Lorsque les difficultés d’une entreprise atteignent un point critique, le droit français prévoit des mécanismes spécifiques pour tenter de la redresser ou, si cela n’est plus possible, organiser sa liquidation de manière ordonnée. Au cœur de ces procédures dites collectives (redressement et liquidation judiciaires) se trouve une notion fondamentale : la période suspecte. Son importance pratique est considérable, car elle conditionne la validité de nombreux actes passés par l’entreprise avant l’ouverture formelle de la procédure. Comprendre comment cette période est définie, comment sa date de début est fixée, et quelles actions en justice peuvent en découler est essentiel pour tout dirigeant, créancier ou partenaire d’une entreprise en difficulté. Cet article se propose de détailler ces aspects essentiels du cadre juridique entourant la période suspecte. Pour une vue d’ensemble des enjeux, vous pouvez consulter notre guide général sur la période suspecte et ses conséquences.
Définir la période suspecte : quand commence-t-elle et quand finit-elle ?
La période suspecte, comme son nom l’indique, est une plage de temps durant laquelle les actes passés par le débiteur sont examinés avec une attention particulière. Juridiquement, elle s’étend entre la date de cessation des paiements et la date du jugement qui ouvre la procédure de redressement ou de liquidation judiciaire. C’est une zone grise où l’entreprise, bien que continuant son activité, n’est déjà plus capable de faire face à ses dettes exigibles avec ses actifs disponibles.
La clé de voûte est donc la cessation des paiements. Elle est définie par le Code de commerce comme l’impossibilité pour le débiteur de faire face à son passif exigible avec son actif disponible. Pour une compréhension approfondie de cette définition et de son appréciation, consultez notre article dédié. Il ne s’agit pas d’une simple difficulté passagère de trésorerie, mais d’une situation structurelle où l’entreprise ne peut plus honorer ses dettes arrivées à échéance. C’est la constatation de cet état qui justifie l’ouverture d’un redressement ou d’une liquidation judiciaire.
Il est important de noter que la procédure de sauvegarde, conçue pour anticiper les difficultés avant la cessation des paiements, n’entraîne pas, en principe, l’ouverture d’une période suspecte. Elle est réservée aux entreprises qui, bien qu’en difficulté, ne sont pas encore en cessation des paiements. Toutefois, des exceptions existent. Si, après l’ouverture d’une sauvegarde, il apparaît que l’entreprise était déjà en cessation des paiements, le tribunal convertira la procédure en redressement judiciaire et fixera une date de cessation des paiements, ouvrant ainsi rétroactivement une période suspecte. De même, si la cessation des paiements survient pendant la période d’observation de la sauvegarde ou même pendant l’exécution d’un plan de sauvegarde ou de redressement, une conversion en redressement ou liquidation, ou une résolution du plan suivie d’une nouvelle procédure, peut conduire à la détermination d’une période suspecte.
La date précise de cessation des paiements est déterminante, car la période suspecte commence dès la première heure de ce jour. Tout acte accompli ce jour-là est potentiellement concerné par les règles d’annulation.
La fixation de la date de cessation des paiements : une étape déterminante
La date de cessation des paiements est au cœur du dispositif. Sa fixation détermine le point de départ de la période suspecte et, par conséquent, le sort de nombreux actes juridiques.
C’est le tribunal qui ouvre la procédure de redressement ou de liquidation judiciaire qui fixe cette date. Dans son jugement d’ouverture, il doit se prononcer sur ce point. Cependant, il arrive fréquemment qu’au moment de l’ouverture, le tribunal manque d’informations précises pour dater avec certitude l’apparition de la cessation des paiements. Dans ce cas, la loi prévoit une solution par défaut : la cessation des paiements est réputée être intervenue à la date même du jugement d’ouverture. Théoriquement, il pourrait donc ne pas y avoir de période suspecte si le tribunal ne statue pas explicitement ou fixe la date au jour du jugement.
Mais cette fixation initiale n’est souvent que provisoire. La loi permet au tribunal de modifier cette date ultérieurement, par un ou plusieurs jugements successifs. Le plus souvent, il s’agira de reporter la date en arrière, c’est-à-dire de fixer une date de cessation des paiements antérieure à celle initialement retenue. Pourquoi ? Parce que c’est souvent après l’ouverture de la procédure, grâce aux investigations des mandataires de justice (administrateur, mandataire judiciaire), que l’on découvre des éléments révélant que l’entreprise était en difficulté bien plus tôt qu’on ne le pensait, utilisant parfois des moyens ruineux ou frauduleux pour masquer sa situation.
Cette action en report de la date de cessation des paiements est cependant encadrée. Seuls l’administrateur judiciaire, le mandataire judiciaire (ou le liquidateur en cas de liquidation) et le ministère public peuvent la demander. Ni le débiteur lui-même, ni un créancier, ni même le commissaire à l’exécution du plan (sauf s’il reprend une action initiée avant) ne peuvent saisir le tribunal à cette fin. La procédure exige une assignation du débiteur, qui doit pouvoir se défendre.
Une limite temporelle importante existe : sauf en cas de fraude avérée ou si un accord de conciliation a été homologué avant la procédure, le tribunal ne peut pas reporter la date de cessation des paiements plus de dix-huit mois avant la date du jugement d’ouverture de la procédure. Cette règle vise à assurer une certaine sécurité juridique pour les actes les plus anciens.
L’action en nullité : qui peut agir et comment ?
Une fois la période suspecte délimitée, certains actes accomplis pendant cette période peuvent être annulés. Mais cette annulation n’est jamais automatique, même pour les actes réputés nuls de droit. Elle doit être demandée en justice.
La compétence pour connaître de ces actions en nullité appartient exclusivement au tribunal qui a ouvert la procédure de redressement ou de liquidation judiciaire. Cette compétence est d’ordre public et prime sur les règles de compétence habituelles, même pour des actes concernant des immeubles ou relevant normalement d’autres juridictions (comme le conseil de prud’hommes pour une transaction liée à un licenciement, ou parfois même la juridiction administrative pour certains contrats).
Qui peut demander l’annulation ? Comme pour l’action en report de date, la loi désigne limitativement les personnes ayant qualité pour agir : l’administrateur judiciaire, le mandataire judiciaire (ou le liquidateur), et le ministère public. Le commissaire à l’exécution du plan peut également agir, notamment pour poursuivre une action engagée avant son entrée en fonction ou dans l’intérêt collectif des créanciers. Si le mandataire judiciaire reste inactif malgré une mise en demeure, un créancier contrôleur peut éventuellement agir à sa place.
En revanche, certaines personnes sont exclues :
- Le débiteur lui-même ne peut pas demander la nullité d’un acte qu’il a passé. La loi vise à protéger les créanciers, pas à permettre au débiteur de se dédire facilement.
- Les créanciers, agissant individuellement, ne peuvent pas non plus demander l’annulation d’un acte sur le fondement des nullités de la période suspecte. Ils peuvent cependant, dans certains cas, utiliser l’action paulienne de droit commun si les conditions sont réunies (fraude du débiteur leur causant un préjudice).
- Les cautions ou autres garants ne peuvent pas non plus invoquer ces nullités pour échapper à leurs propres engagements.
L’action en nullité est dirigée contre la personne qui a bénéficié de l’acte litigieux : le cocontractant, le donataire, le créancier payé ou garanti, etc.. La procédure implique généralement une assignation. Si l’acte annulable concerne un droit réel immobilier (vente, hypothèque…), la demande en nullité doit être publiée au service de la publicité foncière pour être recevable.
Il existe deux grandes catégories d’actes susceptibles d’être annulés : ceux qui sont annulés quasi automatiquement (nullités de droit), car leur nature même est suspecte dans ce contexte, et ceux qui ne peuvent être annulés que si certaines conditions sont prouvées (nullités facultatives), notamment la connaissance par le cocontractant de l’état de cessation des paiements. Vous trouverez le détail de ces actes dans nos articles dédiés : Les actes automatiquement annulés pendant la période suspecte (nullités de droit) et Quand un acte peut-il être annulé en période suspecte ? (nullités facultatives).
Une fois prononcé, le jugement annulant un acte a une autorité absolue : il s’impose à tous, y compris aux autres organes de la procédure qui n’auraient pas agi. Les voies de recours classiques, comme l’appel, sont ouvertes aux parties concernées (le bénéficiaire de l’acte, les mandataires de justice déboutés) dans un délai court (dix jours à compter de la signification).
Les effets de l’annulation : retour à la case départ ?
Lorsqu’un acte est annulé par le tribunal sur le fondement des règles de la période suspecte, les conséquences sont importantes et visent principalement à remettre les choses en l’état où elles se trouvaient avant l’acte litigieux.
L’effet principal de la nullité est l’anéantissement rétroactif de l’acte. Cela signifie que l’acte est considéré comme n’ayant jamais existé, non seulement pour l’avenir mais aussi pour le passé. Cette approche est plus radicale que l’ancienne « inopposabilité à la masse » qui existait avant 1985. L’acte annulé disparaît complètement de l’ordonnancement juridique.
La conséquence logique de cet anéantissement est l’obligation de restitution. Les parties doivent rendre ce qu’elles ont reçu en vertu de l’acte annulé.
- Si l’acte portait sur un bien (vente, donation), le bénéficiaire doit le restituer en nature si c’est possible. S’il ne peut pas (par exemple, si le bien a été détruit ou revendu à un tiers de bonne foi protégé par d’autres règles), il devra restituer la valeur correspondante. Le donataire doit aussi restituer les fruits perçus.
- Si l’acte était un paiement, le créancier (l’accipiens) doit restituer les sommes reçues.
- Si l’acte était une garantie (hypothèque, nantissement), celle-ci disparaît purement et simplement. Le créancier redevient chirographaire (simple créancier sans garantie particulière).
Pour le cocontractant dont l’acte est annulé, la situation est souvent difficile. Si l’annulation concerne un paiement qu’il avait reçu, sa créance initiale « renaît » puisque le paiement est effacé. Cependant, cette créance, étant née avant le jugement d’ouverture, doit être déclarée à la procédure collective dans les délais légaux. Or, le jugement d’annulation intervient souvent bien après l’expiration de ces délais. Le créancier risque alors d’être forclos : non seulement il doit rendre ce qu’il a reçu, mais il pourrait aussi perdre définitivement sa créance faute de l’avoir déclarée à temps. La loi prévoit une possibilité de relevé de forclusion si le créancier prouve qu’il était dans l’impossibilité de connaître son obligation avant l’expiration du délai, ce qui pourrait s’appliquer ici, mais ce n’est pas automatique.
De plus, le cocontractant qui doit restituer une somme d’argent ne peut pas invoquer la compensation avec sa propre créance (qui renaît). La dette de restitution est considérée comme indisponible, car elle doit revenir intégralement à la procédure collective.
Le but final de ces annulations est la reconstitution de l’actif du débiteur. Les biens ou sommes récupérés retournent dans le patrimoine de l’entreprise en difficulté. Ils pourront servir soit à financer un plan de redressement, soit à désintéresser l’ensemble des créanciers dans le cadre d’une liquidation, selon un ordre de priorité défini par la loi. L’objectif est de restaurer, autant que possible, l’égalité entre les créanciers mise à mal par les actes suspects.
Enfin, il faut souligner que la nullité produit ses effets erga omnes, c’est-à-dire à l’égard de tous, y compris des tiers qui pourraient avoir acquis des droits postérieurement à l’acte annulé. Par exemple, si une vente est annulée, l’acheteur doit restituer le bien, même s’il l’a déjà revendu à un sous-acquéreur (qui devra lui-même potentiellement restituer, sauf protection spécifique). La protection de la bonne foi ou de l’apparence est souvent écartée dans ce contexte spécifique.
La période suspecte et les actions en nullité qui peuvent en découler constituent un mécanisme complexe mais essentiel du droit des entreprises en difficulté. Il vise à assurer un équilibre entre la nécessité de poursuivre l’activité et la protection des droits des créanciers. Naviguer dans ce cadre juridique demande une expertise pointue.
Pour une analyse personnalisée de votre situation et déterminer si des actes que vous avez passés ou dont vous avez bénéficié pourraient être remis en cause, notre équipe se tient à votre disposition pour une assistance juridique experte et personnalisée.
Sources
- Code de commerce : articles L. 631-1, L. 631-8, L. 632-1 à L. 632-4, L. 622-26, R. 662-10, R. 622-18.