Lorsqu’une personne vous doit de l’argent, son patrimoine constitue votre gage. Vous êtes en droit de recourir à des saisies pour obtenir le paiement de votre créance. Mais que se passe-t-il lorsque votre débiteur ne détient pas ses biens en pleine propriété, mais en indivision avec d’autres personnes, par exemple à la suite d’une succession ou d’un achat en commun ? La situation se complexifie alors de manière significative. En effet, le droit français protège la cohérence de l’indivision et pose un principe strict : l’interdiction pour les créanciers personnels d’un indivisaire de saisir sa quote-part de droits sur les biens indivis. Cette règle met en lumière une distinction juridique essentielle entre les créanciers de l’indivision et les créanciers personnels des indivisaires, qui ne disposent pas des mêmes prérogatives. Cet article détaille les fondements et la portée de cette limitation, ainsi que les voies de recours offertes au créancier pour recouvrer sa dette.
Le principe d’interdiction de saisir les parts indivises : fondements juridiques
La position du droit français est claire : un créancier personnel ne peut pas initier de procédure de saisie directe sur les droits que son débiteur détient dans une indivision. Cette interdiction, loin d’être arbitraire, repose sur des fondements juridiques solides visant à préserver la nature même de l’indivision.
La logique derrière la prohibition (indétermination du gage, aléas du partage)
La principale raison de cette interdiction tient à la nature même des droits indivis. Avant le partage, le droit de chaque coïndivisaire ne porte pas sur un bien ou une fraction de bien matériellement identifiable, mais sur une quote-part abstraite de l’ensemble de la masse indivise. Le gage du créancier est donc indéterminé. Il est impossible de savoir sur quel bien concret la saisie pourrait s’exercer. Par exemple, si une indivision porte sur deux appartements, un indivisaire détenant 50 % des droits ne possède pas un appartement sur les deux, mais la moitié de chaque appartement.
De plus, le sort de ces droits est suspendu à l’issue des opérations de partage. Ce n’est qu’à ce moment que chaque indivisaire se verra attribuer des biens spécifiques. Un créancier qui saisirait une quote-part de droits sur un immeuble verrait sa saisie anéantie si, au terme du partage, cet immeuble était finalement attribué à un autre coïndivisaire. Cet aléa majeur rend la saisie des droits indivis impraticable et justifie son interdiction pour protéger tant les autres indivisaires que les potentiels acquéreurs de ces droits.
L’article 815-17 du Code civil : un texte clé
Ce principe est explicitement formulé par l’article 815-17, alinéa 2, du Code civil, qui dispose que « Les créanciers personnels d’un indivisaire ne peuvent saisir sa part dans les biens indivis, meubles ou immeubles ». Ce texte constitue la pierre angulaire de la protection de l’indivision contre les actions individuelles des créanciers d’un seul de ses membres. Il contraint ces créanciers à emprunter une autre voie pour obtenir le recouvrement de leur créance : celle de l’action en partage.
Portée de l’interdiction : quels créanciers et quels biens concernés ?
L’interdiction posée par le Code civil a une portée générale. Elle ne se limite pas à un certain type de créancier ou de bien, mais vise à couvrir l’ensemble des situations où un créancier personnel chercherait à agir directement sur le patrimoine indivis.
Créanciers chirographaires et hypothécaires personnels
L’interdiction de saisie s’applique à tous les créanciers personnels de l’indivisaire, sans distinction. Elle concerne aussi bien les créanciers chirographaires, c’est-à-dire ceux qui ne disposent d’aucune garantie particulière, que les créanciers qui auraient pris soin de se constituer une sûreté. Ainsi, même un créancier titulaire d’une hypothèque judiciaire inscrite sur la quote-part indivise de son débiteur ne peut pas procéder à la saisie de ces droits pour les faire vendre. Sa garantie lui confère un droit de préférence sur le prix de vente, mais uniquement si la vente a lieu, typiquement après un partage.
Biens meubles et immeubles indivis
La prohibition couvre l’intégralité des biens composant la masse indivise. L’article 815-17 du Code civil précise qu’elle concerne tant les biens meubles (un portefeuille de valeurs mobilières, du mobilier, des véhicules) que les biens immeubles (un appartement, une maison, un terrain). Aucun actif détenu en indivision ne peut faire l’objet d’une saisie par le créancier personnel d’un coïndivisaire. Cette protection spécifique des biens indivis vient s’ajouter à la liste plus générale des autres catégories de biens et de revenus insaisissables prévues par le droit français.
Les exceptions à la prohibition : quand la saisie est-elle possible ?
Il existe un tempérament important à ce principe. Lorsque tous les coïndivisaires sont solidairement débiteurs du même créancier, ce dernier est considéré comme un créancier de l’indivision. La Cour de cassation a jugé qu’il peut dans ce cas poursuivre la saisie et la vente des biens indivis sans avoir à provoquer le partage préalable (Cass. 1re civ., 6 nov. 2001, n° 98-20.518). Cette situation se rencontre par exemple lorsque des concubins, propriétaires indivis d’un bien, se sont portés co-emprunteurs solidaires d’un prêt.
Distinction entre saisie conservatoire et hypothèque judiciaire provisoire
Face à l’impossibilité de procéder à une saisie-exécution, le créancier pourrait être tenté de se tourner vers des mesures conservatoires pour « geler » les droits de son débiteur en attendant le partage. Cependant, le droit opère ici une distinction subtile mais fondamentale entre la saisie conservatoire, qui est interdite, et l’inscription d’une sûreté judiciaire, qui est autorisée.
Pourquoi la saisie conservatoire est interdite sur les droits indivis
La saisie conservatoire est une mesure qui vise à rendre un bien indisponible en vue d’une future saisie-vente. Son but est d’empêcher le débiteur de faire disparaître le bien. Or, puisque la finalité, c’est-à-dire la saisie-vente des droits indivis, est prohibée, le prélude à cette exécution l’est également. La Cour de cassation a confirmé cette logique en jugeant qu’un créancier personnel ne peut pratiquer une saisie conservatoire sur la part de son débiteur dans une indivision (Cass. 2e civ., 4 oct. 2001, n° 00-11.126). Il ne peut pas non plus prendre une mesure qui aurait pour effet de rendre cette part indisponible, comme la consignation du prix de vente d’un bien indivis.
La licéité de l’inscription d’hypothèque judiciaire provisoire : avantages et limites
À la différence de la saisie, l’inscription d’une hypothèque judiciaire provisoire sur la quote-part indivise du débiteur est admise par la jurisprudence. Cette mesure ne rend pas le bien indisponible et ne contrevient donc pas à la logique de l’indivision. Elle permet au créancier de prendre une garantie, une sorte de « ticket » qui lui assure un rang pour le jour où le bien sera partagé ou vendu. Elle génère un droit de préférence qui sera exercé sur la valeur du bien ou sur la soulte qui reviendra effectivement au débiteur après le partage.
L’avantage est donc de se positionner face aux autres créanciers du même débiteur. La limite est toutefois considérable : le sort de cette hypothèque est totalement subordonné au résultat du partage. Si le bien sur lequel elle est inscrite est attribué à un autre coïndivisaire que le débiteur, l’hypothèque disparaît purement et simplement, faute d’assiette. L’hypothèque judiciaire provisoire s’inscrit ainsi dans le cadre plus large des sûretés judiciaires, qui offrent une alternative stratégique aux saisies conservatoires.
L’unique recours : provoquer le partage de l’indivision
Puisque la saisie directe de la part indivise lui est interdite, le créancier personnel n’a qu’une seule voie d’action pour espérer recouvrer sa créance sur les biens indivis : forcer la sortie de l’indivision. Le droit lui offre les outils pour y parvenir.
Le mécanisme de l’action oblique pour les créanciers personnels
Le principal levier du créancier est l’action oblique, prévue par l’article 1341-1 du Code civil. Ce mécanisme permet à un créancier d’exercer les droits et actions de son débiteur lorsque celui-ci, par sa négligence, met en péril les droits de son créancier. En matière d’indivision, l’article 815-17, alinéa 3, du Code civil en fait une application spécifique : il autorise expressément le créancier personnel à « provoquer le partage au nom de leur débiteur ».
Concrètement, le créancier agit en justice à la place de l’indivisaire défaillant pour demander au tribunal d’ordonner le partage de l’indivision. C’est une démarche souvent longue et complexe, mais c’est la seule qui permette de transformer la quote-part abstraite du débiteur en biens ou en liquidités concrets et saisissables. Cette action en partage est particulièrement déterminante lorsqu’il s’agit de la saisie d’un bien immobilier en indivision, où les enjeux financiers sont souvent élevés.
L’intervention dans un partage en cours
Si une procédure de partage est déjà engagée, soit à l’amiable, soit judiciairement, par l’un des coïndivisaires, le créancier personnel peut également y intervenir. L’article 882 du Code civil lui permet de faire opposition au partage pour surveiller les opérations et s’assurer que les droits de son débiteur ne sont pas lésés, par exemple par une sous-évaluation de ses biens ou par la reconnaissance de dettes fictives envers d’autres coïndivisaires. Cette intervention garantit au créancier que l’actif revenant à son débiteur sera correctement évalué, préservant ainsi son propre gage.
Les sanctions en cas de saisie illicite des droits indivis
Toute tentative de contourner l’interdiction de saisie des droits indivis est sévèrement sanctionnée. Le législateur a prévu des recours clairs pour le débiteur qui ferait l’objet d’une telle procédure illégale.
Nullité de la saisie
La sanction de principe pour une saisie pratiquée en violation de l’article 815-17, alinéa 2, du Code civil est la nullité. L’acte de saisie est considéré comme n’ayant jamais existé. Le débiteur indivisaire peut saisir le juge de l’exécution pour faire constater cette nullité et obtenir la mainlevée de la mesure. Cette nullité est absolue et le juge n’a pas de pouvoir d’appréciation : il doit annuler la saisie dès lors qu’elle porte sur des droits indivis.
Possibles recours et dommages-intérêts
Outre la demande de mainlevée, l’indivisaire dont les droits ont fait l’objet d’une saisie abusive peut demander réparation du préjudice subi. Si la mesure a, par exemple, bloqué une opération ou porté atteinte à son crédit, il est en droit de réclamer des dommages-intérêts au créancier fautif. Cette action en responsabilité se fonde sur l’abus de saisie et vise à compenser le dommage matériel ou moral causé par la procédure illicite.
La complexité des règles régissant la saisie des droits indivis impose une approche stratégique et une connaissance approfondie des procédures. Que vous soyez un créancier cherchant à recouvrer une dette ou un coïndivisaire confronté à une telle situation, l’assistance d’un avocat expert en voies d’exécution est indispensable pour évaluer vos options et défendre efficacement vos droits. Notre cabinet se tient à votre disposition pour analyser votre situation et vous accompagner.
Sources
- Code civil
- Code de procédure civile
- Code des procédures civiles d’exécution