Dans le paysage des instruments financiers et des moyens de paiement, certains outils, bien que moins courants aujourd’hui, conservent une existence juridique propre. À côté des chèques, virements ou lettres de change bien connus, le billet au porteur fait figure de curiosité. Sa simplicité apparente cache pourtant un régime juridique spécifique qu’il est utile de comprendre, ne serait-ce que pour savoir comment réagir si l’on se trouve un jour en sa présence, comme émetteur ou comme détenteur. Cet article vise à démystifier le billet au porteur : qu’est-ce que c’est précisément ? Comment le crée-t-on valablement ? Comment circule-t-il et quelles sont les règles encadrant son paiement ? Quels risques et quelles protections offre-t-il ? Même si son usage est devenu rare, connaître ses mécanismes reste pertinent.
Définir le billet au porteur : un engagement simple en apparence
Au cœur du billet au porteur se trouve une promesse fondamentale : une personne, le souscripteur, s’engage par écrit à payer une somme d’argent déterminée, non pas à une personne nommément désignée, mais à quiconque lui présentera le document à l’échéance prévue. C’est cette absence de désignation nominative du bénéficiaire qui caractérise le titre « au porteur ». La transmission se fait alors très simplement, par la remise physique du document.
Il faut le distinguer de son proche cousin, le billet en blanc. Ce dernier est un titre où le nom du bénéficiaire n’a pas été initialement inscrit par le souscripteur, laissant un espace vide. Tant que cet espace n’est pas rempli par un nom, le billet en blanc circule et fonctionne pratiquement comme un billet au porteur. Une fois le nom inscrit, il prend la nature d’un billet à personne dénommée ou à ordre, selon sa rédaction.
Sur le plan juridique, le billet au porteur occupe une place particulière. Contrairement à la lettre de change ou au billet à ordre, il n’est pas considéré comme un effet de commerce stricto sensu régi par les dispositions spécifiques du Code de commerce relatives à ces instruments. Il relève principalement du droit commun des obligations (trouvé dans le Code civil), même si la jurisprudence lui a appliqué certaines règles propres aux effets de commerce, comme nous le verrons.
Une autre caractéristique importante concerne sa nature commerciale ou civile. Le billet au porteur n’est pas automatiquement un acte de commerce. Sa nature dépend entièrement de la cause, de la raison pour laquelle il a été créé. Si l’engagement sous-jacent est lié à une activité commerciale (par exemple, le paiement d’une fourniture entre commerçants), le billet sera commercial. Si la cause est civile (par exemple, une reconnaissance de dette entre particuliers), le billet restera civil. Cette distinction a des conséquences pratiques, notamment sur la compétence des tribunaux en cas de litige ou sur certaines règles de prescription.
Créer un billet au porteur : validité et conditions
L’existence même du billet au porteur n’a pas toujours été une évidence en droit français. Son parcours historique aide à comprendre son statut actuel.
Un passé mouvementé, une validité actuelle reconnue
Historiquement, les billets au porteur ou en blanc ont suscité la méfiance. Au XVIIe siècle déjà, on craignait qu’ils ne servent à masquer des opérations usuraires ou à favoriser des créanciers en cas de faillite. Plus tard, avec l’émergence des premiers systèmes de billets de banque (comme celui de Law au XVIIIe siècle), l’émission privée de billets au porteur a été interdite pour protéger le monopole d’émission monétaire.
Cependant, malgré ces réticences passées et l’absence de réglementation dédiée dans les grands codes, la validité du billet au porteur est aujourd’hui admise. La doctrine et la jurisprudence, y compris ancienne, ont reconnu sa licéité. Cette reconnaissance s’appuie sur plusieurs fondements. D’abord, le principe de la liberté contractuelle permet de créer de tels engagements. Ensuite, la technique de la stipulation pour autrui, qui permet de s’engager au profit d’un tiers, peut s’accommoder d’un bénéficiaire non immédiatement identifié, pourvu qu’il soit identifiable plus tard (ici, par la présentation du titre).
Le billet au porteur permet aussi de contourner le formalisme de la cession de créance ordinaire prévu par l’article 1690 du Code civil (signification au débiteur ou acceptation par acte authentique), formalisme jugé non impératif et auquel les parties peuvent déroger par la forme même du titre. La présentation du billet au débiteur suffit à l’informer du changement de créancier. Enfin, d’autres textes admettent l’existence de titres au porteur dans des domaines variés, comme les valeurs mobilières (actions, obligations) ou les chèques, ce qui conforte la validité générale du mécanisme.
Les règles de forme à respecter pour sa création
Pour qu’un billet au porteur soit valablement créé, certaines conditions doivent être remplies, relevant essentiellement du droit commun des contrats.
La capacité du souscripteur est primordiale. Il doit avoir la capacité juridique de s’obliger. S’il s’agit d’un engagement commercial, il devra avoir la capacité commerciale. À cet égard, il faut noter que si un mineur émancipé a la capacité civile, il ne peut être commerçant et donc souscrire un billet au porteur commercial que s’il y a été autorisé par le juge (juge aux affaires familiales ou président du tribunal judiciaire selon les cas), comme le prévoit l’article L. 121-2 du Code de commerce.
L’engagement doit prendre la forme d’un écrit. Et compte tenu de son mode de transmission « de la main à la main », cet écrit est nécessairement un support papier. Un billet au porteur purement électronique semble difficilement concevable avec le régime actuel. Cet écrit doit, conformément à l’article 1376 du Code civil pour les engagements unilatéraux de payer une somme d’argent, comporter la signature de celui qui s’engage, ainsi que la mention, écrite par lui-même, de la somme en toutes lettres et en chiffres.
D’autres mentions ne sont pas strictement exigées pour la validité mais s’avèrent utiles. La date de création n’est pas obligatoire en droit commun, mais elle permet de vérifier la capacité du souscripteur au moment de l’engagement. L’indication de la « valeur fournie » (la cause de l’engagement) n’est pas non plus requise : la cause est présumée exister. C’est au souscripteur qui contesterait son obligation de prouver l’absence ou l’illicéité de la cause.
Le lieu de paiement est important pour la circulation pratique du titre. Son absence ne rendrait pas le billet nul, mais obligerait le porteur à réclamer le paiement au domicile du souscripteur (l’obligation est dite « quérable »). Enfin, il n’est même pas indispensable de mentionner expressément « payable au porteur » si la rédaction du titre, par exemple l’absence de nom de bénéficiaire dans un billet qui aurait pu être à ordre, montre clairement l’intention de s’engager envers tout porteur.
La vie du billet au porteur : transmission et paiement
Une fois créé, le billet au porteur est destiné à circuler, parfois, avant d’être présenté au paiement.
Une circulation simplifiée par la remise matérielle
La caractéristique frappante du billet au porteur est sa facilité de transmission. Il passe d’une personne à une autre par simple remise physique, ce qu’on appelle la « tradition manuelle ». Aucune formalité d’endossement ou d’enregistrement n’est nécessaire. Cette simplicité a une contrepartie : l’insécurité. Le porteur est exposé aux risques de perte ou de vol, comme pour un billet de banque.
Celui qui transmet le billet (le cédant) n’offre qu’une garantie limitée au nouveau porteur (le cessionnaire). En vertu de l’article 1326 du Code civil sur la cession de créance, le cédant garantit l’existence de la créance au moment de la transmission. En revanche, sauf s’il s’y est engagé par une clause spécifique, il ne garantit pas que le souscripteur sera solvable à l’échéance. C’est une différence majeure avec les effets de commerce classiques où les endosseurs sont généralement solidaires du paiement. Ici, les porteurs intermédiaires disparaissent sans laisser de trace ni d’engagement. La valeur du titre repose essentiellement sur la crédibilité du souscripteur initial.
Juridiquement, on considère que le droit de créance est « incorporé » dans le document papier. Le titre n’est pas seulement la preuve du droit, il en est le véhicule indispensable. Cela le rapproche du régime des biens meubles corporels. La possession du titre fait présumer la propriété du droit, en vertu de la célèbre règle « en fait de meubles, la possession vaut titre » posée par l’article 2276 du Code civil. Cela a aussi des conséquences sur la manière de mettre en gage un billet au porteur, qui suit les règles du gage de meubles corporels.
L’inopposabilité des exceptions : la protection du porteur de bonne foi
C’est sans doute le point juridique le plus technique mais aussi le plus important pour la sécurité de celui qui reçoit un billet au porteur. Le principe est le suivant : le souscripteur (le débiteur) ne peut pas refuser de payer le dernier porteur qui lui présente le billet à l’échéance, en invoquant des motifs (des « exceptions ») liés à ses relations personnelles avec les porteurs précédents.
Imaginons que le souscripteur ait remis le billet à un premier bénéficiaire en paiement d’une marchandise qui s’avère défectueuse. Si ce premier bénéficiaire transmet le billet à un tiers de bonne foi (qui ignore le litige sur la marchandise), le souscripteur ne pourra pas refuser le paiement à ce tiers en disant « la marchandise initiale était défectueuse ». Le droit du dernier porteur est considéré comme un droit propre, autonome, et non pas simplement dérivé de celui du porteur antérieur.
Ce principe, dit de l' »inopposabilité des exceptions », est fondamental pour les effets de commerce car il fluidifie leur circulation. La Cour de cassation l’a étendu au billet au porteur, même s’il n’est pas un effet de commerce au sens strict. Cette solution assure une cohérence, notamment avec le billet à ordre qui peut être endossé « au porteur » et obéit alors à ce même principe.
Bien sûr, ce principe a des limites. Le débiteur peut toujours opposer au porteur des exceptions qui lui sont personnelles (par exemple, une compensation si le porteur est aussi son débiteur par ailleurs) ou des exceptions tirées du titre lui-même (par exemple, si le billet est visiblement faux, incomplet, ou si l’obligation est nulle pour une raison apparente). La protection ne joue que pour le porteur de bonne foi, c’est-à-dire celui qui ignorait légitimement les vices affectant les relations antérieures.
Le moment du paiement : modalités et difficultés potentielles
Le paiement du billet au porteur intervient normalement à l’échéance mentionnée sur le titre (ou à vue s’il n’y a pas d’échéance, mais ce cas est rare et potentiellement illicite s’il vise à concurrencer la monnaie). Le débiteur pourrait-il obtenir un délai de paiement du juge ? A priori oui, car aucune règle spécifique ne semble écarter l’application de l’article 1343-5 du Code civil permettant au juge d’accorder des délais de grâce.
Conformément à la règle « possession vaut titre », celui qui présente le billet est présumé en être le propriétaire légitime. Le débiteur qui lui paie la somme indiquée, de bonne foi (c’est-à-dire sans savoir que le porteur l’a peut-être volé ou trouvé), est totalement libéré de sa dette. C’est une protection essentielle pour le débiteur, prévue par l’article 1342-3 du Code civil. Il n’a pas, en principe, à vérifier la chaîne des transmissions antérieures. Il ne peut pas non plus tenir compte d’une éventuelle opposition (saisie par exemple) faite par le créancier d’un ancien porteur.
Une situation délicate peut survenir si, à l’échéance, personne ne se présente pour réclamer le paiement. Le porteur est inconnu ou a disparu. Comment le débiteur peut-il se libérer ? La procédure classique d’offres réelles et de consignation de la somme est difficile à mettre en œuvre car elle suppose de connaître le créancier pour lui adresser une sommation. Peut-être pourrait-on s’inspirer de solutions admises lorsque le créancier est introuvable ou incapable, en permettant une consignation directe auprès de la Caisse des Dépôts, mais la question reste ouverte. Sans cela, le débiteur pourrait devoir attendre l’expiration du délai de prescription.
Si le débiteur refuse de payer à l’échéance, le porteur n’est pas tenu, contrairement à ce qui prévaut pour les effets de commerce, de faire dresser « protêt faute de paiement » par un huissier. L’absence de cette formalité ne lui fait pas perdre ses droits. Il pourra agir en justice contre le souscripteur. Pourrait-il agir contre un porteur antérieur ? Uniquement si celui-ci s’était explicitement porté garant du paiement par une mention sur le titre ou un acte séparé.
Quant à la compétence juridictionnelle en cas de litige, elle dépendra, comme vu précédemment, de la nature civile ou commerciale de l’engagement initial constaté par le billet.
Enfin, qu’en est-il de la garantie par « aval », courante pour les effets de commerce ? Ce mécanisme spécifique du Code de commerce (article L. 511-21) n’est pas applicable au billet au porteur. Si une personne souhaite garantir le paiement d’un billet au porteur, elle devra le faire par un mécanisme de cautionnement relevant du droit civil. Cela a des conséquences, notamment en cas de procédure collective du débiteur principal : les cautions (garants) pourraient, selon les cas, bénéficier du « bénéfice de division », c’est-à-dire ne devoir payer que leur part de la dette si elles sont plusieurs, alors que l’avaliste cambiaire est tenu pour le tout.
Fin du billet au porteur : prescription et incidents de parcours
Comme toute créance, le droit constaté dans un billet au porteur peut s’éteindre par la prescription ou être affecté par des incidents comme la perte ou le vol.
Le délai pour réclamer le paiement d’un billet au porteur n’est pas celui, abrégé, prévu pour les effets de commerce (article L. 511-78 du Code de commerce). Il suit le régime de droit commun. Depuis la loi du 17 juin 2008, ce délai est de cinq ans, que l’obligation soit civile (article 2224 du Code civil) ou commerciale entre commerçants ou entre commerçant et non-commerçant (article L. 110-4 du Code de commerce). Ce délai de cinq ans commence à courir à partir du jour de l’échéance du billet.
Que se passe-t-il si le billet est perdu ou volé ? Là encore, les procédures spécifiques organisées par le Code de commerce pour les effets de commerce perdus ne s’appliquent pas. Le propriétaire dépossédé doit se fonder sur les règles générales du Code civil concernant la revendication des meubles perdus ou volés (articles 2276 et 2277). La situation est cependant complexe car le titre est « au porteur ». Le tiers qui l’a trouvé ou reçu (même d’un voleur), s’il est de bonne foi, est protégé par la règle « possession vaut titre ». La revendication est donc difficile, voire impossible contre un possesseur de bonne foi. Toutefois, une particularité des titres de créance est que la destruction du papier ne fait pas disparaître le droit lui-même. Si le propriétaire légitime peut prouver son droit (par exemple, par une copie, un témoignage sur les circonstances de la création et de la perte), il pourrait théoriquement en réclamer le paiement au souscripteur, même sans pouvoir présenter le titre original, à condition de pouvoir justifier de sa qualité et de l’absence du titre.
Pertinence actuelle du billet au porteur
Il faut le reconnaître, le billet au porteur est aujourd’hui un outil largement délaissé dans la pratique des affaires comme dans la vie civile. Plusieurs raisons expliquent ce déclin. Son principal inconvénient est l’insécurité liée à sa transmission matérielle : le risque de perte ou de vol est élevé, et la preuve de la propriété peut être difficile. De plus, l’essor de moyens de paiement scripturaux (virements, cartes) et électroniques, plus rapides, plus sûrs et offrant une meilleure traçabilité, l’a rendu moins attractif. Les préoccupations liées à la lutte contre le blanchiment d’argent et la fraude fiscale ont également contribué à marginaliser les instruments anonymes.
Trouve-t-on encore des billets au porteur ? On peut penser aux anciens « bons de caisse » émis par certaines banques par le passé, qui étaient parfois au porteur. Mais même ces instruments sont devenus rares et leur émission est encadrée. L’essentiel des titres financiers (actions, obligations) est aujourd’hui dématérialisé ou nominatif.
Malgré sa rareté, comprendre le régime du billet au porteur n’est pas inutile. On pourrait être confronté à un vieux titre retrouvé, ou à une situation où un tel billet aurait été utilisé dans un contexte particulier. Connaître les règles de sa création, de sa transmission, de son paiement, et surtout le principe clé de l’inopposabilité des exceptions, permet d’appréhender correctement les droits et obligations de chacun.
La gestion d’un billet au porteur peut soulever des interrogations spécifiques, notamment en cas de transmission, de paiement ou de litige. Si vous êtes en possession d’un tel titre ou si vous en avez émis un, notre cabinet peut vous éclairer sur vos droits et obligations. N’hésitez pas à nous contacter pour une analyse personnalisée de votre situation.
Sources
- Code civil
- Code de commerce
- Code monétaire et financier