L’interdiction des ententes anticoncurrentielles, posée par l’article L. 420-1 du code de commerce, constitue un pilier du droit de la concurrence français. Elle vise à préserver le bon fonctionnement des marchés au bénéfice des entreprises et des consommateurs. Cependant, cette interdiction n’est pas absolue. Le législateur a prévu des situations où une pratique, bien que potentiellement restrictive de concurrence, peut échapper à la sanction.
Comment une entente peut-elle être justifiée ? Le mécanisme clé est celui de l’exemption, encadré principalement par l’article L. 420-4 du code de commerce. Ce texte organise plusieurs voies permettant de « blanchir » une pratique restrictive, sous conditions strictes. Comprendre ces exceptions est essentiel pour les entreprises qui cherchent à sécuriser leurs accords ou à évaluer leurs risques. Cet article explore les différents cas où une entente peut être justifiée.
L’exemption légale : quand la pratique résulte de l’application d’un texte
La première porte de sortie est prévue par l’article L. 420-4, I-1° du code de commerce. Cette disposition exonère les pratiques qui « résultent de l’application d’un texte législatif ou d’un texte réglementaire pris pour son application ». L’idée est simple : on ne peut reprocher à une entreprise de faire ce que la loi ou un règlement d’application directe lui impose.
Attention toutefois, les conditions d’application sont interprétées strictement. Il faut que la pratique restrictive soit la conséquence directe et inéluctable du texte invoqué. Un exemple classique concerne l’obligation pour les avocats d’adhérer à un contrat collectif d’assurance responsabilité civile souscrit par leur barreau ; cette pratique découle directement de la loi régissant la profession. De même, des clauses de tarification unique mises en œuvre par des centres d’insémination artificielle ont pu être justifiées car elles résultaient d’un texte réglementaire pris en application d’une loi. Les tarifs d’Infogreffe pour la transmission électronique d’informations légales ont également été considérés comme découlant directement d’un article du code de commerce.
En revanche, une simple tolérance administrative, même prolongée, ou l’approbation ministérielle d’un règlement professionnel ne suffisent pas à constituer un « texte » au sens de l’article L. 420-4, I-1°. Si la loi laisse une marge de manœuvre aux entreprises, celles-ci ne peuvent justifier une entente en invoquant l’exemption légale. La pratique doit être imposée, et non simplement permise ou encouragée par le cadre légal.
L’exemption individuelle pour progrès économique : un bilan coûts-avantages
La justification la plus complexe, mais aussi la plus discutée, est celle prévue par l’article L. 420-4, I-2° du code de commerce. Inspirée directement du droit de l’Union européenne (article 101, paragraphe 3 du TFUE), cette disposition permet d’exempter une entente si elle remplit quatre conditions cumulatives. L’idée sous-jacente est d’autoriser une restriction de concurrence si, et seulement si, elle génère des bénéfices économiques supérieurs à ses inconvénients, et que ces bénéfices sont équitablement partagés. Il s’agit d’une forme de bilan économique. Pour approfondir la manière dont une pratique est d’abord qualifiée d’anticoncurrentielle avant d’envisager une exemption, vous pouvez consulter notre article sur la différence entre entente par objet et par effet anticoncurrentiel.
Les quatre conditions à remplir sont les suivantes :
Condition 1 : assurer un progrès économique réel
La pratique doit générer un progrès objectif, quantifiable. Il peut s’agir d’une amélioration de la production ou de la distribution, de la promotion du progrès technique ou économique. Les exemples admis en jurisprudence incluent des gains de productivité (comme ceux résultant de la mise en place du système interbancaire Carte Bancaire ou de l’Échange Image Chèque), une réduction des coûts (par exemple, de transport), une amélioration de la qualité des produits ou services, ou encore la mise en place de systèmes de distribution plus efficaces, comme certains réseaux de franchise sélective présentant des avantages pour les clients.
Le législateur a même explicitement inclus la création ou le maintien de l’emploi parmi les effets pouvant constituer un progrès économique.
Point important : le progrès doit être la conséquence directe de la restriction de concurrence. Si le même progrès pouvait être atteint par des moyens moins restrictifs, l’exemption sera refusée. Par exemple, une coordination des prix n’a pas été jugée indispensable pour atteindre un objectif de satisfaction du consommateur qui aurait pu être visé par d’autres moyens.
Condition 2 : réserver une partie équitable du profit aux utilisateurs
Le progrès économique généré ne doit pas profiter uniquement aux entreprises parties à l’entente. Une partie « équitable » des bénéfices (baisse de prix, amélioration de la qualité, innovation, meilleur service…) doit revenir aux utilisateurs finaux : consommateurs ou entreprises clientes. Il faut un bénéfice pour la collectivité.
L’exemple du porte-monnaie électronique Monéo illustre ce partage : le progrès bénéficiait potentiellement aux banques, aux commerçants (réduction des frais de gestion des espèces) et aux consommateurs (mode de paiement pratique). De même, un réseau de franchise peut être exempté s’il est démontré qu’il est avantageux pour les clients.
Condition 3 : caractère indispensable des restrictions
C’est souvent le point le plus difficile à démontrer pour les entreprises. La restriction de concurrence imposée par l’entente doit être absolument nécessaire pour atteindre le progrès économique visé. S’il existe une alternative moins dommageable pour la concurrence permettant d’obtenir le même résultat, l’exemption est exclue.
L’Autorité de la concurrence et les tribunaux examinent cette condition avec attention. Ainsi, un partage de marché entre distributeurs n’a pas été jugé indispensable pour améliorer le suivi technique des clients. Des clauses restrictives dans une coopérative (quotas, interdiction de concurrence post-sortie) n’ont pas été considérées comme nécessaires pour rationaliser la commercialisation. L’instauration d’une commission interbancaire fixe pour le traitement des chèques n’a pas été jugée indispensable pour assurer le passage à la dématérialisation. De même, une charte vétérinaire imposant une grille tarifaire unique n’était pas indispensable pour garantir la qualité des soins.
L’interdiction totale de la vente en ligne par un fabricant à ses distributeurs agréés a aussi été jugée comme une restriction non indispensable, bloquant ainsi l’exemption.
Condition 4 : ne pas éliminer la concurrence pour une partie substantielle des produits
Même si les trois premières conditions sont remplies, l’exemption sera refusée si l’entente donne aux entreprises concernées la possibilité d’éliminer la concurrence pour une partie substantielle des produits ou services en cause. Un certain degré de concurrence doit subsister sur le marché.
Cette condition vise à éviter que l’exemption ne serve à créer ou renforcer une position dominante collective. Un accord organisant un partage total du marché, par exemple, élimine par définition la concurrence et ne pourra jamais bénéficier de l’exemption individuelle.
L’application limitée en pratique
Remplir ces quatre conditions cumulatives est un exercice ardu. En pratique, les exemptions individuelles accordées par l’Autorité de la concurrence sont rares. Un des rares exemples concerne l’Union française des orthoprothésistes qui avait diffusé un barème tarifaire pour certains appareils non remboursés. L’Autorité avait alors considéré que, dans le contexte très particulier de produits rares, nécessaires rapidement, et dont la valeur était difficile à apprécier par les organismes payeurs, la méthode de tarification préconisée (utilisée par ailleurs par les pouvoirs publics) pouvait contribuer à la modération des prix et éviter des refus de prise en charge, bénéficiant ainsi aux patients et au système de protection sociale. L’impact limité sur une demande marginale et la faible possibilité de jeu concurrentiel ont aussi pesé dans la balance.
Cette rareté s’explique aussi par le fait que l’Autorité utilise parfois une approche dite de « règle de raison » au stade de l’analyse de l’infraction (article L. 420-1), notamment pour les accords de distribution, ce qui peut conduire à considérer que certaines restrictions ne sont pas anticoncurrentielles dès le départ, sans passer par l’analyse de l’exemption. Pour comprendre comment une entente est initialement définie, référez-vous à notre guide sur la définition d’une entente anticoncurrentielle en droit français.
L’exemption par catégorie (décret) : une sécurité juridique sectorielle
Sur le modèle des règlements d’exemption européens, le droit français prévoit la possibilité d’exempter certaines catégories d’accords par décret, après avis conforme de l’Autorité de la concurrence (article L. 420-4, II du code de commerce). L’objectif est souvent d’améliorer la gestion des petites et moyennes entreprises.
Cette procédure offre une plus grande sécurité juridique aux entreprises opérant dans les secteurs concernés, car les accords conformes au décret sont présumés remplir les conditions de l’exemption. La procédure implique la présentation de l’accord au ministre chargé de l’Économie, avec des informations détaillées sur les parties, les objectifs, le marché, etc., suivie d’une publication et d’un recueil d’observations avant transmission à l’Autorité pour avis.
Deux décrets principaux ont été pris sur ce fondement en 1996, concernant le secteur agricole:
- Un décret exempte les accords entre producteurs (ou entre producteurs et entreprises) bénéficiant d’un même signe de qualité (label agricole, agriculture biologique, AOC) visant à adapter l’offre à la demande par un développement coordonné.
- Un autre décret concerne les accords visant à résorber une surcapacité en cas de perturbation grave du marché agricole (inadaptation offre/demande caractérisée par certains critères comme la baisse des cours ou l’augmentation des stocks). Ces accords sont limités dans leur objet (réduction de capacité, exigences de qualité, mais pas de fixation de prix) et leur durée.
Plus récemment, un décret de 2007 a exempté un accord interprofessionnel visant à réduire les délais de paiement dans la filière automobile, après un avis favorable de l’Autorité. L’Autorité avait reconnu le progrès économique (réduction effective des délais), le partage équitable (bénéfice pour toute la filière, y compris PME, et réduction du risque de défaillance), le caractère indispensable (inefficacité des autres moyens légaux) et l’absence d’élimination de la concurrence sur un marché européen très concurrentiel. La loi a d’ailleurs depuis encadré la possibilité pour les professionnels de convenir de délais de paiement spécifiques par secteur, sous certaines conditions.
Le cas spécifique de l’outre-mer et des droits exclusifs d’importation
La loi dite « Lurel » de 2012 a introduit une interdiction spécifique pour l’outre-mer : celle des accords ou pratiques concertées accordant des droits exclusifs d’importation à une entreprise ou un groupe d’entreprises (article L. 420-2-1 du code de commerce). Vous trouverez plus de détails sur les différents types d’ententes interdites, y compris celle-ci.
Parallèlement, le législateur a prévu une exemption spécifique pour ces situations dans l’article L. 420-4, III du code de commerce. Un tel accord peut être justifié s’il est fondé sur des « motifs objectifs tirés de l’efficacité économique » et s’il « réserve aux consommateurs une partie équitable du profit qui en résulte ». Les conditions ressemblent à celles de l’exemption individuelle générale, mais sont formulées légèrement différemment, mettant l’accent sur l’efficacité économique objective et le bénéfice consommateur.
Naviguer dans le paysage complexe des exemptions aux règles sur les ententes demande une analyse prudente et circonstanciée. Les conditions sont strictes et leur appréciation par l’Autorité de la concurrence et les tribunaux est rigoureuse. Se faire accompagner par un conseil expert permet d’évaluer la conformité de vos accords et de défendre leur éventuelle justification économique. Pour une vue d’ensemble des enjeux, consultez notre guide sur les ententes anticoncurrentielles : règles et risques.
Si vous pensez qu’un de vos accords pourrait être concerné ou si vous souhaitez évaluer la possibilité de bénéficier d’une exemption, notre équipe se tient à votre disposition pour une analyse personnalisée de votre situation.
Sources
- Code de commerce : notamment articles L. 420-1, L. 420-2-1, L. 420-4, R. 420-1
- Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) : notamment article 101
- Décret n° 96-499 du 7 juin 1996 (exemptions agriculture – signes de qualité)
- Décret n° 96-500 du 7 juin 1996 (exemptions agriculture – crise)
- Décret n° 2007-1884 du 26 décembre 2007 (exemption délais de paiement automobile)
- Loi n° 2012-1270 du 20 novembre 2012 (régulation économique outre-mer)