La vie d’une entreprise est rarement un long fleuve tranquille. Lorsque les difficultés s’accumulent et que la liquidation judiciaire devient inévitable, une crainte majeure émerge pour les dirigeants : celle de devoir répondre personnellement des dettes de la société sur leur propre patrimoine. Cette menace bien réelle porte un nom : l’action en responsabilité pour insuffisance d’actif. Mécanisme redouté, il constitue l’une des principales épées de Damoclès suspendues au-dessus des chefs d’entreprise et entrepreneurs individuels dont l’activité périclite. Comprendre son fonctionnement, les conditions de sa mise en œuvre et les moyens de s’en prémunir est donc essentiel. Cet article vise à éclaircir ce dispositif complexe.
Qu’est-ce que l’action en responsabilité pour insuffisance d’actif ?
Anciennement connue sous le nom d’ »action en comblement de passif », l’action en responsabilité pour insuffisance d’actif est une procédure spécifique au droit des entreprises en difficulté. Son objectif est clair : obtenir d’un tribunal qu’il condamne un ou plusieurs dirigeants à supporter, sur leurs biens personnels, tout ou partie des dettes de l’entreprise qui ne peuvent être remboursées par la vente des actifs de celle-ci lors de la liquidation. C’est une sanction patrimoniale, distincte des sanctions professionnelles comme la faillite personnelle ou des sanctions pénales comme la banqueroute.
Il est important de noter une évolution significative : depuis une réforme de 2008, cette action ne peut plus être engagée que dans le cadre strict d’une procédure de liquidation judiciaire. Auparavant, elle pouvait être envisagée même en cas de redressement judiciaire, notamment si un plan était résolu. Aujourd’hui, tant que l’entreprise n’est pas en liquidation, cette action spécifique n’est pas applicable.
L’idée sous-jacente est de sanctionner un comportement fautif du dirigeant qui aurait contribué à aggraver la situation financière de l’entreprise au point de laisser les créanciers impayés après la réalisation de tous les actifs. C’est une forme de responsabilité civile adaptée au contexte particulier des difficultés d’entreprise, mais avec des règles propres.
Qui peut être visé par cette action ?
Le champ d’application personnel de cette action est défini par l’article L. 651-1 du Code de commerce. Peuvent être poursuivis :
- Les dirigeants de droit ou de fait d’une personne morale : Cela inclut les gérants de SARL, les présidents et directeurs généraux de SAS, les administrateurs et directeurs généraux de SA, etc.. La notion de « personne morale » est large et concerne les sociétés commerciales mais aussi les associations, dès lors qu’elles sont soumises à une procédure collective. Le fait que le dirigeant soit rémunéré ou bénévole est indifférent.
- Les dirigeants de fait : Il s’agit de toute personne qui, sans avoir de mandat social officiel, a exercé en réalité une activité de direction en toute indépendance. La preuve de cette direction de fait est essentielle et appréciée par les juges. Cela peut concerner, dans certains cas, une société mère qui s’immisce de manière caractérisée dans la gestion de sa filiale, même si la qualification est souvent délicate à établir. Un établissement de crédit peut aussi, exceptionnellement, être qualifié de dirigeant de fait s’il dépasse son rôle de prêteur pour s’immiscer dans la gestion.
- Les représentants permanents : Lorsqu’une société (personne morale) est elle-même dirigeante d’une autre société, la personne physique qui la représente de manière permanente peut être visée.
- Les entrepreneurs individuels : Initialement conçue pour les dirigeants de sociétés, l’action a été étendue. Elle s’applique aux entrepreneurs individuels à responsabilité limitée (EIRL) et, depuis la loi du 14 février 2022, aux entrepreneurs individuels relevant du nouveau statut unique (avec séparation des patrimoines professionnel et personnel).
Un point important concerne les dirigeants ayant cessé leurs fonctions avant l’ouverture de la liquidation judiciaire. Ils peuvent toujours être poursuivis si les fautes reprochées ont été commises pendant leur mandat et si l’insuffisance d’actif, même si elle n’est constatée qu’ultérieurement, trouve son origine ou existait déjà potentiellement au moment de leur départ. L’absence de publicité de la démission au registre du commerce n’empêche pas de considérer que le dirigeant a effectivement cessé ses fonctions s’il le prouve. À l’inverse, le défaut de publicité de la nomination n’exonère pas le dirigeant qui a réellement exercé ses fonctions. C’est la réalité de l’exercice du pouvoir qui prime.
Quelles sont les conditions pour engager la responsabilité ?
Pour qu’un dirigeant soit condamné à supporter l’insuffisance d’actif, trois conditions cumulatives doivent être réunies et prouvées par celui qui engage l’action (le liquidateur le plus souvent). C’est une différence majeure par rapport à certains régimes antérieurs où la faute était parfois présumée. Le modèle est celui de la responsabilité civile : une faute, un préjudice et un lien de causalité.
La nécessité d’une faute de gestion
C’est le cœur du dispositif. Sans faute de gestion prouvée, pas de condamnation possible sur ce fondement. Mais qu’entend-on par « faute de gestion » ? Le Code de commerce ne donne pas de définition précise. La jurisprudence la conçoit largement : il peut s’agir de toute action, mais aussi de toute omission, commise dans l’administration de l’entreprise. Cela peut recouvrir :
- Des erreurs manifestes d’appréciation ou de stratégie : par exemple, la poursuite d’une activité structurellement déficitaire sans tentative sérieuse de redressement, alors que la cessation des paiements était prévisible. L’abus dans cette poursuite est souvent retenu.
- Des violations de la loi ou des statuts : ne pas convoquer l’assemblée générale lorsque les capitaux propres deviennent inférieurs à la moitié du capital social, ne pas tenir de comptabilité régulière, ne pas déclarer la cessation des paiements dans le délai légal de 45 jours.
- Une passivité fautive : un manque de diligence généralisé, une inaction face à des difficultés connues. Le fait de ne pas utiliser les outils de prévention des difficultés (mandat ad hoc, conciliation) alors que la situation l’exigeait a pu être considéré comme une faute par certains tribunaux.
- Des actes préjudiciables à la société : octroi de rémunérations excessives, usage des biens sociaux à des fins personnelles (chevauchement possible avec l’abus de biens sociaux), conclusion d’actes anormaux (prêts déséquilibrés dans un groupe, remontées excessives de dividendes ).
Il est essentiel de comprendre que la simple erreur de gestion, l’échec commercial ou la « malchance » ne suffisent pas. La faute ne se déduit pas automatiquement de l’importance du passif. Le juge apprécie souverainement la situation in concreto.
Depuis la loi Sapin 2 de 2016, une limite importante a été introduite : la « simple négligence » du dirigeant ne permet plus d’engager sa responsabilité pour insuffisance d’actif. Cette disposition vise à ne pas sanctionner trop lourdement des dirigeants qui n’auraient commis que des fautes mineures ou involontaires. L’interprétation de cette « simple négligence » est encore en construction par les tribunaux. Une absence de déclaration de cessation des paiements pendant plusieurs mois, alors que les difficultés étaient connues, n’a pas été considérée comme une simple négligence. La répétition des fautes ou la conscience par le dirigeant de la gravité de ses actes tendent à exclure la qualification de simple négligence. En revanche, une simple erreur d’appréciation, même consciente, pourrait être qualifiée de simple négligence si elle ne révèle pas une faute caractérisée.
La constatation d’une insuffisance d’actif
C’est le préjudice que l’action vise à réparer. L’insuffisance d’actif est la différence négative entre le montant des actifs qui peuvent être réalisés (vendus) lors de la liquidation et le montant total des dettes de l’entreprise admises au passif. Seules les dettes nées avant le jugement d’ouverture de la procédure initiale (même s’il s’agissait d’un redressement converti ensuite en liquidation) sont prises en compte pour calculer cette insuffisance.
Cette insuffisance d’actif doit être certaine, même si son montant exact n’est pas encore définitivement arrêté au moment où le juge statue. Cependant, le juge doit pouvoir l’évaluer, au moins de manière prévisionnelle, au jour de sa décision. Une condamnation provisionnelle est possible si le montant final n’est pas connu. La dispense de vérification de certaines créances par le liquidateur ne fait pas obstacle à l’action.
Un lien de causalité entre la faute et l’insuffisance d’actif
Il ne suffit pas d’établir une faute de gestion et une insuffisance d’actif ; il faut encore démontrer que la première a contribué à la seconde. C’est souvent le point le plus délicat à prouver pour le demandeur.
La loi utilise le terme « contribué », ce qui est interprété de manière assez souple par les tribunaux. Il n’est pas nécessaire que la faute de gestion soit la cause unique, ni même la cause principale, de l’insuffisance d’actif. Il suffit qu’elle ait participé, parmi d’autres facteurs (conjoncture économique, défaillance d’un client majeur…), à la création ou à l’aggravation du « trou » dans les comptes. Par exemple, une déclaration tardive de cessation des paiements peut être une faute ayant contribué à l’insuffisance d’actif si elle a permis l’aggravation du passif pendant la période de retard.
Néanmoins, le lien de causalité doit être spécifiquement démontré pour chaque faute retenue. Il ne peut être simplement déduit de la nature de la faute sans explication.
Quelles sont les conséquences de l’action ?
Si les trois conditions (faute de gestion non négligente, insuffisance d’actif, lien de causalité) sont réunies, le tribunal peut condamner le ou les dirigeants fautifs.
Le montant de la condamnation
C’est une caractéristique essentielle de cette action : le juge dispose d’un pouvoir souverain d’appréciation. Il peut :
- Décider de ne prononcer aucune condamnation, même si les conditions sont remplies.
- Condamner le dirigeant à payer tout ou partie de l’insuffisance d’actif.
Le montant de la condamnation ne peut jamais dépasser le montant total de l’insuffisance d’actif constatée. Pour fixer ce montant, le juge tient compte de la gravité des fautes de gestion commises, de leur nombre, mais aussi de la situation personnelle du dirigeant (capacités financières), bien qu’il n’ait pas à motiver sa décision sur ce dernier point. L’idée de proportionnalité est sous-jacente, même si la Cour de cassation rappelle la souveraineté des juges du fond.
En cas de pluralité de dirigeants fautifs, le tribunal peut les condamner solidairement, mais doit alors motiver spécifiquement cette décision de solidarité (C. com., art. L. 651-2, al. 1er in fine). Il n’est pas tenu de répartir la charge de la dette entre eux, sauf si une demande est faite en ce sens. L’action engagée contre un dirigeant n’interrompt pas la prescription à l’égard des autres.
L’affectation des sommes versées
Les sommes payées par le dirigeant condamné entrent dans le patrimoine de l’entreprise en liquidation. Elles sont ensuite réparties entre tous les créanciers, mais selon une règle spécifique : au marc le franc, c’est-à-dire proportionnellement au montant de chaque créance, sans tenir compte des éventuels privilèges ou sûretés dont certains créanciers pourraient bénéficier (comme le superprivilège des salaires ou le privilège du Trésor). C’est une exception importante au classement habituel des créanciers.
Point notable : le dirigeant qui a été condamné et qui serait par ailleurs créancier de la société (par exemple via son compte courant d’associé) ne peut pas participer à cette répartition à hauteur des sommes qu’il a dû verser. Il ne peut donc pas récupérer indirectement une partie de ce qu’il a payé.
L’exclusion de la responsabilité civile de droit commun
Un principe important, dit de non-cumul, a été posé par la jurisprudence. Lorsque l’action en responsabilité pour insuffisance d’actif (fondée sur l’article L. 651-2) est applicable (c’est-à-dire en liquidation judiciaire avec une insuffisance d’actif et une faute de gestion y ayant contribué), elle exclut la possibilité pour le liquidateur d’agir contre le dirigeant sur le fondement de la responsabilité civile de droit commun (art. 1240 C. civ.) ou de la responsabilité spécifique du droit des sociétés (ex: art. L. 223-22 ou L. 225-251 C. com.) pour obtenir réparation du préjudice collectif subi par l’ensemble des créanciers du fait de l’insuffisance d’actif. L’action spécifique prime.
Ce principe connaît cependant des exceptions. Il ne fait pas obstacle à :
- L’action individuelle d’un créancier spécifique s’il prouve un préjudice personnel distinct de celui résultant de l’insuffisance d’actif collective, causé par une faute personnelle du dirigeant détachable de ses fonctions. Ces conditions sont difficiles à réunir.
- Certaines actions spécifiques comme celle de l’administration fiscale (art. L. 267 LPF).
- L’action civile exercée dans le cadre d’une procédure pénale (par exemple pour abus de biens sociaux ou banqueroute).
La procédure pour engager cette responsabilité suit des étapes précises, que nous détaillons dans notre article sur les procédures et recours. De plus, le non-paiement de cette condamnation peut d’ailleurs entraîner d’autres sanctions, à l’instar de la banqueroute et des délits connexes – des infractions pénales distinctes de la responsabilité pour insuffisance d’actif. Nous évoquons également dans notre article sur la faillite personnelle et l’interdiction de gérer des risques similaires. Enfin, un aperçu global des différentes sanctions est disponible dans notre guide sur les sanctions applicables aux dirigeants.
Si vous êtes dirigeant et que votre entreprise rencontre des difficultés, anticiper ces risques est essentiel. Une gestion prudente et le recours précoce aux outils de prévention peuvent limiter l’exposition à cette responsabilité. Pour une analyse personnalisée de votre situation et des conseils adaptés, notre équipe se tient à votre disposition.
Sources
- Code de commerce, articles L. 651-1 à L. 651-4 (Responsabilité pour insuffisance d’actif)
- Code de commerce, articles R. 651-1 à R. 651-6 (Procédure relative à la responsabilité pour insuffisance d’actif)