Occuper une position dominante sur un marché n’est pas illégal. Mais en tirer profit pour adopter des comportements anticoncurrentiels est sanctionné par le droit français et européen. Ces pratiques sont qualifiées d’abus de position dominante et entraînent des amendes parfois colossales – jusqu’à 10% du chiffre d’affaires mondial des entreprises concernées. Pour tout dirigeant d’entreprise, comprendre ce cadre juridique est une nécessité pour assurer la protection juridique complète de votre entreprise.
L’article L. 420-2 du code de commerce et l’article 102 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) interdisent ces pratiques abusives, pour une compréhension globale du droit de la concurrence. Mais comment savoir si votre entreprise occupe une position dominante? Quels comportements sont considérés comme abusifs? L’analyse des autorités de concurrence se déroule en trois étapes clés que nous allons éclairer: déterminer le marché pertinent, caractériser la position dominante, puis qualifier l’abus, abordant notamment les diverses manifestations de l’abus de position dominante.
La détermination du marché pertinent, préalable indispensable
La notion de marché pertinent en droit de la concurrence
Le marché pertinent (ou marché en cause) constitue le cadre dans lequel s’exerce la concurrence entre entreprises. L’Autorité de la concurrence le définit comme « le lieu où se rencontrent l’offre et la demande pour un produit ou un service spécifique ».
Cette étape préalable est cruciale. Comme l’a confirmé la cour d’appel de Paris, « l’application de l’article L. 420-2 du code de commerce suppose de définir le marché pertinent afin de déterminer si l’entreprise en cause y occupe une position dominante » (Paris, 12 mai 2016, RG n° 2015/00301).
En pratique, la délimitation d’un marché permet d’identifier le périmètre à l’intérieur duquel s’exerce la concurrence et d’y apprécier le pouvoir de marché des entreprises. Sans cette délimitation, impossible d’établir l’existence d’une position dominante.
Le marché de produits ou services: le critère de substituabilité
Pour déterminer si des produits ou services appartiennent au même marché, les autorités de concurrence appliquent le critère de substituabilité. L’Autorité le définit comme « l’interchangeabilité des produits ou services en raison de leurs caractéristiques, de leur prix et de l’usage auquel ils sont destinés ».
En d’autres termes, se trouvent sur un même marché les produits que les consommateurs considèrent comme des alternatives entre lesquelles ils peuvent arbitrer. Par exemple, dans le secteur pharmaceutique, l’Autorité a considéré que les médicaments génériques composés du même principe actif sont substituables au médicament princeps.
L’analyse peut s’appuyer sur plusieurs critères:
- La nature et la fonction du produit: des produits différenciés mais ayant la même fonction peuvent être substituables. Ainsi, dans le secteur de l’accès à internet haut débit, le Conseil de la concurrence a considéré que le câble et l’ADSL appartiennent au même marché car ils offrent des fonctionnalités identiques.
- Les conditions d’utilisation: des conditions techniques d’utilisation différentes peuvent rendre non substituables des produits répondant à des besoins identiques. Les boules de pétanque de compétition présentent ainsi des spécificités par rapport aux boules de loisir.
- La structure de la demande: les marchés sont aussi analysés en tenant compte de l’identité et du comportement des clients. Dans le secteur pharmaceutique, l’Autorité distingue le marché de la ville (officines) et le marché hospitalier en raison de l’absence de substituabilité de la demande.
Dans certains cas, des critères quantitatifs complètent l’analyse, comme la comparaison des prix. Un écart de prix substantiel et durable entre différents produits constitue un indice de non-substituabilité.
Le marché géographique: facteurs de délimitation
Le marché géographique comprend le territoire sur lequel les entreprises proposent leurs biens ou services, et où les conditions de concurrence sont suffisamment homogènes. Sa délimitation s’appuie sur plusieurs critères:
- Le coût du transport: pour des produits pondéreux, l’incidence du coût de transport peut limiter l’étendue du marché géographique. La Cour de cassation a ainsi confirmé que les tuiles et briques fabriquées en Alsace n’étaient pas substituables aux autres en raison de « l’incidence contraignante du coût du transport » (Cass. com., 29 juin 1993).
- Les préférences des consommateurs: des considérations subjectives comme les préférences régionales ou l’attachement aux marques peuvent limiter la substituabilité géographique des produits.
- Le cadre réglementaire: certains marchés sont géographiquement limités par des contraintes légales ou réglementaires. L’Autorité a ainsi considéré que le marché du transport ferroviaire de voyageurs est de dimension nationale en raison des dispositions légales confiant cette mission à la SNCF sur le réseau ferré national.
Selon les cas, le marché géographique peut avoir une dimension locale (zone de chalandise d’un supermarché), nationale, européenne ou mondiale. Par exemple, dans le secteur de la distribution alimentaire, la zone de chalandise est déterminée par le temps de déplacement des clients et l’attractivité des points de vente.
La caractérisation de la position dominante
Définition de la position dominante
La position dominante est définie comme « une position de puissance économique détenue par une entreprise qui lui donne le pouvoir de faire obstacle au maintien d’une concurrence effective sur le marché en cause en lui fournissant la possibilité de comportements indépendants dans une mesure appréciable vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients et, finalement, des consommateurs ».
Cette définition met l’accent sur trois éléments:
- La puissance économique de l’entreprise
- Sa capacité à faire obstacle à une concurrence effective
- Son indépendance comportementale
Une entreprise en position dominante dispose d’une responsabilité particulière sur le marché. Comme le souligne l’Autorité, « moins les clients d’une entreprise dominante ont la possibilité d’avoir des prestations alternatives équivalentes, plus cette entreprise a la capacité d’exploiter abusivement sa position ».
Critères d’appréciation de la position dominante
L’appréciation de la position dominante s’effectue à partir d’un faisceau d’indices:
- Les parts de marché: c’est le critère principal. Selon la jurisprudence, une part de marché supérieure à 50% constitue en elle-même, sauf circonstances exceptionnelles, la preuve d’une position dominante. Dans certains cas, des parts moins importantes peuvent suffire selon la structure du marché.
- La comparaison avec les parts de marché des concurrents: l’écart entre les parts de l’entreprise concernée et celles de ses concurrents est particulièrement significatif. Une forte asymétrie renforce la probabilité d’une position dominante.
- Les barrières à l’entrée: l’existence de fortes barrières à l’entrée renforce la présomption de position dominante. Ces barrières peuvent être réglementaires, techniques, ou tenir aux « effets de réseau » (particulièrement importants dans l’économie numérique).
- L’avantage concurrentiel: d’autres facteurs peuvent conférer une position dominante, comme l’appartenance à un groupe puissant, la détention d’une avance technologique, une notoriété importante ou la maîtrise des prix.
- Le contre-pouvoir des acheteurs: il peut dans certains cas remettre en cause l’existence d’une position dominante si les clients disposent d’un pouvoir de négociation suffisant.
La position dominante s’apprécie au moment des pratiques concernées. Une entreprise peut perdre progressivement sa position dominante sans que cela n’affecte la qualification d’abus pour des comportements passés.
Position dominante individuelle vs collective
Une position dominante peut être détenue par une seule entreprise (position dominante individuelle) ou par plusieurs entreprises distinctes (position dominante collective).
La position dominante individuelle peut résulter d’un monopole légal (comme l’a longtemps détenu EDF sur le marché de l’électricité), d’un monopole de fait, ou simplement d’une part de marché significative. L’entreprise est alors considérée comme une « unité économique », même si elle est constituée juridiquement de plusieurs personnes morales (société mère et filiales).
La position dominante collective existe lorsque « plusieurs entreprises ont, ensemble, notamment en raison de facteurs de corrélation existant entre elles, le pouvoir d’adopter une même ligne d’action sur le marché et d’agir dans une mesure appréciable indépendamment des autres concurrents, de leur clientèle et, finalement, des consommateurs ».
Elle peut résulter:
- De liens structurels entre les entreprises (participations au capital, accords formalisés)
- De l’adoption d’une ligne commune d’action sur le marché
- De la structure même du marché (oligopole transparent, possibilité de représailles, non-contestabilité du marché)
La jurisprudence distingue clairement entente et position dominante collective. Une même pratique peut être simultanément interdite comme entente et comme abus de position dominante, mais chacune des deux qualifications obéit à ses conditions propres.
Les principes fondamentaux de l’abus
La distinction essentielle entre position dominante et abus
Point fondamental: la position dominante n’est pas condamnée en soi. C’est seulement l’exploitation abusive de cette position qui est interdite par l’article L. 420-2 du code de commerce, avec des sanctions et des mécanismes de défense spécifiques.
La position dominante peut résulter de la supériorité des performances de l’entreprise, ce qui est parfaitement légitime. Le droit de la concurrence ne sanctionne pas le succès mais l’utilisation abusive du pouvoir de marché qui en résulte.
L’abus de position dominante est une « notion objective qui vise les comportements d’une entreprise en position dominante qui sont de nature à influencer la structure d’un marché où, à la suite précisément de la présence de l’entreprise en question, le degré de concurrence est déjà affaibli et qui ont pour effet de faire obstacle, par le recours à des moyens différents de ceux qui gouvernent une compétition normale des produits ou services sur la base des prestations des opérateurs économiques, au maintien du degré de concurrence existant encore sur le marché ou au développement de cette concurrence ».
Cette définition souligne le caractère objectif de l’abus: ni l’intention de fraude, ni la volonté de porter atteinte à la concurrence ne sont requises. C’est le comportement anticoncurrentiel en soi qui est sanctionné.
L’approche des autorités de concurrence
Pour qualifier un abus de position dominante, les autorités de concurrence examinent:
- Le lien entre la dominance et le comportement: l’abus doit avoir un lien de causalité avec la position dominante. L’entreprise doit utiliser le pouvoir que lui confère sa position dominante pour adopter un comportement qui ne serait pas possible dans un contexte de concurrence normale.
- Les effets sur la concurrence: l’abus se caractérise par des effets anticoncurrentiels, réels ou potentiels. Il n’est pas nécessaire de démontrer un effet concret si la pratique est susceptible de restreindre la concurrence.
- Les moyens utilisés: l’abus suppose le recours à des moyens différents de ceux qui gouvernent une « compétition par les mérites ». Une entreprise dominante peut défendre ses intérêts commerciaux, mais pas recourir à des pratiques visant à éliminer ses concurrents.
L’approche des autorités de concurrence a évolué vers une analyse plus économique des comportements. Désormais, plutôt que d’appliquer un catalogue de pratiques interdites « par nature », elles tendent à examiner au cas par cas les effets réels des pratiques et peuvent admettre certaines justifications objectives.
Si vous dirigez une entreprise en position forte sur son marché, vous devez être particulièrement vigilant. Les pratiques commerciales habituelles peuvent devenir problématiques lorsqu’elles sont mises en œuvre par une entreprise dominante. Notre cabinet peut vous accompagner, avec une expertise juridique dédiée en la matière, pour évaluer vos pratiques et prévenir les risques de sanctions. N’hésitez pas à nous contacter pour une analyse personnalisée de votre situation.
Sources
- Article L. 420-2 du code de commerce
- Article 102 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne
- Décisions de l’Autorité de la concurrence et jurisprudence de la cour d’appel de Paris