L’expansion de l’économie numérique a donné naissance à de nouvelles formes de patrimoine. Noms de domaine, cryptoactifs, biens virtuels dans les métavers : ces actifs dématérialisés représentent une valeur économique bien réelle et, par conséquent, un enjeu majeur pour le recouvrement de créances. Pour un créancier, appréhender ces biens immatériels suppose de naviguer dans un environnement juridique et technique complexe, où les procédures classiques doivent être adaptées. La saisie de ces actifs, bien que possible, soulève des questions inédites qui exigent une approche pointue et une compréhension des mécanismes propres à chaque catégorie. Il convient de distinguer les différentes voies d’exécution, car les logiques de la saisie exécutoire et de la saisie conservatoire ne sont pas identiques. L’enjeu est de taille et nécessite un accompagnement juridique adapté aux saisies d’actifs complexes, car ces biens s’inscrivent dans la famille plus large des droits incorporels saisissables.
Noms de domaine : saisissabilité et procédure d’exécution
Un nom de domaine, qui constitue l’adresse d’un site internet, est souvent un élément central de l’identité et de la valeur d’une entreprise. Sa saisie est une mesure d’exécution redoutable pour un créancier, capable de paralyser l’activité en ligne de son débiteur.
Le nom de domaine comme actif incorporel et son droit de propriété
Sur le plan juridique, le nom de domaine n’est pas un bien comme un autre. Il est qualifié d’actif incorporel, un signe distinctif au même titre qu’une marque ou qu’un nom commercial. Bien qu’il ne confère pas un droit de propriété au sens classique du terme, son titulaire dispose d’un droit d’usage exclusif, qui est cessible et donc valorisable. Cette valeur patrimoniale le fait entrer dans le patrimoine du débiteur et le rend, à ce titre, saisissable. Sa valeur peut parfois être considérable, dépendant de sa notoriété, du trafic qu’il génère ou de sa simplicité. La reconnaissance de cette nature patrimoniale est une étape fondamentale : elle ouvre la voie aux procédures d’exécution forcée.
Le rôle des bureaux d’enregistrement (registrars) et de l’AFNIC
Pour comprendre comment saisir un nom de domaine, il faut identifier les acteurs qui le gèrent. En France, pour les extensions en « .fr », l’Association Française pour le Nommage Internet en Coopération (AFNIC) est l’office d’enregistrement. Cependant, l’interlocuteur direct du titulaire du nom de domaine, et par conséquent la cible de la procédure de saisie, est le bureau d’enregistrement, aussi appelé « registrar ». C’est auprès de cette société (OVH, Gandi, etc.) que le nom de domaine a été acheté et qu’il est techniquement géré. Le registrar est donc considéré comme le tiers saisi. C’est lui qui détient et administre le droit d’usage pour le compte du débiteur. Son rôle est donc central dans la mise en œuvre de la mesure d’exécution.
La procédure de saisie et de vente forcée des noms de domaine
La saisie d’un nom de domaine suit le régime de la saisie des droits incorporels. Un commissaire de justice, mandaté par le créancier muni d’un titre exécutoire, signifie l’acte de saisie directement au bureau d’enregistrement (le registrar). Cet acte rend le nom de domaine indisponible. Concrètement, le registrar a l’interdiction de procéder à son transfert ou à sa suppression. Le débiteur est informé de la saisie dans un délai de huit jours et dispose d’un mois pour contester. En l’absence de contestation ou après le rejet de celle-ci, le créancier peut engager la procédure de vente. La vente forcée des droits incorporels, comme un nom de domaine, se réalise généralement aux enchères publiques, orchestrée par un commissaire de justice ou un autre officier vendeur, afin de liquider l’actif et de désintéresser le créancier.
Cryptoactifs et cryptomonnaies : défis de saisie et perspectives
Les cryptoactifs, dont les cryptomonnaies comme le Bitcoin ou l’Ethereum sont les plus connues, posent des défis d’un tout autre ordre. Leur nature décentralisée, volatile et protégée par des mécanismes cryptographiques complexes rend leur appréhension par les voies d’exécution traditionnelles particulièrement ardue.
Définition juridique et statut (non-monnaie, non-moyen de paiement)
La loi PACTE de 2019 a introduit une première définition légale des actifs numériques dans le Code monétaire et financier. Un actif numérique y est défini comme « toute représentation numérique d’une valeur qui n’est pas émise ou garantie par une banque centrale ou par une autorité publique, qui n’est pas nécessairement attachée à une monnaie ayant cours légal et qui ne possède pas le statut juridique d’une monnaie, mais qui est acceptée par des personnes physiques ou morales comme un moyen d’échange et qui peut être transférée, stockée ou échangée par voie électronique ». Il est donc clair que les cryptoactifs ne sont pas des monnaies. Ils sont des biens meubles incorporels, ce qui confirme leur saisissabilité de principe, mais leur régime reste distinct de celui des instruments financiers traditionnels.
Les obstacles pratiques à la saisie (clés cryptées, décentralisation)
La principale difficulté réside dans la technologie même de la blockchain. La possession et le contrôle d’un cryptoactif dépendent de la détention d’une clé privée, une suite de caractères complexe et secrète. Sans cette clé, il est impossible d’accéder aux actifs ou de les transférer. Or, un débiteur peut détenir ses clés privées lui-même (sur un portefeuille matériel type « Ledger » ou un simple fichier), sans passer par un intermédiaire. Dans ce cas, comment le forcer à les révéler ? La décentralisation du système empêche de s’adresser à une autorité centrale qui pourrait bloquer les fonds. La localisation des actifs est un autre casse-tête : ils ne sont pas « dans » un pays, mais sur un registre distribué mondialement.
La nécessité d’une intervention judiciaire pour l’accès aux clés
Lorsque les cryptoactifs sont détenus directement par le débiteur, leur saisie effective peut nécessiter une contrainte physique ou une décision de justice forte. Le juge peut, sous astreinte, ordonner au débiteur de révéler ses clés privées. Le refus de s’exécuter peut même, dans certains contextes, être constitutif d’une infraction pénale. La situation est plus simple lorsque les actifs sont conservés par un intermédiaire, comme une plateforme d’échange centralisée (Coinbase, Binance, etc.). Cette plateforme devient alors le tiers saisi. Le commissaire de justice peut lui signifier un acte de saisie, lui ordonnant de bloquer les avoirs du débiteur. L’efficacité de la mesure dépendra alors de la coopération et de la localisation juridique de la plateforme.
Les modalités de vente forcée des cryptoactifs (cotation, adjudication)
Une fois les cryptoactifs saisis et rendus indisponibles, se pose la question de leur réalisation. Leur extrême volatilité rend la vente forcée délicate. La procédure doit être rapide pour éviter une dépréciation brutale. La vente aux enchères publiques reste le principe, mais elle doit être adaptée. Des plateformes spécialisées et des commissaires de justice formés à cet écosystème commencent à organiser des ventes spécifiques. La mise à prix est déterminée par la cotation du cryptoactif sur les principales plateformes d’échange au moment de la vente. Le produit de la vente est ensuite consigné avant d’être réparti entre les créanciers.
Biens virtuels : reconnaissance et saisissabilité dans les métavers et jeux vidéo
Avec l’essor des jeux en ligne et des métavers, une économie parallèle s’est développée autour des biens virtuels : skins, terrains, objets uniques… Ces éléments, parfois acquis pour des sommes considérables, ont une valeur patrimoniale qui attire l’attention des créanciers.
Le débat sur le droit de propriété des biens virtuels (‘magic circle’)
La question centrale est celle du statut juridique de ces biens. Le joueur est-il véritablement propriétaire de ses objets virtuels ? La doctrine est partagée. Souvent, les conditions générales d’utilisation (CGU) des plateformes stipulent que l’éditeur reste propriétaire de tous les éléments du jeu et n’accorde aux joueurs qu’une simple licence d’utilisation, révocable et non transférable. Cette analyse contractuelle fait obstacle à la reconnaissance d’un droit de propriété et donc à la saisie. Toutefois, une autre vision émerge, considérant que l’investissement en temps et en argent du joueur lui confère un véritable droit patrimonial sur les biens qu’il a acquis et qu’il peut échanger, formant un « cercle magique » où les règles internes de l’univers virtuel créent des droits opposables.
La valeur économique des biens virtuels et les transactions entre joueurs
Indépendamment du débat sur la propriété, la valeur économique de ces biens est incontestable. Des marchés secondaires, parfois tolérés, parfois interdits par les éditeurs, permettent aux joueurs d’acheter et de vendre ces objets contre de la monnaie réelle. Un « skin » rare sur un jeu populaire ou une parcelle de terrain dans un métavers en vogue peut valoir plusieurs milliers d’euros. Cette réalité économique pousse le droit à s’adapter. Si un bien a une valeur et peut être cédé, il doit, en principe, pouvoir être saisi pour payer les dettes de son détenteur.
La procédure de saisie et le rôle de l’éditeur du jeu/métavers
En pratique, la saisie de biens virtuels ciblerait l’éditeur du jeu ou de la plateforme en tant que tiers saisi. C’est lui qui a le contrôle technique sur les comptes des joueurs et qui peut opérer le transfert de propriété d’un objet d’un compte à un autre. Un créancier pourrait faire signifier un acte de saisie à l’éditeur, lui ordonnant de bloquer l’objet litigieux sur le compte du débiteur et d’empêcher sa vente. La phase suivante impliquerait d’organiser le transfert forcé de l’objet vers le compte d’un acquéreur, après une vente aux enchères. Cette procédure reste largement théorique et se heurte aux CGU et à la potentielle réticence des éditeurs, qui n’ont aucun intérêt à faciliter de telles opérations.
Enjeux juridiques et pratiques de la saisie des actifs numériques
La saisie d’actifs numériques, quelle que soit leur forme, soulève des problématiques transversales qui complexifient la tâche des créanciers et de leurs conseils.
L’identification du tiers saisi et la compétence territoriale
L’un des principaux défis est d’identifier le bon tiers saisi. Pour un nom de domaine, c’est le registrar. Pour des cryptoactifs, c’est potentiellement une plateforme d’échange. Pour un bien virtuel, c’est l’éditeur du jeu. Or, ces entités sont très souvent localisées à l’étranger. Se pose alors la question de la compétence territoriale du juge français et de l’efficacité d’une décision de justice française à l’encontre d’une société basée aux États-Unis, aux îles Caïmans ou en Asie. L’exécution transfrontalière devient alors un obstacle majeur, nécessitant des procédures de coopération internationale (exequatur) longues et coûteuses, si elles sont seulement possibles.
L’adaptation des règles traditionnelles de saisie à ces nouveaux actifs
Le droit français des voies d’exécution, notamment la saisie des droits incorporels, offre un cadre général suffisamment souple pour appréhender ces nouveaux actifs. Cependant, son application concrète exige une adaptation constante. Les commissaires de justice et les avocats doivent non seulement maîtriser le droit, mais aussi comprendre la technologie sous-jacente pour rédiger des actes efficaces et guider les juges. La dématérialisation, la décentralisation et l’anonymat relatif offerts par certains de ces actifs obligent le droit à faire preuve de créativité pour garantir que le patrimoine numérique d’un débiteur ne devienne pas une forteresse imprenable pour ses créanciers.
La saisie des actifs numériques est un domaine en pleine construction, à la croisée du droit des obligations, des voies d’exécution et de la technologie. Chaque situation est unique et présente des défis spécifiques qui requièrent une analyse fine et une stratégie sur mesure. Pour sécuriser le recouvrement de vos créances face à un débiteur détenant ce type de patrimoine, l’accompagnement par un cabinet d’avocats expert en procédures d’exécution complexes est indispensable.
Sources
- Code des procédures civiles d’exécution (notamment les articles sur la saisie des droits incorporels)
- Code monétaire et financier (notamment les articles relatifs aux actifs numériques)
- Code de commerce