est périmée.
Quels sont les effets de l’hypothèque maritime ?
Une hypothèque valablement constituée et publiée confère au créancier des droits importants, qui visent à protéger sa créance en cas de défaillance du débiteur.
L’assiette de l’hypothèque
Sur quoi porte exactement l’hypothèque ? Elle grève le navire lui-même, c’est-à-dire sa coque, ses machines, mais aussi tous ses accessoires indispensables à sa navigation ou à son exploitation, comme les agrès (mâts, voiles, cordages…) et apparaux (ancres, chaînes, équipements de pont…). Sauf convention contraire, l’hypothèque s’étend automatiquement à tous les éléments qui viendraient s’ajouter ou remplacer des parties existantes après la constitution de la sûreté, comme un nouveau moteur.
Un point délicat concerne le matériel acheté à crédit et incorporé au navire, pour lequel le vendeur aurait pris une garantie spécifique comme un nantissement de matériel d’équipement. La jurisprudence a tranché en faveur du créancier hypothécaire, considérant que le nantissement sur un matériel destiné à être incorporé à un bâtiment de mer n’est pas opposable au titulaire de l’hypothèque maritime. Cette solution protège le créancier hypothécaire mais peut compliquer le financement d’équipements additionnels pour l’armateur. En revanche, si un fournisseur a vendu un équipement (comme un moteur) avec une clause de réserve de propriété, cette clause prime l’hypothèque : le bien n’étant jamais devenu la propriété de l’armateur, il ne peut entrer dans l’assiette de la garantie.
L’hypothèque ne s’étend pas au fret (le prix du transport) gagné par le navire. C’est une différence notable avec certains privilèges maritimes.
En revanche, le droit français applique le mécanisme de la subrogation réelle. Si le navire est perdu ou endommagé, les droits du créancier hypothécaire se reportent sur certaines indemnités qui viennent remplacer la valeur du bien dans le patrimoine du débiteur. Sont principalement visées les indemnités d’assurance-corps (assurance couvrant les dommages au navire lui-même). Les assureurs sont souvent informés de l’existence des hypothèques et peuvent même s’engager à payer directement le créancier, bien que la loi précise que les paiements faits de bonne foi par l’assureur à l’armateur sont libératoires. La subrogation joue aussi pour les indemnités dues par un tiers responsable d’un dommage au navire, pour les contributions d’avaries communes reçues par l’armateur, ou pour certaines rémunérations d’assistance ou de sauvetage.
Les prérogatives du créancier hypothécaire
Le créancier dont l’hypothèque est inscrite dispose de trois prérogatives essentielles :
- Des mesures de protection : Le créancier peut agir pour préserver la valeur de son gage. Il peut utiliser l’action paulienne si le débiteur tente frauduleusement de faire échapper le navire à ses poursuites, même si le débiteur n’est pas insolvable. Il peut aussi s’opposer à des actes matériels (dégradations volontaires) ou juridiques (navigation excessivement périlleuse non prévue) qui diminueraient significativement la valeur du navire ou compromettraient gravement sa situation. La loi interdit spécifiquement toute opération visant à faire perdre au navire sa francisation (par exemple, une vente simulée à un étranger) sans l’accord des créanciers hypothécaires, sous peine de nullité de l’acte et de sanctions pénales (abus de confiance) si l’intention frauduleuse est prouvée. Cela n’empêche pas une vente réelle à l’étranger si les droits des créanciers sont sauvegardés (remboursement ou accord pour transfert de l’hypothèque).
- Un droit de préférence : C’est le cœur de la garantie. En cas de non-paiement de la dette, le créancier hypothécaire a le droit de faire saisir le navire et de le faire vendre aux enchères judiciaires. Sur le prix obtenu lors de la vente, il sera payé avant les autres créanciers, dits chirographaires (non garantis), et avant les créanciers bénéficiant de privilèges de « second rang ». Son rang par rapport aux autres créanciers hypothécaires est déterminé par la date d’inscription de son hypothèque : le premier inscrit est le premier payé (« prior tempore, potior jure »). Les hypothèques inscrites le même jour viennent en concurrence. Attention cependant : certains privilèges maritimes dits « de premier rang » (frais de justice, salaires de l’équipage, assistance, etc.) priment toujours l’hypothèque, même si celle-ci a été inscrite avant la naissance du privilège. Pour une analyse détaillée de ces garanties prioritaires et de leur hiérarchie, nous vous invitons à consulter notre article dédié aux privilèges maritimes.
- Un droit de suite : L’hypothèque « suit » le navire, même s’il change de propriétaire. Si l’armateur vend le navire hypothéqué sans rembourser la dette garantie, le créancier peut toujours saisir le navire entre les mains du nouvel acquéreur pour le faire vendre et se faire payer sur le prix. C’est une prérogative très forte. Pour protéger les acquéreurs de bonne foi, la loi a prévu une procédure dite de « purge ». L’acquéreur peut notifier aux créanciers inscrits son acquisition et proposer de payer les dettes hypothécaires jusqu’à concurrence du prix d’achat. Les créanciers ont alors le choix : accepter l’offre (ce qui libère le navire de l’hypothèque) ou refuser et demander la mise aux enchères du navire en offrant un prix supérieur (surenchère du dixième). Le droit de suite s’éteint également si le navire fait l’objet d’une vente judiciaire, celle-ci ayant pour effet de « purger » toutes les sûretés antérieures. Une vente judiciaire à l’étranger n’a cependant pas automatiquement cet effet en France.
Comment l’hypothèque maritime prend-elle fin ?
Comme toute sûreté, l’hypothèque maritime n’est pas éternelle. Elle disparaît principalement avec l’extinction de la dette qu’elle garantit : si le prêt est remboursé, l’hypothèque n’a plus de raison d’être.
Elle peut aussi s’éteindre par la renonciation expresse du créancier, par l’accomplissement de la procédure de purge par un acquéreur, ou par la prescription (bien que la prescription de l’action en paiement de la dette principale soit le cas le plus fréquent). La vente forcée du navire en justice met également fin à l’hypothèque. Enfin, cas très spécifique, la « prise » définitive du navire (capture en temps de guerre, par exemple) éteint l’hypothèque, mais pas sa confiscation par les tribunaux.
Une fois l’hypothèque éteinte pour l’une de ces raisons, il faut procéder à sa radiation sur le registre des sûretés mobilières. Cette radiation peut être volontaire, si le créancier donne son accord (par acte authentique ou sous seing privé), ou judiciaire, si le créancier refuse abusivement la radiation alors que la dette est éteinte. La radiation est effectuée par le greffier et libère officiellement le navire de la charge que représentait l’hypothèque.
La mise en place ou la gestion d’une hypothèque maritime soulève des questions techniques précises. Pour sécuriser vos financements ou faire valoir vos droits de créancier, notre cabinet peut vous apporter un conseil adapté. Contactez-nous pour une analyse de votre situation.
Sources
- Loi n° 67-5 du 3 janvier 1967 portant statut des navires et autres bâtiments de mer (articles 43 et suivants).
- Décret n° 67-967 du 27 octobre 1967.
- Code des transports (articles R. 5114-14-8 et suivants).
- Code civil (principes généraux des hypothèques).
- Convention de Bruxelles du 10 avril 1926 pour l’unification de certaines règles relatives aux privilèges et hypothèques maritimes.