Le démembrement de propriété est un outil de gestion et de transmission patrimoniale très utilisé, notamment par les dirigeants d’entreprise pour organiser la succession de leurs actions. Cette technique, qui consiste à séparer l’usufruit (le droit de jouir du bien et d’en percevoir les revenus) de la nue-propriété (le droit de disposer du bien), soulève des questions complexes sur la répartition des pouvoirs au sein de la société. Qui a le droit de voter en assemblée générale ? Qui perçoit les dividendes ? Ces interrogations sont loin d’être théoriques ; une mauvaise anticipation peut engendrer des blocages et des conflits préjudiciables à la fois pour la famille et pour l’entreprise. Cet article a pour but de clarifier la répartition des droits et des pouvoirs entre usufruitier et nu-propriétaire d’actions, en s’appuyant sur les textes légaux et les interprétations jurisprudentielles. Pour une vision d’ensemble de cette thématique, vous pouvez consulter notre guide complet sur la gestion et la transmission des actions en indivision ou démembrement. Il est important de bien distinguer le démembrement de l’indivision, une autre forme de détention partagée qui obéit à des règles différentes, comme détaillé dans notre analyse sur les actions en indivision et leurs spécificités de gestion.
Qualité d’actionnaire en cas de démembrement
La première question, fondamentale, est de savoir qui, de l’usufruitier ou du nu-propriétaire, détient la qualité d’associé. La réponse à cette question n’est pas une simple curiosité juridique, elle est le pivot qui détermine l’attribution de l’ensemble des droits et des obligations qui ne sont pas expressément répartis par la loi ou par les statuts. C’est en quelque sorte la règle par défaut qui s’applique en cas de silence des textes.
La position de la jurisprudence et de la doctrine
Pendant longtemps, le débat a agité les juristes. Certains soutenaient que l’usufruitier, percevant les revenus et exerçant une partie des prérogatives, devait être considéré comme un associé. D’autres, plus classiques, affirmaient que seul le nu-propriétaire, véritable propriétaire des titres à terme, pouvait prétendre à cette qualité. Cette seconde thèse s’appuie sur un argument simple : l’associé est celui qui a vocation au capital de la société, ce qui est le propre du nu-propriétaire.
La Cour de cassation a mis fin à cette controverse de manière claire et constante. Dans plusieurs décisions, et notamment de façon très explicite dans un arrêt du 16 février 2022, elle a tranché : « l’usufruitier de parts sociales ne peut se voir reconnaître la qualité d’associé, qui n’appartient qu’au nu-propriétaire ». Cette position est aujourd’hui solidement établie et constitue le principe de base à partir duquel toute la répartition des droits doit être analysée.
Incidences de la qualité d’associé
Reconnaître la qualité d’associé au seul nu-propriétaire a des conséquences très concrètes. Cela signifie que tous les droits attachés à cette qualité, comme le droit de participer aux décisions collectives, lui sont acquis par principe. Même si les statuts peuvent aménager la répartition du droit de vote, ils ne peuvent en principe pas priver totalement le nu-propriétaire de sa prérogative fondamentale de participer à la vie sociale.
Inversement, l’usufruitier, n’étant pas un associé, ne bénéficie des droits sociaux que dans la mesure où la loi ou les statuts les lui attribuent spécifiquement. Ses droits sont des droits d’attribution, et non des droits inhérents à une qualité qu’il ne possède pas. Cette distinction est essentielle pour comprendre la logique de la répartition des pouvoirs qui suit.
Répartition des droits politiques
Les droits politiques sont ceux qui permettent d’influencer la gestion et les décisions stratégiques de la société. Il s’agit principalement du droit d’être convoqué aux assemblées, du droit à l’information et, bien sûr, du droit de vote. La loi prévoit une répartition de principe, mais laisse une marge de manœuvre importante aux statuts.
Droit de convocation et d’information
Initialement, le droit de participer aux assemblées était l’apanage de l’associé, donc du nu-propriétaire. Cependant, la loi a évolué pour protéger les intérêts des deux parties. Depuis la loi dite « Soilihi » du 19 juillet 2019, qui a modifié l’article 1844 du Code civil, un principe clair s’est imposé : le nu-propriétaire et l’usufruitier ont tous deux le droit de participer à toutes les décisions collectives.
Concrètement, cela implique que l’usufruitier comme le nu-propriétaire doivent être convoqués à toutes les assemblées générales, qu’elles soient ordinaires ou extraordinaires, et ce, même si l’un d’eux n’a pas le droit de voter sur les résolutions à l’ordre du jour. De même, le droit de communication des documents sociaux (comptes annuels, rapports de gestion, etc.) leur est ouvert à tous les deux. Le non-respect de ces droits peut entraîner la nullité de l’assemblée, ce qui souligne leur importance.
Droit de vote : une répartition légale et ses dérogations statutaires
La répartition du droit de vote est le point le plus sensible. Le Code de commerce établit une règle supplétive, c’est-à-dire qui s’applique en l’absence de clause contraire dans les statuts. Selon l’article L. 225-110, le droit de vote est attribué :
- À l’usufruitier pour les décisions des assemblées générales ordinaires (AGO), qui concernent principalement l’approbation des comptes et l’affectation des bénéfices.
- Au nu-propriétaire pour les décisions des assemblées générales extraordinaires (AGE), qui modifient les statuts (augmentation de capital, fusion, changement d’objet social, etc.).
Cette répartition légale peut toutefois être aménagée par les statuts. Mais cette liberté contractuelle est-elle sans limites ? La jurisprudence a posé des garde-fous pour préserver l’équilibre des droits. Il est ainsi admis qu’une clause ne peut pas priver totalement l’usufruitier de son droit de voter sur l’affectation des bénéfices, car cela reviendrait à le priver de la substance même de son droit d’usufruit. De même, si le nu-propriétaire peut être privé du droit de vote, il conserve son droit inaliénable de participer aux décisions collectives.
Le cas spécifique des sas
La Société par Actions Simplifiée (SAS) est réputée pour sa grande liberté statutaire. En matière de démembrement, cette liberté permet d’organiser une répartition des droits politiques sur mesure, bien plus fine que dans une SA. Les statuts d’une SAS peuvent ainsi attribuer le droit de vote à l’usufruitier pour certaines décisions extraordinaires, ou au nu-propriétaire pour certaines décisions ordinaires.
Cependant, cette liberté n’est pas absolue. Elle doit respecter les principes fondamentaux du droit des sociétés et du droit des biens. Notamment, l’article 1844 du Code civil, qui garantit le droit de participer aux décisions collectives et le droit de l’usufruitier de voter sur l’affectation des bénéfices, s’impose comme un socle d’ordre public. Une clause qui violerait ces principes fondamentaux risquerait d’être déclarée non écrite par un juge.
Répartition des droits pécuniaires
Après les droits politiques, abordons la question qui intéresse souvent le plus : qui touche l’argent ? La répartition des droits financiers (dividendes, réserves, boni de liquidation) obéit à une logique tirée du droit des biens, distinguant ce qui relève des « fruits » et ce qui relève du « capital ».
Dividendes et acomptes sur dividendes
La jurisprudence est constante sur ce point : les dividendes sont des fruits civils. En application de l’article 582 du Code civil, les fruits appartiennent à l’usufruitier. Par conséquent, c’est bien l’usufruitier, et lui seul, qui a le droit de percevoir les dividendes distribués par la société. Il en va de même pour les acomptes sur dividendes.
Le droit de l’usufruitier sur les dividendes naît au moment précis où l’assemblée générale décide de leur distribution. Avant cette décision, les bénéfices réalisés par la société ne sont pas des fruits, mais un simple enrichissement de la société qui profite au nu-propriétaire, détenteur du capital.
Réserves et primes d’émission
Contrairement aux dividendes, les réserves (bénéfices non distribués et affectés à un compte spécifique) ne sont pas des fruits. Elles constituent un accroissement de l’actif social, une augmentation de la valeur de la société. À ce titre, elles ont la nature d’un capital et appartiennent donc au nu-propriétaire.
Que se passe-t-il si la société décide de distribuer ces réserves ? La situation est subtile. Les sommes reviennent de droit au nu-propriétaire, mais l’usufruitier conserve un droit de jouissance dessus. Ce droit s’exerce sous la forme d’un « quasi-usufruit » : l’usufruitier reçoit les fonds, peut les utiliser, mais il contracte une dette de restitution envers le nu-propriétaire, qu’il devra rembourser à la fin de son usufruit. Les primes d’émission, qui sont un supplément d’apport, suivent le même régime que les réserves.
Droit préférentiel de souscription et boni de liquidation
Le droit préférentiel de souscription (DPS), qui permet de souscrire à de nouvelles actions lors d’une augmentation de capital, est un droit attaché à la qualité d’associé et a pour but de préserver la valeur du capital. Il appartient donc en principe au nu-propriétaire. Si de nouvelles actions sont souscrites, le démembrement se reporte sur ces nouvelles actions. Si le DPS est vendu, on parle alors de cession d’actions démembrées, et le produit de la vente est soumis à un quasi-usufruit au profit de l’usufruitier.
Enfin, en cas de dissolution de la société, le boni de liquidation (ce qui reste après paiement des dettes et remboursement des apports) représente la substance même du capital. Il revient donc au nu-propriétaire. Toutefois, comme pour les distributions de réserves, l’usufruit se reporte sur les sommes perçues, créant un quasi-usufruit et une dette de restitution à la charge de l’usufruitier.
Le démembrement d’actions est un mécanisme efficace mais qui génère une situation juridique complexe où les règles légales supplétives, les limites d’ordre public et la liberté statutaire s’entremêlent. Une rédaction précise des statuts est indispensable pour anticiper les conflits et assurer une gestion fluide de la société. Pour sécuriser la transmission de votre entreprise et la gestion de vos actions démembrées, il est vivement recommandé de faire appel à une expertise en droit bancaire et financier. Notre cabinet peut vous accompagner pour structurer ces opérations et rédiger les clauses adaptées à votre situation.
Sources
- Code civil, notamment les articles 578 et suivants sur l’usufruit, et l’article 1844 sur les droits des associés.
- Code de commerce, notamment les articles L. 225-110 et L. 228-1 et suivants sur les valeurs mobilières.
- Code général des impôts, pour les aspects fiscaux liés à la valorisation et à la cession des droits démembrés.