La clause de non-concurrence est un mécanisme contractuel bien connu, souvent associé au droit du travail ou aux cessions de fonds de commerce. Pourtant, son analyse ne s’arrête pas à la simple validité contractuelle ; elle doit aussi être passée au crible du droit de la concurrence, qui vise à protéger le bon fonctionnement du marché. Une clause parfaitement légale sur un plan peut en réalité constituer une pratique anticoncurrentielle prohibée. Comprendre cette dualité est essentiel pour sécuriser ses opérations commerciales. Ce sujet s’inscrit dans un cadre plus large que nous explorons dans notre guide complet de l’obligation de non-concurrence en droit commercial. Alors que les conditions et limites de validité générale posent un premier jalon, l’analyse au regard du droit de la concurrence impose un examen plus profond des effets de la clause sur le marché. Notre cabinet, disposant d’une pratique reconnue en matière de droit de la concurrence déloyale et des obligations de non-concurrence, observe que cette articulation est souvent une source de risques sous-estimés par les entreprises.
Principes généraux de la validité des clauses de non-concurrence en droit de la concurrence
En droit de la concurrence, une clause de non-concurrence n’est pas évaluée sur les seuls critères du droit des contrats. L’analyse se déplace du simple équilibre entre les parties vers l’impact de la restriction sur la structure concurrentielle du marché. Pour être jugée admissible, la clause doit être directement liée et nécessaire à la réalisation d’une opération principale qui, elle, n’est pas anticoncurrentielle. Deux principes fondamentaux guident cette évaluation : la nécessité et la proportionnalité de l’obligation.
Le caractère nécessaire de l’obligation
Le premier critère est celui de la nécessité. La restriction de concurrence doit être indispensable à l’objectif légitime de l’accord principal. Par exemple, dans le cadre de la vente d’une société, une clause interdisant au vendeur de recréer une activité identique est jugée nécessaire pour garantir à l’acheteur qu’il pourra jouir pleinement des actifs incorporels qu’il a acquis, comme la clientèle ou le savoir-faire. Sans cette clause, l’opération de cession pourrait être vidée de sa substance. En revanche, une clause de non-concurrence insérée dans un simple contrat de prestation de services sans transfert de savoir-faire substantiel serait probablement jugée non nécessaire et donc potentiellement illicite.
L’ajustement strict à la fonction remplie (principe de proportionnalité)
Le second critère, la proportionnalité, exige que la clause soit limitée à ce qui est strictement indispensable pour atteindre l’objectif poursuivi. Cette proportionnalité s’évalue traditionnellement selon trois axes :
- La durée : L’interdiction de concurrence doit être limitée dans le temps. La durée acceptable dépend de la nature de l’opération. Pour une cession d’entreprise, elle est souvent de deux à trois ans, le temps jugé suffisant pour que l’acquéreur consolide la clientèle reprise.
- L’espace : La limitation géographique doit correspondre au territoire sur lequel l’entreprise cédée exerçait son activité au moment de la vente. Une interdiction étendue à l’ensemble du territoire national pour une entreprise qui n’opérait que sur un plan local serait jugée disproportionnée.
- Le champ matériel : L’interdiction ne peut viser que les activités réellement concurrentes de celles qui sont l’objet de l’opération principale. Une clause qui interdirait au cédant d’exercer toute activité commerciale, y compris dans des secteurs où il n’opérait pas, serait manifestement excessive.
Le non-respect de ces principes de nécessité et de proportionnalité fait basculer la clause du statut d’accessoire légitime à celui de restriction de concurrence injustifiée.
Clauses de non-concurrence et ententes anticoncurrentielles
L’un des principaux risques est que la clause de non-concurrence soit requalifiée en accord anticoncurrentiel, ou entente. Une telle situation expose les entreprises concernées à des sanctions particulièrement lourdes. Cette problématique est au cœur de la régulation des ententes anticoncurrentielles et de leurs risques.
Le cadre européen (règlement d’exemption 330/2010)
Au niveau de l’Union européenne, l’article 101 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) interdit les accords entre entreprises qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence. Les clauses de non-concurrence sont particulièrement surveillées dans les accords verticaux (entre un fournisseur et un distributeur, par exemple). Le règlement d’exemption par catégorie n°330/2010 (et son successeur, le Règlement (UE) 2022/720) permet à certains accords de bénéficier d’une présomption de légalité s’ils remplissent certaines conditions, notamment des seuils de part de marché. Cependant, ce règlement exclut de son bénéfice les accords contenant des « restrictions caractérisées », parmi lesquelles figurent certaines obligations de non-concurrence. Par exemple, une obligation de non-concurrence imposée à un distributeur pour une durée supérieure à cinq ans est généralement considérée comme une restriction caractérisée qui prive l’intégralité de l’accord du bénéfice de l’exemption.
Le cadre national (article L.420-1 C. com.)
En droit français, l’article L. 420-1 du Code de commerce reprend une interdiction similaire à celle de l’article 101 du TFUE. Une clause de non-concurrence peut être l’objet même d’une entente illicite, notamment dans les accords horizontaux (entre concurrents). Des entreprises qui s’accorderaient pour ne pas se faire concurrence sur certains marchés ou pour ne pas débaucher leurs salariés respectifs concluraient une entente par l’objet, c’est-à-dire une entente dont la seule finalité est de restreindre la concurrence, ce qui est prohibé en soi, sans qu’il soit besoin d’en démontrer les effets concrets sur le marché.
Les exemptions possibles (légales et individuelles)
Une clause qui restreint la concurrence n’est pas systématiquement illicite. Elle peut échapper à l’interdiction si elle bénéficie d’une exemption. Outre les règlements d’exemption par catégorie comme celui sur les restrictions verticales, une exemption individuelle peut être accordée. En vertu de l’article L. 420-4 du Code de commerce, une pratique restrictive peut être justifiée si elle remplit quatre conditions cumulatives :
- Elle contribue au progrès économique (améliorations de la production, de la distribution, progrès technique…).
- Elle réserve aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte.
- Les restrictions de concurrence imposées sont indispensables pour atteindre cet objectif de progrès.
- Elle ne donne pas aux entreprises la possibilité d’éliminer la concurrence pour une partie substantielle des produits en cause.
Obtenir le bénéfice d’une exemption individuelle requiert une démonstration économique et juridique solide, pour laquelle l’accompagnement par un avocat est souvent déterminant.
Clauses de non-concurrence et abus de position dominante
Le prisme d’analyse change lorsqu’une des parties à l’accord est une entreprise en position dominante. Dans ce cas, ce qui pourrait être une clause admissible pour une entreprise ordinaire peut devenir une pratique abusive. La notion d’abus de position dominante fait l’objet d’une surveillance attentive, comme détaillé dans notre article sur les pratiques interdites liées à l’abus de position dominante.
L’analyse des clauses imposées par une entreprise dominante
Une entreprise en position dominante sur un marché a une responsabilité particulière de ne pas porter atteinte à la concurrence. L’article L. 420-2 du Code de commerce et l’article 102 du TFUE interdisent l’exploitation abusive d’une position dominante. L’utilisation de clauses de non-concurrence peut constituer un tel abus. Par exemple, un fournisseur dominant qui imposerait à ses distributeurs une obligation d’approvisionnement exclusif couplée à une interdiction de vendre des produits concurrents pourrait être accusé d’abus. L’intention de l’entreprise dominante importe peu ; c’est l’effet d’éviction de ses concurrents, même potentiel, qui est sanctionné.
Les risques de verrouillage du marché
Le principal risque associé à ces clauses est le « verrouillage » du marché (foreclosure). En imposant des obligations de non-concurrence à un grand nombre de ses partenaires commerciaux (fournisseurs, distributeurs), une entreprise dominante peut effectivement fermer le marché à ses concurrents actuels ou potentiels. Ces derniers se retrouvent dans l’incapacité d’accéder aux canaux de distribution ou aux sources d’approvisionnement, ce qui constitue une barrière à l’entrée ou à l’expansion. Les autorités de concurrence sont particulièrement sévères envers ces stratégies de verrouillage qui figent la structure du marché au profit de l’acteur dominant.
Clauses de non-concurrence et opérations de concentration
Les opérations de concentration (fusions, acquisitions) constituent un cadre où les clauses de non-concurrence sont non seulement courantes mais souvent nécessaires. Elles sont alors qualifiées de « restrictions accessoires » et échappent aux interdictions si elles respectent des conditions strictes.
Les clauses accessoires aux cessions d’entreprises
Lorsqu’une entreprise est rachetée, l’acquéreur doit être protégé contre la concurrence du vendeur pour pouvoir s’approprier la valeur de l’entreprise. La clause de non-concurrence est alors considérée comme accessoire à l’opération de concentration. Pour être valable, elle doit être nécessaire à la réalisation de l’opération et directement liée à celle-ci. Sa portée (durée, champ géographique et matériel) doit être strictement proportionnée à cet objectif. Une durée de trois ans est souvent considérée comme raisonnable lorsque le transfert de clientèle et de savoir-faire le justifie. Une durée de deux ans est plus habituelle si le savoir-faire transmis est moins important.
Les clauses liées aux créations d’entreprises communes
La création d’une entreprise commune (ou joint-venture) par deux ou plusieurs sociétés mères peut également s’accompagner de clauses de non-concurrence. Les sociétés mères peuvent s’engager à ne pas concurrencer leur filiale commune dans son domaine d’activité. Une telle clause est considérée comme accessoire et légitime si l’entreprise commune exerce durablement toutes les fonctions d’une entité économique autonome (« pleine fonction »). La clause doit, là encore, être proportionnée en termes de durée, d’espace et de périmètre pour être jugée indispensable au démarrage et au bon fonctionnement de l’entreprise commune.
Sanctions et risques juridiques
La violation des règles du droit de la concurrence expose l’entreprise à des risques financiers et juridiques majeurs. Une clause de non-concurrence jugée illicite au regard du droit des ententes ou des abus de position dominante encourt deux types de sanctions principales. D’une part, la nullité de la clause elle-même. Le juge peut la déclarer nulle et non avenue, la privant de tout effet. D’autre part, et c’est le risque le plus important, les autorités de concurrence (l’Autorité de la concurrence en France ou la Commission européenne) peuvent infliger des sanctions pécuniaires très lourdes. Ces amendes peuvent atteindre jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires mondial total du groupe auquel appartient l’entreprise sanctionnée. Au-delà des amendes, l’entreprise peut être contrainte de modifier ses pratiques contractuelles et subir un préjudice d’image important.
L’articulation entre la validité contractuelle d’une clause de non-concurrence et sa conformité au droit de la concurrence est un exercice complexe qui exige une analyse au cas par cas. Les conséquences d’une clause mal rédigée ou utilisée dans un contexte inapproprié peuvent être désastreuses. Pour évaluer la validité de vos clauses existantes ou pour rédiger des accords sécurisés, l’assistance d’un avocat expert en droit de la concurrence est une précaution indispensable. Prenez contact avec notre cabinet pour une analyse de votre situation.
Sources
- Code de commerce, notamment ses articles L. 420-1, L. 420-2 et L. 420-4
- Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), notamment ses articles 101 et 102
- Règlement (UE) n° 2022/720 de la Commission du 10 mai 2022 concernant l’application de l’article 101, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne à des catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées
- Communication de la Commission sur les restrictions directement liées et nécessaires aux opérations de concentration