Les accords de distribution, et plus particulièrement les clauses d’exclusivité, sont au cœur de nombreuses stratégies commerciales. Ils permettent à un fournisseur d’organiser la commercialisation de ses produits et de s’assurer une présence efficace sur un marché. Cependant, ces contrats sont observés de près par les autorités de la concurrence, car ils peuvent facilement dériver vers des pratiques anticoncurrentielles. La frontière entre une organisation légitime de son réseau et une entente illicite est souvent ténue et largement façonnée par la jurisprudence. Comprendre ces nuances est essentiel pour sécuriser ses relations commerciales, une démarche où l’avis d’un avocat compétent en matière de concurrence déloyale et d’ententes peut faire toute la différence. Cet article propose une analyse approfondie des décisions de justice qui ont défini le cadre de ces pratiques, en complément de notre guide complet des restrictions verticales en droit de la concurrence.
Le principe de licéité des accords de distribution exclusive
Un contrat de distribution exclusive n’est pas, en soi, interdit. Le droit de la concurrence, tant au niveau européen que national, ne condamne pas la nature de l’accord, mais plutôt son objet ou ses effets restrictifs sur le jeu concurrentiel. Cette approche pragmatique, qui consiste à évaluer l’impact réel de l’accord sur le marché, est la pierre angulaire de l’analyse. C’est en examinant ce bilan concurrentiel que l’on peut déterminer si l’accord est admissible. Le cadre moderne de cette évaluation est notamment défini par le Règlement (UE) 2022/720 sur les restrictions verticales, qui établit un régime d’exemption pour de nombreux accords.
Approche de l’Union européenne (CJCE Technique minière)
Dès 1966, dans l’affaire fondatrice Technique Minière, la Cour de Justice des Communautés Européennes (aujourd’hui la CJUE) a posé un principe fondamental. Pour qu’un accord tombe sous le coup de l’interdiction des ententes, il doit avoir « pour objet ou pour effet » d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence. La Cour a ainsi écarté une approche formaliste qui aurait condamné tous les accords d’exclusivité. Elle a imposé une analyse concrète : il faut examiner le contenu de l’accord, mais aussi et surtout son contexte économique et juridique. L’accord est-il réellement susceptible d’affecter le commerce entre États membres et de nuire à la concurrence ? C’est cette question qui guide depuis l’analyse des autorités européennes.
Approche française (règle de raison du Conseil de la concurrence)
Le droit français a adopté une démarche similaire, souvent qualifiée de « règle de raison ». Le Conseil de la concurrence, ancêtre de l’Autorité de la concurrence, a constamment jugé que les contrats de distribution exclusive ne sont pas illicites par principe. Pour être prohibé, l’accord doit non seulement contenir des clauses restrictives, mais aussi avoir un effet négatif identifiable sur la concurrence. L’analyse repose sur un « bilan concurrentiel ». L’autorité évalue si les effets pro-concurrentiels de l’accord (comme l’amélioration de la distribution, la promotion de l’innovation ou le bénéfice pour le consommateur) l’emportent sur ses effets anticoncurrentiels (comme la fermeture du marché ou la hausse des prix). Si le bilan est globalement positif ou neutre, l’accord est jugé licite.
Les restrictions aux ventes des distributeurs et la protection territoriale absolue
Le point le plus sensible des contrats de distribution exclusive concerne sans doute la tentation pour le fournisseur de garantir à son distributeur une protection totale sur son territoire. Si l’idée de base est de motiver le distributeur à investir, cette protection ne peut être absolue. Les autorités de concurrence y voient une restriction caractérisée, visant à cloisonner les marchés nationaux et à éliminer la concurrence intra-marque.
Interdiction et jurisprudence de l’Union (Consten, Grundig, Hasselblad, Dunlop)
L’arrêt Consten et Grundig de 1966 est emblématique. Grundig, un fabricant allemand d’électronique, avait accordé une exclusivité à Consten pour la distribution de ses produits en France. Le contrat interdisait à Consten de réexporter les produits, et les distributeurs de Grundig dans les autres pays avaient une interdiction similaire d’exporter vers la France. La Cour a jugé cet arrangement illégal, car il créait une protection territoriale absolue. Son objectif était d’empêcher les importations parallèles, c’est-à-dire les ventes réalisées en France par d’autres revendeurs européens qui se seraient approvisionnés auprès de Grundig. En empêchant ces importations, l’accord éliminait toute concurrence sur les produits Grundig en France et maintenait des prix artificiellement élevés. Cette jurisprudence a été constamment réaffirmée, par exemple dans les affaires Hasselblad (matériel photographique) ou Dunlop (pneumatiques), où des systèmes complexes de surveillance et de pénalités étaient mis en place pour empêcher les exportations croisées entre distributeurs.
Condamnation et exemples nationaux (Magneti Marelli, Outils Wolf)
En France, cette approche est appliquée avec la même fermeté. Dans l’affaire Magneti Marelli, le Conseil de la concurrence a sanctionné un système de distribution de pièces de rechange automobiles qui, par le biais de primes et de remises différenciées, décourageait les concessionnaires d’un pays de vendre à des clients situés dans le territoire d’un autre concessionnaire. De même, dans la décision Outils Wolf, le fabricant d’outils de jardinage a été condamné pour avoir inséré dans ses contrats des clauses interdisant à ses distributeurs agréés de vendre les produits à d’autres revendeurs non agréés. Cette pratique visait à maîtriser entièrement le canal de distribution et à interdire de fait toute vente en dehors du réseau sélectif, ce qui revient à une forme de protection territoriale.
Les limites de l’interdiction : protection territoriale relative et politique de groupe (Honda, Viho)
L’interdiction n’est cependant pas sans nuances. Le droit de la concurrence distingue les ventes « actives » et les ventes « passives ». Un fournisseur peut interdire à son distributeur exclusif de solliciter activement des clients en dehors de son territoire (par de la publicité ciblée, des démarchages, etc.). En revanche, il ne peut lui interdire de répondre à des commandes spontanées émanant de clients situés hors de sa zone d’exclusivité. C’est ce qu’on appelle la protection territoriale « relative », qui est généralement admise. La jurisprudence Honda a, par exemple, sanctionné des pratiques qui, sous couvert d’interdire la vente active, aboutissaient en réalité à bloquer les ventes passives. Une autre limite importante a été clarifiée par l’arrêt Viho, qui concerne les « politiques de groupe ». La Cour a estimé que lorsque des filiales sont entièrement contrôlées par leur société mère et ne disposent d’aucune autonomie commerciale, elles forment une seule entité économique. Dans ce cas, l’interdiction pour une filiale de vendre sur le territoire d’une autre n’est pas une entente, mais une simple répartition interne des tâches au sein d’un même groupe.
La liberté tarifaire des distributeurs et les prix imposés
L’un des objectifs fondamentaux du droit de la concurrence est de garantir que les prix résultent du libre jeu de l’offre et de la demande. Toute pratique d’un fournisseur visant à dicter les prix de revente de ses distributeurs est donc examinée avec une méfiance particulière. Le distributeur doit rester libre de fixer ses propres prix de vente au consommateur final. Sur ce sujet, il est utile de consulter notre article dédié à la fixation des prix pour éviter les pièges de la revente à perte et des prix imposés.
Interdiction des prix minimaux/fixes et jurisprudence (Honda, Mercedes-Benz, Volkswagen)
Imposer un prix de revente minimal ou un prix fixe à un distributeur est l’une des restrictions les plus graves en droit de la concurrence. Elle supprime la concurrence par les prix entre les revendeurs d’une même marque (concurrence intra-marque), ce qui nuit directement au consommateur. La jurisprudence est constante sur ce point. Les affaires dans le secteur automobile sont nombreuses. La Commission européenne a sanctionné Volkswagen pour avoir exigé de ses concessionnaires italiens de ne pas vendre de voitures en dessous d’un certain prix à des clients venant d’Allemagne ou d’Autriche. De même, Mercedes-Benz a été condamnée pour avoir participé à une entente avec ses concessionnaires belges visant à limiter les rabais accordés aux clients. Les prix imposés ne sont pas toujours inscrits dans le contrat. Ils peuvent résulter de pressions, de menaces de résiliation, de retards de livraison ou de systèmes de primes qui incitent fortement à respecter un « prix conseillé ».
Licéité des prix maximaux et conseillés
À l’inverse, un fournisseur a le droit de communiquer des prix de revente « conseillés » ou d’imposer des prix de revente « maximaux ». L’idée est que ces pratiques peuvent être bénéfiques pour le consommateur, en luttant contre d’éventuels prix excessifs pratiqués par un distributeur qui jouirait d’un monopole local. Toutefois, cette permission est strictement encadrée. Le prix conseillé ou maximal ne doit pas se transformer, dans les faits, en un prix fixe. Si le fournisseur exerce des pressions ou met en place des incitations économiques (comme le fait de lier les remises au respect du prix conseillé), les autorités considéreront qu’il s’agit d’un prix imposé déguisé et la pratique sera condamnée.
La sélection des distributeurs et le principe d’objectivité
Tout producteur est en principe libre de choisir avec qui il souhaite contracter. La mise en place d’un réseau de distribution sélective, où seuls les revendeurs répondant à certains critères sont agréés, est une pratique commerciale courante et légitime. Elle se justifie notamment pour les produits de haute technicité ou de luxe qui nécessitent un environnement de vente particulier ou un service après-vente de qualité. Cependant, cette liberté de choix n’est pas absolue et doit respecter des principes d’objectivité et de non-discrimination.
Évolution de la jurisprudence sur le choix des concessionnaires (Seita)
La jurisprudence française, notamment dans l’affaire Seita (distribution des tabacs), a clarifié les conditions de validité des réseaux de distribution sélective. Pour être licite, un tel réseau doit reposer sur des critères de sélection qualitatifs, nécessaires pour préserver la nature du produit. Ces critères doivent être objectifs, c’est-à-dire fondés sur les qualifications professionnelles du revendeur, les caractéristiques de son point de vente ou la qualité de ses services. Ils doivent être définis de manière uniforme pour tous les candidats potentiels à l’agrément et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire. Par exemple, exiger la présence d’un personnel ayant suivi une formation technique spécifique est un critère qualitatif acceptable pour un produit complexe.
L’application discriminatoire des critères
Le point le plus litigieux est l’application de ces critères. Un fournisseur ne peut pas les utiliser comme un prétexte pour écarter arbitrairement certains distributeurs, notamment ceux qui sont connus pour leur politique de prix agressive ou ceux qui vendent principalement en ligne. Si un candidat remplit l’ensemble des conditions qualitatives objectives définies par le fournisseur, ce dernier doit en principe l’agréer. Un refus d’agrément ou une résiliation de contrat qui serait fondé non pas sur le non-respect des critères, mais sur une volonté d’évincer un acteur pour des raisons commerciales, serait considéré comme une pratique discriminatoire et anticoncurrentielle. Prouver une telle discrimination peut être complexe et nécessite une analyse factuelle détaillée des échanges entre les parties.
Accords de non-concurrence et d’achat exclusif
Les clauses de non-concurrence ou d’approvisionnement exclusif sont fréquentes dans les contrats de distribution. La première interdit au distributeur de vendre des produits concurrents, tandis que la seconde l’oblige à s’approvisionner pour un produit donné uniquement auprès de son fournisseur. Ces clauses peuvent être justifiées pour protéger le savoir-faire transmis ou pour garantir la concentration des efforts du distributeur sur la marque. Néanmoins, elles peuvent aussi avoir pour effet de verrouiller un marché, ce qui peut s’apparenter à des pratiques relevant de l’abus de position dominante si le fournisseur est un acteur majeur.
Effets restrictifs des accords isolés (tabac, chronotachygraphes, phonogrammes)
Un seul accord de ce type peut être anticoncurrentiel s’il est conclu par un fournisseur détenant une part de marché importante. En liant un distributeur clé par une clause d’exclusivité, le fournisseur peut priver ses concurrents d’un accès essentiel au marché. La jurisprudence a par exemple examiné de tels effets dans des secteurs variés comme celui des chronotachygraphes pour poids lourds ou la distribution de phonogrammes. L’analyse se concentre sur l’effet de « verrouillage » ou de « forclusion » du marché : les concurrents du fournisseur ont-ils encore des possibilités suffisantes et réalistes de vendre leurs produits aux consommateurs finals malgré cette exclusivité ?
Effets restrictifs cumulatifs (Delimitis, Langnese-Iglo)
Le risque le plus souvent analysé est celui des « effets cumulatifs ». Dans de nombreux marchés (comme celui de la bière ou des glaces), il est courant que la plupart des fournisseurs imposent des clauses d’exclusivité à leurs distributeurs (cafés, points de vente). Pris isolément, chaque contrat peut sembler anodin. Cependant, l’ensemble de ces contrats parallèles peut créer un « effet de réseau » qui rend l’entrée sur le marché extrêmement difficile pour un nouveau concurrent. La jurisprudence Delimitis (contrats de brasserie) a établi une méthode d’analyse en deux temps : d’abord, examiner si le marché est réellement verrouillé par la présence de nombreux accords similaires ; ensuite, déterminer la contribution significative du contrat du fournisseur en question à cet effet de verrouillage. L’affaire Langnese-Iglo (glaces) est une application célèbre de ce principe, où la Cour a confirmé que le réseau de contrats d’exclusivité d’Unilever empêchait les petits fabricants de glaces d’accéder aux points de vente et donc aux consommateurs.
La jurisprudence relative aux accords de distribution exclusive montre une recherche constante d’équilibre entre la liberté contractuelle et la protection de la concurrence. L’analyse est toujours factuelle et dépend du contexte économique de chaque accord. Pour une entreprise, naviguer dans ces eaux complexes sans l’assistance d’un professionnel peut s’avérer risqué. Les conséquences d’un accord mal rédigé peuvent aller de la nullité de la clause à de lourdes sanctions financières. Pour sécuriser vos contrats de distribution et vous assurer de leur conformité, prenez contact avec notre cabinet pour une analyse personnalisée.
Sources
- Article 101 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE)
- Règlement (UE) n° 2022/720 de la Commission du 10 mai 2022 concernant l’application de l’article 101, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne à des catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées.
- Livre IV du Code de commerce français, notamment les articles L. 420-1 et suivants.