pathway between high rise buildings

L’agriculteur et le marché : contrats, distribution et règles de concurrence

Table des matières

Loin d’être un acteur isolé, l’agriculteur moderne est au cœur d’un réseau complexe de relations économiques. Il dialogue, négocie et contracte avec ses fournisseurs en amont, ses clients en aval (coopératives, industriels, distributeurs, consommateurs), et doit composer avec un cadre réglementaire dense, incluant les règles de concurrence. La manière dont ces relations sont juridiquement encadrées est déterminante pour la viabilité et le développement de son exploitation. Ce contexte s’inscrit dans le cadre juridique plus large de l’agriculture contemporaine.

Cet article se penche sur les principales règles qui gouvernent l’insertion de l’agriculteur dans le marché. Nous aborderons les contrats spécifiques comme les contrats d’intégration, les relations souvent tendues avec la grande distribution, les dispositifs visant à rééquilibrer les négociations par la contractualisation et la médiation, les contrats passés avec l’administration pour soutenir certaines pratiques, et enfin, le régime particulier de l’agriculture au regard du droit de la concurrence.

Les contrats d’intégration : encadrer la dépendance économique

Dans de nombreux secteurs (élevage hors-sol, légumes pour l’industrie…), l’agriculteur travaille dans le cadre de « l’intégration ». Cela signifie qu’il est inséré dans une filière organisée par une entreprise agro-industrielle (l’intégrateur) qui lui fournit souvent les intrants (animaux, semences, aliments…), lui impose des normes techniques de production très précises, et s’engage en contrepartie à acheter sa production. Si ce système peut offrir une certaine sécurité de débouchés, il place aussi l’agriculteur dans une situation de forte dépendance économique et juridique. Pour une définition détaillée de ce qu’est un contrat d’intégration agricole, ses principes fondamentaux et ses obligations clés, nous vous invitons à consulter notre article dédié.

Conscient des risques d’abus liés à ce déséquilibre, le législateur est intervenu dès 1964 (loi du 6 juillet 1964, codifiée aux articles L. 326-1 et suivants du Code rural) pour tenter d’encadrer ces « contrats type d’intégration ». La loi visait à protéger l’agriculteur « intégré » en imposant certaines mentions obligatoires dans les contrats et en prévoyant la possibilité pour les organisations professionnelles de proposer des « contrats types » homologués par l’administration pour chaque production. Ces contrats types devaient définir plus équitablement les obligations et les risques de chaque partie.

Dans la pratique, si le cadre légal existe, son application est restée limitée. Peu de contrats types ont été réellement homologués et appliqués en dehors de certains secteurs d’élevage. La protection de l’agriculteur intégré repose donc souvent davantage sur la négociation individuelle ou collective et sur les règles générales du droit des contrats que sur ce dispositif spécifique, même s’il constitue une base juridique utile en cas de litige. Pour approfondir la question des outils collectifs et de la prise en compte de la dépendance économique par les juges, lisez notre analyse sur les contrats d’intégration collectifs.

Les relations avec la grande distribution : un encadrement renforcé

La concentration de la distribution alimentaire entre les mains de quelques grandes enseignes a créé un rapport de force souvent défavorable aux producteurs agricoles lors des négociations commerciales. Pression sur les prix, demandes de marges arrière, pratiques commerciales jugées abusives… les sujets de tension sont nombreux. Face à cette situation, plusieurs lois sont venues renforcer l’encadrement des relations entre fournisseurs agricoles et grande distribution, principalement via des modifications du Code de commerce.

  • Encadrement des publicités et opérations promotionnelles : elles doivent mentionner l’origine des produits et peuvent être soumises à des accords interprofessionnels (article L. 441-2-1 du Code de commerce). L’idée est d’éviter les promotions dévalorisantes ou trompeuses.
  • Règles particulières pour les contrats de coopération commerciale : ces contrats, qui formalisent les services rendus par le distributeur au fournisseur (mise en avant des produits, etc.) en contrepartie d’une rémunération, sont soumis à des conditions spécifiques pour les produits agricoles périssables ou issus de cycles courts (article L. 441-2-1).
  • Interdiction des enchères inversées à distance : cette pratique, où les acheteurs organisent une mise en concurrence électronique « descendante » des fournisseurs sur les prix, est interdite pour l’achat de certains produits agricoles et alimentaires de consommation courante (article L. 442-10 III du Code de commerce). Elle était accusée de tirer excessivement les prix vers le bas.

Ces mesures, complétées par d’autres lois plus récentes (comme les lois Egalim), visent à introduire plus de transparence et d’équilibre dans ces relations commerciales complexes, même si leur efficacité sur le terrain reste un sujet de débat constant.

Contractualisation et médiation : vers des relations plus équilibrées ?

Dans une démarche complémentaire, le législateur a cherché à promouvoir des relations commerciales plus stables et transparentes en amont de la distribution, entre les producteurs et leurs premiers acheteurs (coopératives, industriels). Les lois de modernisation de l’agriculture de 2010 et d’avenir pour l’agriculture de 2014 ont ainsi renforcé l’obligation de contractualisation écrite.

L’article L. 631-24 du Code rural prévoit que, pour certains produits agricoles destinés à la revente ou à la transformation (la liste est fixée par décret, incluant par exemple le lait de vache, les fruits et légumes…), la vente doit faire l’objet d’un contrat écrit de moyenne ou longue durée, ou au minimum d’une proposition de contrat écrit de la part de l’acheteur. L’objectif affiché est de sécuriser les volumes d’affaires, d’offrir une meilleure visibilité aux producteurs et de lutter contre la volatilité excessive des prix en intégrant des indicateurs de coût de production ou de marché dans les formules de prix.

Ces contrats doivent comporter des clauses obligatoires concernant la durée, les volumes, les caractéristiques des produits, les modalités de collecte ou de livraison, les critères et modalités de détermination du prix, ainsi que les règles applicables en cas de force majeure. Une protection spécifique est prévue pour les producteurs engagés depuis moins de cinq ans : l’acheteur ne peut en principe rompre le contrat avant son terme minimum, sauf exceptions.

Pour accompagner cette contractualisation et résoudre les différends qui peuvent survenir, la loi a également institué un « Médiateur des relations commerciales agricoles » (articles L. 631-27 et suivants du Code rural). Ce médiateur peut être saisi de tout litige relatif à la conclusion ou à l’exécution d’un contrat de vente de produits agricoles. Il peut émettre des recommandations, formuler des avis sur des questions transversales (par exemple sur le partage de la valeur ajoutée dans la filière), et même saisir la Commission d’examen des pratiques commerciales. Le recours à la médiation est facultatif pour les litiges d’exécution (les parties peuvent préférer le tribunal ou l’arbitrage si prévu), mais il devient obligatoire en cas de litige sur la renégociation du contrat, sauf recours à l’arbitrage. Les organisations de producteurs (OP) reconnues peuvent aussi jouer un rôle en représentant leurs membres dans ces médiations ou en justice.

Les contrats avec l’administration : soutenir des pratiques durables

Au-delà des relations purement commerciales, les agriculteurs interagissent aussi avec l’administration via des dispositifs contractuels visant à orienter les pratiques agricoles vers des objectifs d’intérêt général, notamment environnementaux. Après l’expérience des « Contrats Territoriaux d’Exploitation » (CTE) lancés en 1999 et aujourd’hui abandonnés, le principal outil actuel relève des « Mesures Agroenvironnementales et Climatiques » (MAEC), souvent appelées engagements agroenvironnementaux, encadrées par le droit européen (dans le cadre de la PAC) et déclinées en France (articles D. 341-7 et suivants du Code rural pour certains aspects).

Le principe est celui d’un engagement volontaire de l’agriculteur : il souscrit pour une durée déterminée (souvent 5 ans) à respecter un cahier des charges précis allant au-delà des exigences réglementaires de base (par exemple : conversion à l’agriculture biologique, maintien de prairies permanentes, réduction d’intrants, implantation de haies…). En contrepartie de ces engagements et des surcoûts ou manques à gagner qu’ils engendrent, il reçoit une aide financière compensatoire, cofinancée par l’Union Européenne et l’État. Ces contrats sont un instrument majeur des politiques publiques visant à encourager une agriculture plus durable.

Agriculture et droit de la concurrence : un régime d’exception ?

Une question revient souvent : l’agriculture, avec ses spécificités, échappe-t-elle aux règles de la concurrence qui s’appliquent à toutes les autres activités économiques ? La réponse est nuancée.

Le principe général, posé tant par le droit français (article L. 410-1 du Code de commerce) que par le droit européen, est que les activités de production et de commercialisation agricoles sont soumises au droit de la concurrence (interdiction des ententes illicites, des abus de position dominante…). L’agriculteur est considéré comme une « entreprise » au sens de ce droit.

Cependant, ce principe est assorti d’importantes exceptions et aménagements, reconnaissant les particularités du secteur :

  • Au niveau européen : La Politique Agricole Commune (PAC) elle-même, depuis le Traité de Rome (articles 32 et 34 du Traité sur le Fonctionnement de l’UE), a pour objectif d’organiser les marchés agricoles. Historiquement, les Organisations Communes de Marché (OCM) ont mis en place des mécanismes (prix garantis, quotas, subventions massives…) qui dérogeaient largement au libre jeu de la concurrence. Un règlement spécifique (Règlement CEE n° 26/62) a précisé l’application des règles de concurrence à l’agriculture, en exemptant notamment certaines pratiques nécessaires à la réalisation des objectifs de la PAC, sous le contrôle de la Commission européenne. Même si la PAC a évolué vers des aides plus découplées de la production, le principe d’un régime spécifique pour l’agriculture demeure.
  • Au niveau français : L’article L. 420-4 du Code de commerce, qui prévoit une exemption générale pour les pratiques anticoncurrentielles qui contribuent au progrès économique, contient une disposition spécifique pour l’agriculture. Il admet que des agriculteurs puissent organiser collectivement, sous une même marque ou enseigne, les volumes, la qualité, voire la politique commerciale et convenir d’un prix de cession commun, à condition que ces restrictions de concurrence soient indispensables pour atteindre l’objectif de progrès et ne permettent pas d’éliminer la concurrence pour une partie substantielle des produits. C’est une dérogation importante, mais strictement encadrée.
  • Les accords interprofessionnels : Le Code rural (Livre VI) encadre également les « accords interprofessionnels » conclus au sein d’une filière (par exemple, entre producteurs, transformateurs et distributeurs). Ces accords peuvent, sous certaines conditions et s’ils sont étendus par l’autorité publique, comporter des règles qui dérogent au droit commun de la concurrence, notamment en période de crise ou pour gérer des produits sous signe officiel de qualité (AOC, Label Rouge…). Là encore, le risque est d’utiliser ces outils pour restreindre artificiellement l’offre et maintenir des prix élevés, ce qui nécessite une vigilance des autorités de concurrence.
  • Illustrations spécifiques : Le cas de la filière laitière est emblématique. Suite à des tensions sur la publication d’indicateurs de prix par l’interprofession (le CNIEL), la loi (article L. 632-14 du Code rural) a finalement autorisé explicitement la diffusion « d’indices de tendance » pour éclairer les acteurs, marquant une reconnaissance de la nécessité d’une certaine coordination dans ce secteur.

En somme, si l’agriculture n’est pas hors du champ de la concurrence, elle bénéficie d’un régime aménagé, justifié par ses spécificités, mais qui reste sous surveillance pour éviter les dérives protectionnistes ou anticoncurrentielles excessives. Les syndicats et groupements agricoles jouent d’ailleurs un rôle actif dans la définition et la mise en œuvre de ces règles spécifiques.

Naviguer dans cet environnement contractuel et réglementaire complexe demande une bonne connaissance de ses droits et obligations. Que ce soit pour négocier un contrat, faire face à une pratique commerciale déloyale ou comprendre les règles de concurrence applicables à votre secteur, notre cabinet peut vous accompagner.

Sources

  • Code rural et de la pêche maritime :
    • Contrats d’intégration : L. 326-1 et s.
    • Contractualisation et médiation : L. 631-24, L. 631-27 et s.
    • Engagements agroenvironnementaux : D. 341-7 et s. (partie réglementaire)
    • Accords interprofessionnels : Livre VI
    • Filière laitière (CNIEL) : L. 632-14
  • Code de commerce :
    • Champ d’application concurrence : L. 410-1
    • Exceptions concurrence : L. 420-4
    • Relations commerciales distribution : L. 441-2-1, L. 442-10 III
  • Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) : Articles 32, 34 (ex-articles 38, 39 TCE)
  • Règlement (CEE) n° 26/62 du Conseil du 4 avril 1962

Vous souhaitez échanger ?

Notre équipe est à votre disposition et s’engage à vous répondre sous 24 à 48 heures.

07 45 89 90 90

Vous êtes avocat ?

Consultez notre offre éditoriale dédiée.

Dossiers

> La pratique de la saisie immobilière> Les axes de défense en matière de saisie immobilière

Formations professionnelles

> Catalogue> Programme

Poursuivre la lecture

fr_FRFR