Une entreprise en position dominante dispose d’un pouvoir économique qui lui permet d’agir indépendamment de ses concurrents et de ses clients. Si cette position n’est pas interdite en soi, le droit de la concurrence sanctionne son exploitation abusive, notamment lorsqu’elle conduit à imposer des conditions commerciales inéquitables. Ces pratiques, moins médiatisées que les abus d’exclusion visant à éliminer des concurrents, n’en demeurent pas moins nuisibles pour le marché et les consommateurs.
Qu’est-ce qu’un abus d’exploitation ?
Les entreprises dominantes jouissent d’une puissance de marché leur conférant un avantage structurel. Le droit de la concurrence veille à ce que cette puissance ne soit pas utilisée pour imposer des conditions déloyales aux partenaires commerciaux.
Définition : obtenir des avantages indus grâce à sa position dominante
L’abus d’exploitation se caractérise par l’utilisation d’une position dominante pour obtenir des avantages commerciaux qu’une entreprise n’aurait pas pu imposer dans un contexte de concurrence effective. Comme l’a défini la Cour de justice de l’Union européenne dans l’arrêt United Brands du 14 février 1978, il s’agit de l’hypothèse où une entreprise en position dominante « utilise les possibilités qui découlent de cette position pour obtenir des avantages de transactions qu’elle n’aurait pas obtenus en cas de concurrence praticable et suffisamment efficace ».
À la différence des abus d’exclusion qui visent à évincer les concurrents du marché, les abus d’exploitation affectent directement les clients, fournisseurs ou consommateurs finaux de l’entreprise dominante.
La référence aux « conditions de transaction non équitables » (Art. 102 TFUE)
L’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) prohibe expressément le fait « d’imposer de façon directe ou indirecte des prix d’achat ou de vente ou d’autres conditions de transaction non équitables ». Cette formulation large englobe diverses pratiques commerciales abusives.
En droit français, l’article L. 420-2 du Code de commerce, bien que ne reprenant pas explicitement cette formulation, est interprété de manière similaire. L’Autorité de la concurrence considère en effet que la notion d’abus de position dominante est identique en droit national et en droit de l’Union.
Les conditions pour qualifier un abus d’exploitation
Deux conditions cumulatives sont nécessaires pour caractériser un abus d’exploitation :
- Le lien causal : c’est bien la position dominante de l’entreprise qui lui a permis d’obtenir les avantages commerciaux contestés
- Le caractère inéquitable : ces avantages sont « sans rapport raisonnable avec la valeur économique de la prestation fournie », selon la formule consacrée par la jurisprudence
Ces conditions permettent d’éviter que toute condition commerciale avantageuse pour une entreprise dominante soit automatiquement qualifiée d’abusive. Il faut démontrer que l’entreprise a véritablement exploité sa position pour imposer des conditions manifestement déséquilibrées.
La pratique de prix excessivement élevés
L’exemple le plus emblématique d’abus d’exploitation reste l’imposition de prix anormalement élevés à des clients qui, en raison de la position dominante du fournisseur, n’ont pas d’alternative crédible.
Comment prouver qu’un prix est excessif ?
La démonstration du caractère excessif d’un prix n’est pas aisée. Les autorités de concurrence ne souhaitent pas devenir des régulateurs de prix et reconnaissent aux entreprises, même dominantes, une certaine liberté tarifaire. L’Autorité de la concurrence a rappelé qu’elle n’intervenait « que si, et seulement si, les conditions de transactions peuvent, au vu de l’ensemble des circonstances de la cause, être objectivement qualifiées de non équitables ».
Deux méthodes complémentaires peuvent être utilisées pour établir le caractère excessif d’un prix.
La méthode de comparaison (marchés équivalents)
La première approche consiste à comparer les prix pratiqués par l’entreprise dominante avec ceux observés sur des marchés comparables où s’exerce une concurrence effective. Cette méthode comparative s’est notamment illustrée dans l’affaire AKKA/LAA jugée par la Cour de justice en 2017, concernant des redevances de droits d’auteur.
La Cour a précisé qu’un écart de prix peut être qualifié de « sensible » s’il est « significatif et persistant », sans toutefois fixer de seuil minimal. Il s’agit d’une analyse au cas par cas, tenant compte des spécificités du marché en cause.
L’analyse des coûts et de la marge (disproportion manifeste)
La seconde méthode repose sur l’analyse de la structure de coûts de l’entreprise dominante. Il s’agit d’évaluer s’il existe une « disproportion manifeste » entre le prix pratiqué et le coût de production du bien ou service. Cette approche a notamment été utilisée par l’Autorité de la concurrence dans sa décision 09-D-24 concernant des liaisons internet entre La Réunion et la métropole.
Les autorités examinent l’écart entre les coûts supportés par l’entreprise (coûts variables, fixes, coûts évitables ou incrémentaux selon les cas) et le prix facturé aux clients. Si cette marge apparaît objectivement excessive au regard de la valeur économique du produit ou service, l’abus peut être caractérisé.
Les justifications possibles (ou leur absence)
Une entreprise dominante peut tenter de justifier des prix élevés par des raisons objectives. Parmi les justifications parfois invoquées figurent :
- Des coûts exceptionnels ou spécifiques (R&D, investissements particuliers)
- La nécessité de rentabiliser des innovations
- Des contraintes réglementaires particulières
Toutefois, ces justifications sont appréciées strictement. Dans l’affaire des télécommunications à La Réunion (décision 09-D-24), l’Autorité de la concurrence a rejeté les justifications avancées par France Télécom concernant ses tarifs de liaisons sous-marines. Elle a considéré que la disproportion manifeste entre le prix et la valeur du service constituait un abus ayant eu pour effet « d’imposer des prix abusivement élevés aux consommateurs » et de « freiner le développement du marché ».
Pratiques analogues à la pratique de prix excessifs
Au-delà des prix directement excessifs, plusieurs pratiques tarifaires ou contractuelles peuvent être qualifiées d’abus d’exploitation.
Imposition de prix de revente
Une entreprise en position dominante peut abuser de sa position en imposant à ses distributeurs des prix de revente minimum. Dans l’affaire des boules de pétanque de compétition (décision 17-D-02), l’Autorité de la concurrence a sanctionné la société Obut pour avoir imposé des prix de revente aux distributeurs de ses produits.
Cette pratique avait « pour effet d’empêcher que ses points de vente ne soient concurrencés en prix par ces autres revendeurs » et privait les consommateurs de la concurrence tarifaire qui aurait dû exister entre distributeurs. L’Autorité a souligné que ces pratiques « ont fait obstacle à la fixation des prix finaux au consommateur par le libre jeu de la concurrence ».
La pratique des prix franco : analyse au cas par cas
La pratique du prix franco consiste à inclure forfaitairement le coût du transport dans le prix de vente des marchandises, indépendamment de la distance réelle entre le lieu de production et celui de livraison. Cette pratique n’est pas en elle-même anticoncurrentielle, mais peut le devenir dans certaines circonstances.
Selon la notion de position dominante et son exploitation, les autorités françaises adoptent une approche nuancée. Alors que la Commission européenne considère généralement que l’imposition d’une tarification franco par une entreprise dominante constitue un abus, l’Autorité de la concurrence estime que « l’incidence d’un tel mode de tarification dépend largement des circonstances et des modalités de son adoption ».
Dans l’affaire Coca-Cola Beverages (décision 03-D-20), le Conseil de la concurrence a considéré que l’instauration de prix franco n’avait ni objet ni effet anticoncurrentiel, car elle visait simplement à accompagner une réorganisation logistique de l’entreprise.
Engagement de maintien d’un prix maximum (clause de garantie)
Certaines clauses de garantie de prix peuvent constituer des abus d’exploitation. Il s’agit notamment des engagements par lesquels une entreprise dominante promet que son prix ne dépassera jamais celui d’un produit concurrent.
Sous une apparence favorable au client, ces clauses peuvent avoir pour effet de figer les positions sur le marché en dissuadant les concurrents de baisser leurs prix. Aucun d’entre eux ne peut espérer gagner significativement des parts de marché puisque l’entreprise dominante s’alignera systématiquement.
Le Conseil de la concurrence a ainsi qualifié d’abusive la garantie donnée par GDF que le prix du gaz naturel ne dépasserait jamais celui d’énergies concurrentes comme la vapeur ou le fioul (décisions 99-D-51 et 03-D-26).
Clauses de priorité ou « clauses anglaises »
Les clauses dites « de priorité » ou « clauses anglaises » obligent un cocontractant à offrir à l’entreprise dominante un droit de préférence à l’issue d’une période contractuelle, à conditions équivalentes à celles proposées par les concurrents.
Cette pratique organise une asymétrie dans la négociation en permettant à l’entreprise dominante de connaître les offres de ses concurrents sans avoir à surenchérir. La cour d’appel de Paris a jugé qu’une telle clause « imposée par une entreprise disposant d’une position dominante qui oblige ses cocontractants à lui donner à conditions égales la préférence est condamnable […] puisqu’elle permet d’entraver le développement de concurrents présents ou potentiels ».
Les conditions contractuelles et commerciales discriminatoires
Les pratiques discriminatoires peuvent constituer un abus d’exploitation lorsqu’elles émanent d’une entreprise dominante et créent un désavantage pour certains partenaires commerciaux.
Discrimination tarifaire injustifiée
L’article 102 du TFUE vise expressément le fait « d’appliquer à l’égard de partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes, en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence ».
Un traitement différencié peut être justifié par des raisons objectives (volumes d’achat, coûts spécifiques), mais en l’absence de telles justifications, il peut constituer un abus d’exploitation. Cette discrimination peut porter sur les prix (remises sélectives) ou sur d’autres conditions commerciales.
L’Autorité de la concurrence distingue deux niveaux d’atteinte :
- L’atteinte de « premier niveau » lorsque la discrimination vise à évincer un concurrent
- L’atteinte de « second niveau » lorsque des clients de l’entreprise dominante se voient désavantagés dans la concurrence sur leur propre marché
Application non objective ou non transparente de règles (Ex: plateformes numériques)
Les plateformes numériques en position dominante font l’objet d’une attention croissante des autorités de concurrence. Dans sa décision 19-D-26 concernant Google, l’Autorité de la concurrence a sanctionné l’application de règles « inéquitables et appliquées de façon non objective, non transparente et discriminatoire ».
Google définissait et publiait des règles pour les annonceurs souhaitant diffuser de la publicité sur son réseau, mais ces règles laissaient une marge de manœuvre telle que l’entreprise pouvait appliquer un traitement « différencié et incohérent » à l’égard des annonceurs.
Cette pratique était susceptible de perturber le fonctionnement du marché de la publicité en ligne et des marchés connexes où opéraient les clients du service Google Ads. L’Autorité a sanctionné ces conditions commerciales comme constitutives d’un abus d’exploitation.
La nouvelle approche économique et l’abus d’exploitation
L’analyse des abus d’exploitation a évolué sous l’influence d’une approche plus économique du droit de la concurrence, parfois qualifiée de « nouvelle approche ».
Prise en compte des effets concrets sur le marché
Plutôt que de condamner certaines pratiques per se, les autorités de concurrence s’attachent désormais davantage à analyser leurs effets concrets sur le marché. Cette évolution a été portée par la Commission européenne dans sa Communication de 2009 sur les priorités pour l’application de l’article 102 du TFUE.
Cette approche implique une analyse plus détaillée et contextualisée des pratiques d’entreprises dominantes. Il ne suffit pas de constater une disproportion manifeste entre un prix et un coût, encore faut-il démontrer que cette disproportion « a eu un objet et/ou a produit des effets perturbateurs réels ou potentiels sur le jeu de la concurrence, et in fine, sur le bien-être du consommateur ».
La possible justification par les gains d’efficacité
La « nouvelle approche » admet également que certaines pratiques, même potentiellement abusives, puissent être justifiées par les gains d’efficacité qu’elles génèrent. Deux types de justifications sont possibles :
- La nécessité objective du comportement
- Les gains d’efficacité substantiels qui l’emportent sur les effets anticoncurrentiels
Pour que cette seconde justification soit retenue, l’entreprise dominante doit démontrer que :
- Les gains d’efficacité ont été ou sont susceptibles d’être réalisés grâce au comportement
- Le comportement est indispensable à la réalisation des gains d’efficacité
- Ces gains l’emportent sur les effets préjudiciables
- Le comportement n’élimine pas une concurrence effective
En France, l’article L. 420-4, III du Code de commerce prévoit désormais expressément que ne sont pas soumises aux dispositions de l’article L. 420-2 les pratiques « dont les auteurs peuvent justifier qu’ils sont fondés sur des motifs objectifs tirés de l’efficacité économique et qui réservent aux consommateurs une partie équitable du profit qui en résulte ».
Se défendre contre un abus d’exploitation
Victime d’un abus d’exploitation, vous disposez de plusieurs recours pour faire valoir vos droits. Si vous estimez subir des conditions commerciales inéquitables imposées par une entreprise en position dominante, plusieurs options s’offrent à vous.
Vous pouvez saisir l’Autorité de la concurrence, qui dispose d’un pouvoir d’enquête et de sanction important. Elle peut prononcer des injonctions et infliger des amendes pouvant atteindre 10% du chiffre d’affaires mondial du groupe auquel appartient l’entreprise sanctionnée.
Les juridictions commerciales peuvent également être saisies, soit pour obtenir la nullité des clauses abusives, soit pour demander des dommages et intérêts en réparation du préjudice subi. La loi Hamon de 2014 a par ailleurs introduit la possibilité d’actions de groupe en matière de pratiques anticoncurrentielles.
La complexité des dossiers d’abus de position dominante, en particulier d’exploitation, nécessite une expertise juridique solide. La qualification d’un abus d’exploitation requiert une analyse approfondie du marché, de la position de l’entreprise mise en cause et des conditions commerciales pratiquées.
Si vous êtes confronté à des conditions commerciales que vous jugez inéquitables de la part d’un partenaire en position dominante, n’hésitez pas à contacter notre cabinet pour une analyse de votre situation et des conseils adaptés pour protéger vos intérêts.
Sources
- Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), article 102
- Code de commerce, articles L. 420-2 et L. 420-4
- Communication de la Commission européenne du 24 février 2009 sur les priorités pour l’application de l’article 82 du traité CE aux pratiques d’éviction abusives des entreprises dominantes
- CJCE, 14 février 1978, United Brands, aff. 27/76
- CJUE, 14 septembre 2017, AKKA/LAA, aff. C-177/16