La saisie-attribution est un outil formidable pour le créancier muni d’un titre exécutoire qui cherche à recouvrer sa créance. En permettant de saisir directement les sommes d’argent que des tiers doivent au débiteur, cette procédure offre une efficacité redoutable. Cependant, sa mise en œuvre recèle des subtilités juridiques dont la méconnaissance peut anéantir les efforts du créancier, notamment lorsqu’il s’agit de créances payables de manière échelonnée. La distinction entre une créance unique à exécution successive et une série de créances successives est l’une de ces subtilités. Pour le non-initié, la différence peut sembler purement théorique. En pratique, elle détermine si une seule procédure de saisie suffit ou s’il faut en diligenter plusieurs, avec des conséquences financières et stratégiques majeures. Le créancier saisissant doit donc faire preuve d’une grande prudence. Face à la complexité de ces distinctions jurisprudentielles et à l’enjeu financier du renouvellement des saisies, l’assistance d’un avocat expert en voies d’exécution est souvent indispensable pour sécuriser le recouvrement de telles créances.
I. La distinction fondamentale : créances à exécution successive vs. créances successives
Pour appréhender la portée de la saisie-attribution sur des paiements s’étalant dans le temps, il est impératif de comprendre la nature juridique de l’obligation qui en est à l’origine. Le droit opère une distinction capitale entre la créance unique dont l’exécution est simplement échelonnée et la pluralité de créances qui naissent les unes après les autres. Avant d’analyser les cas spécifiques des dividendes ou des redevances, il est essentiel de maîtriser le cadre général des saisies de créances de sommes d’argent pour bien situer les enjeux de cette différenciation.
A. Définition et critères de qualification des créances
Une créance à exécution successive est une créance unique, née d’un seul et même fait juridique, dont les prestations sont simplement étalées dans le temps. L’exemple typique est la créance de loyers issue d’un contrat de bail. Le contrat constitue l’acte unique qui donne naissance à la créance pour toute sa durée. Même si le paiement est mensuel, la créance existe en son principe, conformément aux dispositions du Code des procédures civiles d’exécution (CPCE). Une seule saisie-attribution suffit donc à appréhender toutes les échéances futures, au fur et à mesure qu’elles deviennent exigibles. Juridiquement, on considère qu’il s’agit d’une créance certaine, bien qu’à terme.
À l’inverse, les créances successives sont des créances multiples qui, bien que pouvant découler d’un même contrat-cadre, naissent d’événements juridiques répétés. Chaque événement constitue un « fait générateur » autonome qui donne naissance à une nouvelle créance. La jurisprudence est claire : une créance ne devient certaine, et donc saisissable, que lorsque l’acte ou le fait juridique qui la fait naître est accompli. Cet acte constitue le fondement de l’obligation de paiement du tiers. Pour les prestations futures, la créance est considérée comme purement éventuelle, une simple expectative. Le créancier ne peut saisir que les créances dont le fait générateur est déjà survenu.
B. Implications procédurales et enjeux du renouvellement des saisies
La qualification de la créance emporte des conséquences procédurales déterminantes. Pour une créance unique à exécution successive, un seul acte de saisie-attribution, signifié par un commissaire de justice (anciennement huissier de justice), produira ses effets pour toutes les échéances à venir, jusqu’à l’extinction de la dette du créancier saisissant. Cette solution est économique et efficace.
En revanche, lorsque les créances sont qualifiées de successives, le créancier est contraint de multiplier les procédures. Chaque nouvelle créance qui naît exige une nouvelle saisie-attribution. Cette obligation de renouvellement engendre des contraintes pratiques importantes : des coûts supplémentaires liés aux frais d’acte du commissaire de justice pour chaque mesure d’exécution, des délais répétés (chaque saisie doit être dénoncée au débiteur dans un délai de huit jours à peine de nullité, ouvrant un nouveau délai de contestation), et une vigilance constante pour ne pas manquer la naissance d’une nouvelle créance. Alors que cet article se concentre sur les créances successives, il est crucial de les comparer au régime général des créances à exécution successive pour bien mesurer les différences de traitement procédural.
II. Étude des cas d’espèce emblématiques : dividendes sociaux, redevances d’auteur et tiers payant
La jurisprudence a eu l’occasion de trancher cette distinction dans plusieurs domaines, offrant un éclairage précieux sur les critères de qualification. Trois cas sont particulièrement illustratifs de la notion de créances successives, imposant au créancier la nécessité de renouveler ses saisies.
A. Les dividendes sociaux : l’exigence de la décision d’assemblée générale
La saisie-attribution de dividendes est une question fréquente en pratique. Un créancier peut-il, en une seule fois, saisir tous les dividendes futurs que son débiteur, associé d’une société, pourrait percevoir ? La Cour de cassation répond par la négative de manière constante, ses arrêts en la matière étant clairs. Elle juge que la créance de dividende de l’associé n’acquiert une existence juridique qu’au jour de la décision de l’assemblée générale (AG) qui constate l’existence de bénéfices distribuables et décide de leur affectation. Avant cette décision, le droit aux dividendes n’est qu’une simple expectative, une créance purement éventuelle et donc insaisissable.
Le fait générateur de la créance est la délibération de l’AG. Par conséquent, chaque assemblée générale qui vote une distribution constitue le fait générateur d’une nouvelle créance, juridiquement distincte de celle de l’exercice précédent. Un acte de saisie pratiqué avant la décision de l’assemblée est sans effet sur les dividendes qui seront distribués ultérieurement. Le créancier doit donc renouveler sa mesure de saisie-attribution chaque année, après chaque assemblée générale décidant d’une distribution.
B. Les redevances de droits d’auteur : au-delà des contrats-cadres
La situation des redevances versées par des organismes de gestion collective, comme la SACEM, à des auteurs ou compositeurs soulève des difficultés similaires. Bien qu’un auteur soit lié à l’organisme par un contrat unique d’apport de ses droits, la jurisprudence considère que les redevances ne constituent pas une créance unique à exécution successive. En effet, les sommes versées ont « autant d’origines que d’éditeurs » et proviennent d’exploitations multiples et indépendantes des œuvres (diffusions, concerts, etc.).
Chaque exploitation génère une créance de redevance. Le contrat avec l’organisme de gestion n’est qu’un cadre général ; il ne crée pas par lui-même une créance unique pour toutes les redevances futures. La saisie-attribution pratiquée par un créancier de l’auteur ne portera donc que sur les redevances déjà dues au jour de la saisie. Il faudra diligenter de nouvelles saisies pour appréhender les sommes à venir. La qualification des redevances s’inscrit dans le cadre plus large et complexe de la saisie des droits d’auteur, qui fait la différence entre le droit moral insaisissable des droits patrimoniaux saisissables.
C. Les créances des conventions de tiers payant : la particularité des actes médicaux
Un cas particulièrement éclairant est celui des sommes dues par les organismes de sécurité sociale (le tiers saisi) aux professionnels de santé (médecins, ambulanciers) en vertu d’une convention de tiers payant. La Cour de cassation a jugé de manière très claire que le professionnel de santé ne dispose pas d’une créance unique à exécution successive, mais de « créances distinctes nées d’actes médicaux indépendants les uns des autres » (Cass. 2e civ., 13 juin 2002, n° 00-20.844).
La convention de tiers payant n’est qu’un accord-cadre fixant les modalités de paiement. Le fait générateur de la créance est chaque acte médical ou chaque transport sanitaire effectué pour le compte d’un assuré social. Par conséquent, une saisie pratiquée entre les mains de la CPAM ne peut porter que sur les sommes dues pour des prestations déjà réalisées au jour de l’acte de saisie. Pour les prestations futures, le créancier devra réitérer sa procédure, ce qui rend le recouvrement particulièrement contraignant dans ce secteur.
III. Impact des procédures collectives sur les créances futures à exécution successive ou distinctes
L’ouverture d’une procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaire à l’encontre du débiteur saisi ajoute une couche de complexité. Le principe de l’arrêt des poursuites individuelles et l’interdiction de payer les créances antérieures au jugement d’ouverture viennent perturber la saisissabilité des créances futures.
A. La notion de ‘créance née à la date du jugement d’ouverture’ en jurisprudence
Le sort des créances dépend de leur date de naissance. Une saisie antérieure au jugement d’ouverture ne peut produire ses effets que sur des créances elles-mêmes nées avant cette date. Pour les contrats à exécution successive, la jurisprudence considère généralement que la créance naît au fur et à mesure de l’exécution de la prestation. Par exemple, pour un bail, la créance de loyer naît à chaque échéance. Les loyers échus après le jugement d’ouverture sont donc des créances postérieures, qui échappent en principe à une saisie antérieure.
Cette analyse, appliquée aux créances successives, confirme l’impossibilité pour une saisie unique de les appréhender. Chaque créance (dividende, redevance, honoraire) naissant de son propre fait juridique générateur, celles dont le fait générateur est postérieur au jugement d’ouverture sont des créances nouvelles, soumises au régime de la procédure collective.
B. Les exceptions de la loi Dailly et les contrats-cadres en procédure collective
Une exception notable à ce principe existe : la cession de créances professionnelles par bordereau Dailly. Lorsqu’une entreprise cède à sa banque, à titre de garantie, des créances futures issues d’un contrat-cadre conclu avant le jugement d’ouverture, cette cession reste efficace pour les créances nées après le jugement. L’article L. 622-21 IV du Code de commerce, dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 15 septembre 2021, prévoit que l’interdiction d’accroître l’assiette des sûretés après le jugement d’ouverture ne s’applique pas à une cession Dailly intervenue en exécution d’un contrat-cadre antérieur.
Cette disposition offre une protection considérable au créancier bancaire, lui permettant de continuer à bénéficier des créances qui naissent de la poursuite de l’activité du débiteur. L’exception prévue pour la cession Dailly ne peut être comprise sans maîtriser les spécificités du bordereau Dailly, qui en font un outil de garantie et de mise à disposition de créances particulièrement efficace.
IV. L’effet attributif immédiat de la saisie-attribution : justification de la qualification des créances
La nécessité de renouveler les saisies pour les créances successives ne découle pas seulement de la nature de ces créances, mais aussi de la nature même de la saisie-attribution. Comprendre la nature profonde de la saisie-attribution et la genèse de l’attribution immédiate est fondamental pour saisir pourquoi la jurisprudence exige des saisies multiples pour des créances non encore nées.
A. Le principe de l’attribution immédiate et l’interdiction de la saisie sur soi-même
Depuis la réforme des voies d’exécution de 1991, la saisie-attribution opère un effet attributif immédiat, tel que prévu par l’article L. 211-2 du CPCE. Cela signifie que dès la signification de l’acte de saisie au tiers, la créance saisie sort du patrimoine du débiteur pour entrer dans celui du créancier saisissant. Le créancier devient propriétaire, titulaire de la créance. Cet effet radical justifie pourquoi une seule saisie ne peut pas porter sur des créances qui n’existent pas encore. On ne peut transférer la propriété d’un bien qui n’existe pas juridiquement.
Ce principe est renforcé par l’impossibilité de pratiquer une saisie entre ses propres mains. Une fois que la première créance est attribuée au créancier, il en devient le titulaire. Saisir les créances futures reviendrait pour lui à pratiquer une saisie sur une créance qu’il détiendrait sur le tiers, ce qui est une impossibilité juridique. Chaque nouvelle créance qui naît au profit du débiteur initial nécessite donc un nouvel acte de saisie pour en transférer la propriété.
B. L’impact sur la saisissabilité des créances futures et éventuelles
Cette logique de l’attribution immédiate éclaire la distinction jurisprudentielle entre la créance future et la créance éventuelle. Une créance future, même affectée d’un terme ou d’une condition, est saisissable si elle existe déjà « en son principe » ou « en germe » dans le patrimoine du débiteur (par exemple, un loyer à échoir). La saisie peut valablement opérer le transfert de cette créance.
En revanche, une créance purement éventuelle, dont le fait générateur ne s’est pas encore produit (comme un dividende non encore voté), n’a aucune existence, même latente, dans le patrimoine du débiteur. Elle ne peut donc faire l’objet d’une attribution immédiate. La saisie-attribution ne peut l’appréhender, ce qui impose d’attendre sa naissance pour diligenter une nouvelle procédure d’exécution.
V. Recommandations pratiques pour les créanciers : anticiper et sécuriser les saisies
Pour le créancier, naviguer dans ces distinctions est un exercice périlleux. Une erreur de qualification peut conduire à croire une créance entièrement saisie alors que seule la première échéance l’a été, laissant le champ libre à d’autres créanciers ou à l’ouverture d’une procédure collective. Une stratégie de recouvrement efficace doit donc reposer sur l’anticipation et la rigueur.
Il est primordial, avant d’engager une saisie, de procéder à une analyse juridique précise de la nature et de l’objet de la créance. S’il s’agit de créances naissant successivement, le créancier doit prévoir un budget et un calendrier pour des saisies multiples. Il doit mettre en place une veille pour être informé de la naissance de chaque nouvelle créance (par exemple, surveiller la date des assemblées générales de la société dont le débiteur est associé). Cette démarche proactive est la seule garantie pour sécuriser le recouvrement. Pour les créanciers, anticiper les contestations est une clé du succès ; comprendre les questions pratiques que se posent les débiteurs, comme la possibilité d’une saisie sans préavis ou la question du solde bancaire insaisissable (SBI), permet de mieux préparer la procédure de saisie attribution et d’anticiper toute contestation de la saisie.
La distinction entre créances à exécution successive et créances successives illustre la complexité du droit de l’exécution. Une lecture superficielle des relations contractuelles peut induire en erreur et compromettre gravement les chances de recouvrement. Seule une analyse experte permet de sécuriser les droits du créancier. Si vous êtes confronté à une telle situation, notre cabinet peut vous accompagner pour définir et mettre en œuvre la stratégie de recouvrement la plus adaptée.
Sources
- Code des procédures civiles d’exécution
- Code de commerce
- Code civil