Alors que le droit de la concurrence se concentre souvent sur les agissements d’une seule entreprise hégémonique, une autre forme de puissance sur le marché, plus complexe à appréhender, existe : la position dominante collective. Cette situation se produit lorsque plusieurs entreprises, bien que juridiquement indépendantes, sont capables d’adopter une ligne de conduite commune et de s’affranchir des règles de la concurrence.
Pour les dirigeants de PME ou les entrepreneurs évoluant dans des secteurs concentrés (oligopoles), comprendre cette notion est fondamental. Le risque n’est pas seulement de subir un abus, mais aussi de se voir reprocher une participation à une telle position collective. Déterminer si un groupe d’entreprises détient une telle position est un exercice délicat qui, comme pour la notion d’abus de position dominante individuelle, nécessite une analyse préalable du marché pertinent. Face à la complexité de ces mécanismes, l’assistance d’un avocat expert en droit de la concurrence est souvent indispensable pour évaluer les risques et défendre ses intérêts.
Définition et fondement juridique de la position dominante collective
La notion de position dominante collective est prévue à la fois par le droit français et le droit de l’Union européenne. L’article L. 420-2 du Code de commerce vise l’exploitation abusive par « une entreprise ou un groupe d’entreprises », faisant écho à l’article 102 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) qui interdit le fait pour « une ou plusieurs entreprises » d’exploiter abusivement une position dominante. La jurisprudence a progressivement clarifié les contours de cette notion.
Rappel de la notion d’entreprise et d’unité économique
Avant d’analyser la position d’un groupe, il faut comprendre ce que le droit de la concurrence entend par « entreprise ». La notion est économique avant d’être juridique. Elle désigne une « unité économique », qui peut être constituée de plusieurs personnes morales distinctes, comme une société mère et ses filiales. Si ces filiales ne déterminent pas leur comportement sur le marché de façon autonome mais suivent les instructions de la société mère, l’ensemble est considéré comme une seule entreprise. Dans ce cas, si cette unité économique domine le marché, il s’agira d’une position dominante individuelle et non collective.
Distinction avec la position dominante individuelle
La distinction est fondamentale. La position dominante individuelle est détenue par une seule unité économique. La position dominante collective, elle, est détenue conjointement par plusieurs entreprises qui sont, sur le plan juridique et économique, indépendantes les unes des autres. Le défi pour les autorités de concurrence est de démontrer que ces entités indépendantes se présentent et agissent sur le marché comme une entité collective, sans pour autant qu’il y ait un accord formel entre elles.
Définition de la position dominante collective par les autorités et juridictions
Les autorités et juridictions françaises, s’inspirant de la jurisprudence européenne (notamment les arrêts Kali & Salz et Gencor), définissent la position dominante collective comme une situation où plusieurs entreprises « ont, ensemble, notamment en raison de facteurs de corrélation existant entre elles, le pouvoir d’adopter une même ligne d’action sur le marché et d’agir dans une mesure appréciable indépendamment des autres concurrents, de leur clientèle et, finalement, des consommateurs ». La qualification de position dominante collective implique donc de franchir deux étapes : d’abord, prouver que les entreprises forment une entité collective, ensuite, démontrer que cette entité détient un pouvoir de marché assimilable à celui d’un monopoleur.
Les facteurs de la position dominante collective : une approche alternative
Pour prouver l’existence de cette entité collective, les autorités de concurrence disposent de deux approches alternatives qui ne sont pas cumulatives. La première méthode repose sur l’identification de liens structurels entre les entreprises, couplée à la preuve de l’adoption d’une stratégie commune sur le marché. C’est l’approche la plus directe, mais elle n’est pas toujours applicable.
Les liens ou facteurs de corrélation juridiques entre les entreprises
Cette première approche consiste à identifier des liens concrets et objectifs qui unissent les entreprises. Ces liens peuvent prendre diverses formes et n’ont pas besoin d’être des accords secrets pour être pertinents. Ils doivent simplement être de nature à aligner les intérêts des entreprises et à faciliter une coordination de leurs comportements.
Liens en capital (participations croisées, filiales communes)
Les liens capitalistiques sont un indice fort de corrélation. La création d’une filiale commune, des participations croisées entre entreprises concurrentes ou la présence des mêmes administrateurs dans différents conseils d’administration peuvent signaler une interdépendance. Ces structures peuvent réduire l’incitation à se concurrencer de manière agressive, car les succès d’un concurrent profitent indirectement à l’autre. Par exemple, la Cour d’appel de Paris a déjà considéré que la création d’une filiale commune par deux entreprises suffisait à caractériser un lien structurel entre elles.
Accords formalisés (accords de licence, consortiums)
Des contrats, même parfaitement légaux, peuvent aussi constituer des liens structurels. Un accord de licence peut, par ses clauses, aligner les stratégies commerciales des partenaires. De même, la participation à un consortium ou à un groupement d’intérêt économique peut créer une plateforme d’échanges d’informations et de coordination. L’analyse ne porte pas sur l’illégalité de l’accord lui-même, mais sur sa capacité à créer une solidarité de fait entre les membres de l’oligopole.
L’adoption d’une ligne commune d’action sur le marché
L’existence de liens juridiques ne suffit pas. Il faut démontrer que ces liens ont permis aux entreprises concernées d’adopter une politique commerciale commune. Cette convergence de comportements doit être la conséquence des liens structurels identifiés.
Preuve de l’interdépendance des comportements
La preuve de cette ligne d’action commune est souvent complexe. Elle peut résulter d’un parallélisme de prix qui ne s’explique pas par la simple réaction logique aux conditions du marché. Les autorités peuvent s’appuyer sur des documents internes, des échanges d’informations stratégiques ou des déclarations publiques convergentes. L’objectif est de montrer que les entreprises ne déterminent plus leur stratégie de manière isolée, mais en anticipant et en s’alignant sur les réactions des autres membres de l’oligopole.
Distinguer de l’entente anticoncurrentielle
Il est essentiel de ne pas confondre la position dominante collective avec une entente. L’entente, prohibée par l’article L. 420-1 du Code de commerce, suppose un accord de volontés, une concertation active. La position dominante collective, elle, peut résulter d’une coordination tacite, où chaque entreprise, consciente de son interdépendance avec les autres, trouve rationnel d’aligner son comportement sans qu’un accord explicite soit nécessaire. La jurisprudence est claire : on ne peut pas utiliser les mêmes faits pour qualifier à la fois une entente et une position dominante collective. Cette distinction est cruciale car les régimes de preuve et les implications juridiques diffèrent, notamment pour les entreprises cherchant à comprendre les règles et les risques des pratiques concertées.
L’approche par la structure du marché (critères airtours)
En l’absence de liens juridiques formels, les autorités de concurrence peuvent s’appuyer sur une analyse purement économique de la structure du marché. Cette seconde approche, issue de l’arrêt Airtours du Tribunal de l’Union européenne, repose sur la réunion de trois critères cumulatifs particulièrement stricts.
La structure oligopolistique et la transparence du marché
Le premier critère exige que le marché soit fortement concentré, c’est-à-dire un oligopole avec un nombre réduit d’acteurs. De plus, ce marché doit être suffisamment transparent pour que chaque membre de l’oligopole puisse connaître, rapidement et avec précision, les actions de ses concurrents (par exemple, un changement de prix ou un lancement de produit). Une grande transparence facilite la détection de tout comportement déviant de la ligne de conduite commune et non écrite.
La possibilité d’exercer des représailles sur les entreprises déviantes
Le deuxième critère est celui de la dissuasion. Pour que la coordination tacite soit stable, il doit exister un mécanisme de rétorsion crédible et rapide contre toute entreprise qui tenterait de s’écarter de la ligne commune pour gagner des parts de marché. Cette menace de « punition » (par exemple, une guerre des prix généralisée) doit être suffisamment forte pour que chaque entreprise comprenne qu’elle n’a aucun intérêt à dévier. L’absence d’une telle possibilité de représailles rend la position collective fragile et peu probable.
La non-contestabilité du marché et l’absence de compétition potentielle
Enfin, le troisième critère impose que la coordination de l’oligopole ne soit pas menacée par la concurrence extérieure. Cela signifie que les barrières à l’entrée pour de nouveaux concurrents doivent être élevées. De plus, la concurrence exercée par les entreprises existantes en marge de l’oligopole ou par les clients (contre-pouvoir de la demande) doit être trop faible pour perturber l’équilibre atteint par les membres de la position dominante. Si un nouvel entrant peut facilement pénétrer le marché, ou si de gros clients peuvent mettre les membres de l’oligopole en concurrence, la position collective n’est pas viable.
L’appréciation de la dominance collective : une analyse au cas par cas
La qualification de position dominante collective ne résulte jamais d’une application mécanique des critères. Elle découle d’une analyse globale et concrète, où l’autorité de concurrence examine un faisceau d’indices pour forger sa conviction.
Le rôle des parts de marché cumulées
Comme pour la position dominante individuelle, les parts de marché cumulées des membres de l’oligopole constituent un indice majeur. Une part de marché cumulée très élevée et stable dans le temps (par exemple, supérieure à 80 %) est un indicateur fort de puissance sur le marché. L’Autorité de la concurrence a par exemple considéré que deux entreprises détenant 85 % du marché de la gestion de l’eau se trouvaient en position dominante collective. Cependant, cet indice seul ne suffit pas ; il doit être corroboré par d’autres éléments d’analyse.
L’examen des barrières à l’entrée et des effets de réseau
L’analyse des barrières à l’entrée est au cœur de l’appréciation de la non-contestabilité du marché. Ces barrières peuvent être de nature diverse : réglementaires (licences, autorisations), structurelles (coûts d’investissement irrécupérables élevés, accès exclusif à une technologie ou à une ressource), ou liées à des effets de réseau. Ces derniers sont particulièrement importants dans l’économie numérique : plus une plateforme a d’utilisateurs, plus elle devient attractive, créant une barrière quasi infranchissable pour les nouveaux entrants et renforçant la stabilité des oligopoles en place.
Conséquences juridiques et contentieux de la position dominante collective
Une fois la position dominante collective établie, les entreprises concernées sont soumises aux mêmes obligations qu’une entreprise en position dominante individuelle. Elles ont une responsabilité particulière de ne pas porter atteinte à la concurrence.
L’interdiction de l’exploitation abusive
Ce n’est pas la position dominante collective en elle-même qui est illégale, mais son exploitation abusive. Les membres de l’oligopole ne doivent pas user de leur pouvoir collectif pour évincer des concurrents ou pour imposer des conditions inéquitables à leurs partenaires commerciaux ou aux consommateurs. Les abus peuvent prendre la forme de prix excessifs, de pratiques de fidélisation verrouillant le marché ou de refus de vente concertés. Les pratiques qualifiées d’abus d’exploitation, telles que l’imposition de conditions inéquitables, sont particulièrement scrutées par les autorités.
La charge de la preuve pour les autorités de concurrence
La charge de prouver l’existence d’une position dominante collective et de son abus incombe à l’autorité de concurrence qui poursuit ou au plaignant qui s’en prévaut. Le caractère cumulatif des critères de l’arrêt Airtours et la complexité de l’analyse économique rendent la démonstration particulièrement difficile. Cela explique pourquoi les condamnations pour abus de position dominante collective sont moins fréquentes que celles visant des abus individuels. Pour une entreprise, cela signifie qu’une défense solide, s’appuyant sur une analyse économique et juridique rigoureuse, peut efficacement contester de telles accusations.
La justification des comportements (nouvelle approche)
Dans le cadre d’une approche plus économique du droit de la concurrence, une entreprise mise en cause peut tenter de justifier son comportement. Elle peut chercher à démontrer que la pratique critiquée est objectivement nécessaire ou qu’elle génère des gains d’efficacité (innovation, baisse des coûts) qui profitent in fine aux consommateurs et l’emportent sur les effets restrictifs de concurrence. Cependant, cette voie de défense est étroite et soumise à des conditions strictes : la pratique doit être indispensable pour atteindre l’objectif d’efficacité et ne doit pas éliminer toute concurrence substantielle.
L’analyse d’une position dominante collective est un exercice complexe qui mêle droit et économie. Pour les entreprises opérant sur des marchés concentrés, la vigilance est de mise. Il est essentiel de comprendre non seulement les pratiques à risque, mais aussi la manière dont les autorités raisonnent pour qualifier une telle position. Une analyse approfondie de votre situation concurrentielle et un conseil adapté peuvent s’avérer déterminants. Si vous évoluez dans un secteur oligopolistique et que vous vous interrogez sur vos pratiques ou celles de vos concurrents, n’hésitez pas à contacter notre cabinet pour discuter de vos options.
Sources
- Code de commerce (notamment l’article L. 420-2)
- Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) (notamment l’article 102)
- Jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (notamment les arrêts Kali & Salz, Gencor, Airtours)
- Pratique décisionnelle de l’Autorité de la concurrence